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Chapitre 2 : Types d’intercompréhension, stratégies et facteur âge

III. La question de l’âge en didactique des langues

Dans les recherches menées sur le processus d’acquisition/apprentissage des langues, la plupart des chercheurs s’accordent à dire que l’on a tendance à atteindre un niveau de compétence supérieur si l’apprentissage de la langue commence à un âge précoce. Toutefois, il n’est pas encore clair si cette différence est due à une « période critique » ou plutôt à d’autres facteurs plus généraux (Singleton, 2003 : 1).

3.1.2. Un « âge critique » pour l’acquisition des langues

L’une des positions majeures concernant l’acquisition des langues est que s’il est vrai que plus tôt on commence à apprendre une langue, meilleurs seront les résultats obtenus, cela serait dû à l’existence d’une période critique pendant laquelle « la sensibilité à l’input langagier est plus grande qu’à d’autres [moments] de l’existence » (Bongaerts, 2003 : 1). D’après Colombo (1982, in ibid. : 2), en effet, « l’organisme est plus sensible à la stimulation de l’environnement pendant une période critique qu’à d’autres moments de sa vie ». Cette période se caractérise alors par le fait qu’elle s’intéresse à un comportement particulier, qu’elle a une durée limitée avec un début et une fin prédéterminées et qu’elle constitue une sorte de limite au-delà de laquelle ce comportement ne peut plus être acquis (Singleton, 2003 : 1). D’après Lenneberg

58 Traduction réalisée par nos soins.

(1967, in ibid. : 1-2), elle commencerait à l’âge de deux ans et se terminerait au moment de la puberté. Cependant, d’autres chercheurs (Ramus, Nespor & Mehler, 1999, in ibid. : 2) prétendent que cette phase débute quand l’on est encore un fœtus : dans l’utérus le bébé serait déjà capable de distinguer certains sons. De même, il se peut qu’il existe plusieurs degrés de sensibilité à l’input langagier pendant cette période critique. Ainsi, alors que « pour certains [auteurs], le niveau de sensibilité est constant, pour d’autres, cette sensibilité est maximale à un moment bien particulier, puis elle diminue régulièrement »59

(Bongaerts, 2003 : 2).

Quoi qu’il en soit, tout le monde n’est pas d’accord sur quelles pourraient être les implications d’une telle période sur l’acquisition d’une langue seconde. Pour certains, l’apprentissage d’une langue en dehors de cette période empêcherait d’acquérir des compétences semblables à celles d’un natif (Scovel, 1988, in Granfeldt, 2016 : 34 ; Singleton, 2003 : ibid.), d’autant plus que la plasticité cérébrale diminue avec la « maturité neurologique » (Long, 1990, Patkowski, 1994, in Bongaerts, 2003 : 1). Pour d’autres, au contraire, cela implique que « l’apprentissage exigera plus d’efforts conscients qu’auparavant » (Singleton, 2003 : ibid. ; Lenneberg, 1967, in Granfeldt, 2016 : ibid.). Enfin, il y a des chercheurs qui croient qu’après cette période de maturation, l’apprentissage se fait simplement par des mécanismes différents de ceux concernés par l’acquisition de la langue première (Singleton, 2003 : ibid.). En tous cas, si cette période critique existait vraiment, les effets de l’âge évolueraient de la manière suivante (Bongaerts, 2003 : 2) :

1. Les apprenants démarrant très tôt dans l’enfance devraient tous atteindre la compétence du natif ;

2. Il existerait un déclin graduel dans la performance langagière quand approche l’âge auquel se termine la période de sensibilité plus aiguë. En d’autres termes, la corrélation entre l’âge d’acquisition et la performance langagière devrait être négative pendant cette période ;

3. On devrait trouver une discontinuité dans la performance au moment de la fin de la période de sensibilité plus intense ;

4. Pour les apprenants qui débutent après la fin de la période critique, on ne devrait plus trouver de corrélation entre l’âge d’acquisition et la compétence langagière ;

