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La rédaction : rendre compte par l'écriture F.1.

L'écriture occupe un statut particulier tout au long de l'étude, des notes de terrain à la rédaction finale. Elle est ainsi un outil important qui prend une place différente à chaque étape. Au cours des observations, l'écriture est présente à travers la prise de note et le journal de terrain, tenu au moment même de l'étude. Pour cette enquête, différents positionnements dans l'espace ont été mis en place, afin de saisir un maximum d'interactions sociales mais aussi pour ne pas développer une position trop en marge par rapport aux activités de rigueur. Par la suite, toutes les notes prises sont organisées et présentées sous la forme d'un texte, mettant aussi bien en avant des annotations de méthodes que des éléments renvoyant davantage à la théorie. Ces données, une fois consignées, renvoient à des séquences d'observations et ne sont pas nécessairement présentées dans leur ordre chronologique (Peretz, 1998). Ces textes font aussi état de la place du chercheur et des réflexions épistémologiques qui peuvent survenir au cours du terrain. De plus, des parties de conversations peuvent être retranscrites dans ces documents. Ainsi, chaque observation a fait l'objet d'abord de notes de terrain, puis de notes réorganisées, permettant de « s'extraire » de l'observation et de souligner certains faits importants, de méthode ou de théorie. Cette rédaction demande quelques points de régularité, afin d'obtenir un ensemble relativement homogène qui permettra la comparaison. Le présent est le temps employé, ainsi que la forme active. De même, il est important de faire attention à l'importation de « significations exogènes »95, de ne pas entrer dans un ethnocentrisme latent. « Trop souvent, les notes de terrains ethnographiques

manquent de prêter attention aux significations des membres de façon cohérente. Au lieu de quoi, elles importent des catégories exogènes. L'imposition de catégories exogènes produit des descriptions de terrain qui échouent à apprécier à leur juste valeur les significations et les préoccupations locales, et qui tendent à cadrer les événements pour ce qu'ils ne sont pas (c'est-à-dire en référence à des catégories et des standards qui diffèrent de ceux que reconnaissent et emploient les membres). »96

Les informations prises durant l'observation doivent tenir compte d'une certaine réflexion épistémologique : elles permettent de maintenir la notion de « proche-lointain » active, de

95Robert Emerson, Rachel Fretz et Linda Shaw (2010), « Prendre des notes de terrain. Rendre compte des

significations des membres », in Daniel Cefaï (sous la dir. de), L'Engagement ethnographique, op. cit., p. 130.

ne pas faire oublier au chercheur sa position et son raisonnement en termes de réflexivité. Elles sont un support et une aide au terrain, l'écrit aidant à la distanciation nécessaire à l'analyse ultérieure. Enfin, les notes tendent à présenter les interactions observées et donner ainsi du sens aux catégories mobilisées par le groupe dans le contexte de l'échange communicationnel. Ces notes « ne consigneront pas comment les membres parlent de

divers objets sociaux en général et hors contexte, mais comment les membres coproduisent du sens au travers de leurs interactions avec d'autres membres du groupe, comment ils interprètent et organisent effectivement leurs propres actions et celles des autres »97. Cet outil d'écriture employé sur le terrain apparaît comme essentiel et central pour la suite de la recherche. Il permet l'organisation et la réflexivité nécessaire pour la rédaction. Des indications correctement rédigées sont par ailleurs la seule « preuve » du terrain en tant que tel. Pour ces deux raisons, elles doivent être rigoureuses et considérées comme un objet de l'enquête à part entière.

Un autre moment important au cours de l'étude qui mobilise la pratique de l'écrit, est le temps de la rédaction. C'est en effet le moyen qui va servir à rendre compte du travail d'enquête dans son ensemble, mais c'est aussi le média le plus souvent employé, en comparaison des supports vidéos ou audios. Plusieurs raisons peuvent expliquer cette prédominance : d'un point de vue historique, l'écriture est celle qui a vu les débuts de la sociologie et de l'ethnologie. De même, traditionnellement parlant, la recherche scientifique s'expose à travers l'écrit. Les autres supports présentent certains avantages et inconvénients : si l'on s'en tient à l'exemple de la vidéo, cette façon de procéder permet de saisir un morceau de la vie du chercheur sur son terrain, de donner à voir, à proprement parler, la manière dont se déroule l'étude. Le problème souvent évoqué d'un compte rendu par le visuel est celui de la sélection du regard ainsi proposé. La caméra ne peut filmer que d'un seul point de vue et ne donner à voir qu'un événement à la fois. Il ne s'agit pas de discuter des tenants et aboutissants de l'utilisation de tels supports dans le compte rendu de la recherche, mais bien de rappeler que la vidéo et, plus largement, l'utilisation de nouvelles technologies, ne sont pas seules à faire des choix et à centrer le regard du chercheur. En effet, l'écriture, bien qu'elle paraisse exhaustive dans sa manière de rendre compte, est aussi une sélection de la part de celui qui rédige. Il est illusoire de croire que l'écrit peut présenter de manière une et indivisible le travail de terrain. Des sélections sont toujours opérées, ne serait-ce que pour présenter la recherche de manière claire et

organisée. Toute donnée est construite et n'est pas un strict miroir de la réalité ou de l'enquête en tant que telle. Garder ceci en mémoire lors de la rédaction permet d'éviter les sélections abusives et réinstaure un point important de la méthodologie et du recul nécessaire à la compréhension du phénomène étudié. L'idée du tri est à mettre en avant pour signifier cette étape, si l'on retient que « rédiger, c'est trier dans la conscience pour

construire les faits observés »98. Plus précisément, la description utilisée pour rendre compte des observations réalisées en amont apparaît comme une part importante de la rédaction. Comme le rappelle François Laplantine, « décrire, de-scribere, signifie

