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III. Analyses transversales

3. La question de la conciliation

Une remarque liminaire est nécessaire pour donner sens aux analyses proposées et aux positions prises : la plupart des entreprises enquêtées se situent en milieu rural, sont parfois le plus gros employeur ou le seul véritable employeur de la commune, parfois les deux membres du couple y travaillent. Les salariés vivent en général non loin de leur entreprise qui est pour eux relativement facile d’accès. Souvent, les salariés sont originaires du lieu ; ils y ont donc des attaches familiales plus ou moins importantes, souvent une propriété, en héritage ou, plus fréquemment, une construction neuve.

Des temps maîtrisés ? Des temps contraints mais articulés

Ce qui, d’une certaine manière, peut surprendre l’enquêteur (ou l’enquêtrice) est l’apparente maîtrise de leurs temps qu’expriment ses interlocutrices. « Elles gèrent ». La conciliation n’est pas vraiment un problème. Voire… Très peu d’interlocutrices opposent les contraintes domestiques aux contraintes professionnelles ; cela semble faire partie d’un tout dans lequel les temps sont organisés, dans la production par l’entreprise, dans la sphère domestique par la famille, éventuellement élargie à des voisins ou amis dans le village, sous la contrainte des temps productifs. En fait, l’organisation de la sphère domestique conditionne l’organisation de l’activité productive qui, en retour, détermine les conditions de mobilisation de la sphère domestique.

Alors que les exigences de flexibilité n’ont jamais été aussi fortes depuis les Trente Glorieuses, les salariées semblent s’être organisées pour absorber la variabilité des horaires dans leur organisation familiale. Elles supportent des prévisions d’horaires sur une semaine, au maximum ; elles sont prêtes à travailler la nuit, certaines considèrent que c’est la meilleure façon de concilier le travail et les tâches domestiques. Et si elles sont prêtes à mettre tout de même leur santé en péril, c’est pour la différence de salaire significative que procure le travail de nuit. La conciliation est conditionnée par les besoins de la sphère reproductive.

Le temps de ces salariées est un temps totalement organisé sous double contrainte, et pourtant aussi totalement assumé ; ceci d’autant plus que l’entreprise est parfois la seule perspective d’emploi dans la commune et que ces familles se sont endettées pour accéder à la propriété. « On a construit » revient souvent dans l’entretien comme pour s’excuser d’être prête à de tels sacrifices. Ainsi, on ne perçoit ni facilité, ni fatalité. Certaines reconnaissent toutefois que, à l’arrivée des enfants, soit elles se sont arrêtées quelques années de travailler, soit elles ont cherché un emploi plus compatible avec les exigences de ces enfants, gardienne à domicile par exemple.

Une double articulation apparaît entre la sphère de production ou la sphère professionnelle et sphère de la reproduction (selon la terminologie marxienne) ou sphère domestique, le nœud de l’articulation étant constitué par le temps de travail6 (Schéma 1) : entre le temps de travail professionnel et le temps domestique, entre le surcroît de salaire occasionné par le 3x8 (et le travail de nuit) et le surcroît de dépense qu’occasionne l’accès à la propriété. Et de même que la salariée est prête à travailler davantage pour augmenter ses ressources, elle doit être prête à élargir le réseau relationnel qui prendra en charge ses enfants. Ce « tout » de l’articulation domestique / productif se reflète dans les univers mentaux de ces femmes qui permettent de donner une sorte de cohérence à des tensions et des difficultés bien réelles (ce qui n’apparaît pas dans le schéma ci-dessous, d’un matérialisme élémentaire).

Schéma 1. L’interdépendance entre les 2 sphères Conditions sociales de disponibilité

des capacités de travail Besoins de la production Besoins de la reproduction Durée et usage des capacités de travail

À Collebois, en milieu rural, il y a le projet d’aménager une maison attenante à l’usine en une sorte de halte-garderie temporaire, une « garderie-soudure », devant servir soit à concilier les temps de travail des deux parents (appartenant à des équipes distinctes impliquant un chevauchement), soit à concilier les temps scolaires et les temps professionnels des parents, de la mère notamment. « Parfois mon

enfant reste une heure dans la voiture à m’attendre après la sortie de l’école… ». Et, à la différence des

grandes villes, les écoles sont rarement organisées pour accueillir les enfants dès 7h30 le matin. Ainsi, moins organisée apparemment que ses salariées, une DRH nous avoue qu’elle serait incapable de venir travailler à 8h le matin, avec l’école de son enfant qui ouvre à 8h05, et qu’elle se demande parfois « comment font les opératrices » dans son propre établissement.

Quelles limites à cette « gestion » de ses différents temps sous contrainte productive ?

La formation. Nos interlocutrices sont rarement prêtes à prendre du temps sur leur temps hors travail

(professionnel) pour se former surtout si cela doit durer longtemps (c’est le cas d’une formation qualifiante), et se dérouler parfois loin de l’entreprise donc du domicile. Cette difficulté est d’autant plus ressentie que la formation occasionne une autre sorte de coût, psychologique et cognitif, pour des filles rétives aux apprentissages industriels, orientées sans enthousiasme vers ces secteurs d’activité.

Les enfants et les besoins de la sphère domestique. Les femmes qui ont les parcours les plus

novateurs ont un seul enfant, ou davantage mais déjà grands, ou pas encore d’enfant. Il n’y a donc plus ou pas de “charge“ d’enfants. Il est difficile de ne pas relever cette tension entre les contraintes domestiques et les parcours professionnels : souvent les premières sont traduites en une certaine idée des ressources nécessaires au foyer qui est déterminante dans les comportements d’activité et les aspirations en termes d’emploi, alors que les seconds sont ressentis comme une sorte de réalisation de soi.

Cette investigation fait immanquablement penser à une autre enquête menée récemment par une équipe très similaire du BETA-Céreq sur la question de la conciliation dans l’hôtellerie restauration7. Sommairement, deux différences apparaissent : temps professionnel et temps domestique sont nettement opposés, au point que les personnes interrogées sont soit seule, soit sans enfant, n’envisagent d’avoir des enfants qu’à la condition de pouvoir s’arrêter de travailler ou de trouver un emploi avec des horaires plus compatibles avec la garde de l’enfant (restauration collective par exemple). De même le temps de travail journalier est perçu comme totalement incompatible avec le temps de travail (amplitudes horaires, « coupure » de l’après-midi). Par ailleurs, les personnes

7 Deux contributions à l’étude coordonnée par C. Guégnard, À la recherche d’une conciliation des temps professionnels et

temps personnels dans l’hôtellerie-restauration, font état de cette enquête : l’une collective de l’équipe du BETA-Céreq au

rapport intermédiaire, Céreq, octobre 2003, pp.111-131 ; l’autre, individuelle, de E. Triby : « Le travail entre sphère publique et sphère privée », décembre 2003, coll. Relief, Céreq, pp.27-38.

Sphère domestique

Sphère productive

rencontrées ne paraissent pas avoir de maîtrise sur le temps. Tout se passe comme si les contraintes productives pesant sur le temps pouvaient s’intégrer plus facilement au mode de vie des salariées de l’industrie (en milieu plutôt rural), leurs « contraintes reproductives », que les contraintes sociales pesant sur le travail dans l’hôtellerie-restauration ne pouvaient être intégrées au mode de vie de jeunes urbains.

4. Les représentations de la mixité : de l’évolution des mentalités