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Chapitre 2 Le mélodrame chinois, entre Shanghai et Hollywood

A) Deux divertissements culturels urbains

2) La structure narrative

Les romans de l’école des « canards mandarins et papillons » représentent également un stéréotype de narration que le mélodrame reprend à son compte. Dans ces romans populaires, l’histoire commence avec la rencontre fortuite entre le lettré et la belle qui tombent amoureux au premier regard. C’est l’homme qui souvent prend l’initiative de porter secours à la belle, qui l’aime en retour. L’homme vil et

91 malveillant, attiré par la beauté de l’héroïne, constitue le premier obstacle à surmonter pour le couple. Le justicier leur vient alors en aide. Les amants promettent de se marier, mais leur union est refusée par les parents (de l’un ou de l’autre), à cause de leur statut social inégal ou de leur différence de richesse. L’issue est heureuse ou dramatique99. Comme pour les personnages types, la structure narrative est imprégnée de l’histoire de la Chine de la première moitié du 20e

siècle. Par exemple, l’autorité d’un Seigneur de la guerre ou les invasions étrangères, économique et militaire, provoquent la séparation des amants... le sacrifice pour la patrie pouvant en être l’issue.

Ces quatre films mélodramatiques, liés ou non aux romans d’amour populaires de l’école des « canards mandarins et papillons », conservent à l’identique le schéma de l’histoire.

Dans chacun d’eux, la rencontre puis l’émergence de l’amour entre le héros et l’héroïne permettent le développement du récit. Dans Larmes et rires du mariage, le film garde la même intrigue principale que le roman originel : les deux protagonistes, le jeune homme aisé et la chanteuse, font connaissance dans la rue et le jeune homme est charmé par la beauté et le talent de la jeune fille. Dans Une actrice sensible la situation est plus complexe, car le film commence par la séparation involontaire du révolutionnaire et de son amoureuse. Le héros, obligé de partir, rencontre une autre femme. Quant aux protagonistes de L’Amour éternel, ils se rencontrent pour la première fois devant un cinéma. Une heureuse coïncidence – la femme va travailler chez l’homme, comme préceptrice – leur permet de vivre une histoire d’amour. Dans

Rose sauvage, l’histoire est typique. Le jeune peintre, dégoûté par une vie urbaine

décadente, quitte sa famille pour la campagne. En route, attiré par la beauté fraîche d’une paysanne, il en tombe amoureux. Celle-ci, travaillant comme modèle pour lui, en apprécie le talent. Dans les films mélodramatiques chinois comme dans les romans populaires, le plus souvent, le coup de foudre frappe d’abord l’homme, ou alors les deux personnages tombent sous le charme l’un de l’autre, simultanément. Le cas

92 d’une protagoniste tombant amoureuse en premier ne survient que rarement. Le fait que le septième art soit d’origine occidentale n’empêche pas le récit de conserver une spécificité chinoise.

Leur amour ne pourra cependant pas durer. Pour diverses raisons, les obstacles venus de l’extérieur s’abattent successivement sur le couple, assurant ainsi la poursuite de l’intrigue : d’un côté, les amoureux poussés au mariage par un amour grandissant ; de l’autre, les personnages ou les événements qui font obstacle à leur passion amoureuse et à leur volonté de mariage (qui pourtant rendrait leur relation légitime). Alors que l’amour se manifeste presque toujours de façon identique, les entraves sont multiples. Dans Larmes et rires du mariage, comme dans Une actrice

sensible, c’est le Seigneur de la guerre qui force la belle à l’épouser ; l’homme, dans L’Amour éternel, est victime d’un mariage arrangé, cependant que la femme est

exploitée par son père ; dans Rose sauvage, c’est la différence sociale qui condamne le mariage. Autant d’éléments qui font croître la tension dramatique.

Quant au dénouement, désenchantées par un amour impossible, les héroïnes décident, sous la pression extérieure ou volontairement, de renoncer à voir l’homme qu’elles aiment. Les films mélodramatiques chinois gardent cette nouveauté des romans de l’école des « canards mandarins et papillons » par rapport aux romans traditionnels. Dans Larmes et rires du mariage, le jeune homme se marie avec une fille qui ressemble à son véritable amour (celle-ci étant devenue folle par la violence du Seigneur de la guerre) ; dans Une actrice sensible, le révolutionnaire épouse sa belle (quant à l’actrice, elle a disparu de la vie de l’homme qu’elle aime) ; dans

L’Amour éternel, la préceptrice quitte Shanghai définitivement, abandonnant son

amour ; la jeune paysanne, dans Rose sauvage, promet, à contre cœur, au père de son amant, de disparaître. Le dénouement, dans ce dernier exemple, est singulier : les jeunes gens, oubliant leur amour, se retrouvent dans la foule qui manifeste contre l’invasion étrangère, le sacrifice pour la patrie se substituant à la passion personnelle.

Ce stéréotype narratif, qui facilite le travail des cinéastes, est très attendu du spectateur – tout comme du lecteur de romans. Ces œuvres ont du succès, car prévisibles, et, en ce sens, rassurantes.

93 3) Les titres des films

Pour ces derniers comme pour les romans populaires, les titres ont souvent un style mélodramatique qui provoque un sentiment d'empathie des spectateurs. Ils peuvent également suggérer le malheur, les épreuves à venir, la morale, tout comme être un indice du métier des protagonistes.

Ainsi, le titre Larmes et rires du mariage montre sans ambiguïté le thème de l’œuvre : le choix impossible de la passion humaine face au destin. Dans Une actrice

sensible, l’auteur met en valeur la femme qui se sacrifie pour l’homme qu’elle aime.

Dans L’Amour éternel, titre et réalité sont antinomiques puisque l’amour des protagonistes est perpétuellement entravé par les contraintes sociales. Dans Rose

sauvage, le titre est à double sens : d’un côté, le réalisateur compare la jeune paysanne

à une rose sauvage, belle, vive et naïve; de l’autre, il symbolise également l’amour entre le peintre et sa muse, pur et naturel au début, évoluant vers l’amour de la patrie. D’autres titres – explicites – reflètent les problèmes des femmes, tels Pauvre

fille et La Renaissance de l’âme (scénarios de Bao Tianxiao), Une mère aimante

(scénario de Cheng Xiaoqing) et La Façon d’être une femme (scénario de Yao Sufeng). C’est donc délibérément que le spectateur se dirige vers ces films.

Pour ceux adaptés de romans de l’école des « canards mandarins et papillons », les studios gardent souvent le titre original ce qui facilite le travail des studios et garantit le succès auprès du public chinois. Cas exceptionnel, l’adaptation cinématographique du roman de Bao Tianxiao, L’Histoire d’un enfant abandonné, est intitulée Petit enfant. En plus, la féminisation des titres (l’apparition des mots comme amour, fleurs, mère, femme, fille) aide à attirer plus facilement un public féminin qui se situe dans une société patriarcale en mouvement et intégrant pleinement le rôle important de la femme.

En résumé, l'analyse de ces trois domaines (personnages types, structure narrative, titre de film) montre deux choses : d'une part, le mélodrame chinois, dès l’époque républicaine, est en quelque sorte un héritier de la culture traditionnelle et

94 populaire du pays, notamment des romans de l’école des « canards mandarins et papillons » ; d'autre part, tout en en imitant les modèles, le ciné-mélodrame se construit un répertoire à part entière.

95 II) Le cinéma occidental et le mélodrame cinématographique chinois

Le cinéma est d’origine occidentale. Au début de son existence, les activités cinématographiques chinoises sont étroitement liées aux activités commerciales occidentales, particulièrement celles des États-Unis.