étymologiquement écrire d'après un modèle, c'est-à-dire procéder à une construction, à un découpage, à une analyse au cours de laquelle on se livre à une mise en ordre […]. La composition intervient dès les carnets de terrains des ethnographes »99 . Le fait de décrire apporte une organisation du réel ainsi qu'une notion de « traduction, au cours de laquelle

le chercheur produit plus qu'il ne reproduit »100 ; la description ajoute une donnée supplémentaire à la simple observation : elle a pour but d'être comprise par autrui et le chercheur doit apporter les codes nécessaires à sa compréhension. L'écriture est, à toutes les étapes de la recherche, mais plus particulièrement lors de la rédaction finale, une

« organisation textuelle du visible » et l'un de ses objectifs est la « lutte contre l'oubli »101 ; puisque le regard est périssable, l'écriture doit permettre la transmission.

Le regard et l'écrit ne sont pas des activités simultanées, mais bien employées successivement, tout en demeurant dépendantes l'une de l'autre. Pour ce qui est de la manière d'intégrer les notes de terrain, en m'appuyant sur les distinctions énoncées par Henri Peretz102, j'ai choisi de privilégier au maximum la méthode qu'il nomme de « Type

A », qui vise à une analyse synthétique et à une reformulation des annotations de terrain. Il

n'est cependant pas exclu d'employer les textes de type « B et B' », qui présentent les notes de façon indépendante de l'analyse qui s'ensuit ; tout est fonction de l'objectif visé et de la place accordée à certaines indications, qui peuvent éclairer de manière singulière ou très précise un point particulier.

Enfin, pour clore cette partie sur la manière de rendre compte, il semble nécessaire de s'arrêter quelques instants sur le principe de l'évaluation de la rédaction finalement

98Jean Peneff (2009), Le Goût de l'observation, Paris, La Découverte, p. 161. 99François Laplantine (2005), La Description..., op. cit., p. 36.

100Ibid., p. 39. 101Ibid., p. 29.

présentée. Tout comme lors de l'enquête de terrain, et peut-être plus encore, le chercheur se doit d'observer une neutralité axiologique, lui permettant de garder ses distances avec le sujet, afin de transmettre des résultats non biaisés. Pourtant, comme le rappelle Daniel Cefaï, « s'il est nécessaire de ne pas choisir son camp, il est impossible de ne pas être

choisi par un camp. L'ethnographe est, par définition, amené à se placer dans la perspective de ses enquêtés, et aussitôt soupçonné de parti-pris à leur égard, souvent mis en demeure de déclarer "de quel bord" il est » 103. C'est effectivement un point auquel j'ai parfois été confrontée, même si la formulation n'était pas énoncée de la même manière. L'écriture, des notes de terrain à la rédaction finale, permet de dissocier les deux personnalités du chercheur : celui qui est in situ, pratiquant l'observation participante, souvent sollicité, parfois pris à partie, sans cesse dépendant du terrain et de son contexte ; et le chercheur employant l'écrit dans le but de présenter de la manière la plus neutre possible ses analyses, « le pari [étant] qu'il est possible de décrire sur un mode naturaliste,

sans dénigrer, ni encenser »104.

Pourtant, le principe de neutralité axiologique au sein de la rédaction est, comme lors du travail de terrain, laissé à la seule appréciation de l'enquêteur, puisque « l'ethnographie

souffre de ne pas disposer d'une "rhétorique de la preuve" aussi puissante que celle de la méthode statistique »105. Il semble pertinent de relever les sept critères d'évaluation proposés par Jack Katz106 pour les textes ethnographiques ; cet auteur souligne les réflexions pouvant être posées quant aux « données » mobilisées, partant du sujet même de la recherche jusqu'au compte rendu. Ces éléments doivent présenter « une absurdité, une

énigme ou un paradoxe », « avoir une valeur stratégique », dans le sens où elles « corroborent explicitement une explication telle qu'elle est proposée, tandis qu'elles infirment, dans le même mouvement, une explication alternative », elles doivent aussi être « riches et variées » afin de faciliter « la disqualification d'hypothèses concurrentes »,

elles ont pour objectif d'être « révélatrices » et doivent être « situées ». Enfin, lors de la phase de rédaction, les données concourent à une description « esthétique, vivante et

colorée » et « rendent compte de moments poignants ». Ces différents niveaux permettent

de confronter la recherche à plusieurs critères visant à améliorer la production

103Daniel Cefaï (2010), « Bien décrire pour mieux expliquer », in Daniel Cefaï (sous la dir. de),

L'Engagement ethnographique, op. cit., p. 38.

104 Ibid., p. 39. 105 Ibid.

106Jack Katz (2010), « Du comment au pourquoi. Description lumineuse et inférence causale en

ethnographique. Ces conceptions ont servi en quelque sorte d'auto-évaluation, dans le but de rédiger un texte cohérent ethnographiquement parlant.

L'écriture est une manière de rendre compte du travail de terrain et l'outil principal du chercheur en sciences humaines d'une façon générale ; elle permet la prise de note puis la présentation des travaux et leur transmission. Pour ces raisons, elle se doit de respecter certaines règles afin de conserver un regard neutre sur l'objet de la recherche. Toutefois, l'écrit n'est pas le seul instrument au service de l'ethnographe. Il ne convient pas de tous les aborder mais de présenter celui qui a été utile au cours de l'enquête, à savoir la photographie.

Les photographies : rendre compte par le visuel