5. Un niveau de performance analogue à celui des natifs ne devrait pas pouvoir être atteint par les apprenants au-delà de la période critique ; 6. Il faudrait de plus s’attendre à ce que ces contraintes sur le niveau finalement

atteint s’appliquent de manière universelle et, par conséquent, les effets mentionnés ci-dessus devraient être observables pour toutes les combinaisons de L1 / L2.60

59 Bongaerts reprend ici les propos de Bornstein (1989). 60 Modification du format (gras).

3.2.2. D’autres facteurs impliqués dans le processus d’acquisition

Cependant, certains chercheurs estiment que l’on ne peut pas défendre cette théorie à tout prix puisqu’il y a bien des facteurs autres qui agissent dans le processus d’acquisition/apprentissage d’une langue (Singleton, 1989 ; Harley & Wang, 1997, in Bongaerts, 2003 : 1). Tandis que Scovel (1988, in Singleton, 2003 : 2) affirmait que les apprenants tardifs ne pourraient jamais « se faire passer par des natifs phonologiquement »61

, Bongaerts (2003 : 7), en recueillant plusieurs études menées sur la prononciation en langue seconde, s’aperçoit que cela n’est pas toujours vrai. Il constate en effet que :

1. Un début d’acquisition précoce ne garantit pas une prononciation de natif ; 2. On ne constate pas toujours de discontinuité de performance à un âge donné ; 3. On observe une relation négative entre l’âge de première exposition et la

compétence terminale non seulement avant mais aussi après la fin de l’hypothétique période critique ;

4. On a pu identifier des apprenants avec une prononciation de natif malgré un début d’acquisition tardif, i.e. après la fin des prétendus âges critiques ; 5. Chez les apprenants, les combinaisons spécifiques de L1 et L2 jouent un rôle

important sur la compétence terminale en L2.62

Par conséquent, on se doute que la capacité à apprendre une nouvelle langue peut dépendre en bonne partie de l’individu (Singleton, 2003 : 4), des langues qui font partie de son répertoire verbal, ainsi que de la relation qu’il entretient avec la langue cible. L’apprentissage se fait-il en milieu homoglotte (dans un pays où cette langue est parlée) ou hétéroglotte (dans un pays où cette langue n’est pas parlée) ? A quel type de langue le sujet est-il exposé ? Comment a lieu et combien de temps dure cette exposition ? Les chercheurs ont en effet démontré que la quantité d’input disponible en langue seconde « conditionne fortement la compétence finale en langue seconde » (Bongaerts, 2003 : 7) et que si l’intensité d’utilisation de la langue seconde est supérieure à celle de la langue première, alors le niveau de compétence final sera plus élevé (ibid. : 7-8). Ainsi, certains spécialistes (Yeni-Komshian et al., 2000 ; Flege, 2002, in ibid. : 8) ont voulu mener de nouvelles études sur la prononciation en langue seconde qui ont montré que l’on ne devrait pas parler de période critique, mais plutôt d’« état de développement de la langue première »63

. En effet, s’il y a bien des différences de compétences entre les apprenants, elles

61 Traduction réalisée par nos soins. 62 Modification du format (gras).

63 « D’autres analyses menées par Flege et ses collaborateurs sur la prononciation de l’anglais L2 et de la L1 d’immigrants coréens (Yeni-Komshian et al., 2000 ; Flege, 2002) ont mis en évidence une relation entre âge d’arrivée et scores de prononciation en anglais et coréen : la prononciation anglaise des arrivants les plus jeunes (1 à 5 ans) a été jugée proche de celle des anglophones natifs et leur prononciation du coréen clairement porteuse d’accent ; de leur côté, les arrivants les plus tardifs avaient un fort accent en anglais, mais leur coréen ressemblait à celui de coréanophones monolingues. Quant aux arrivants d’âge intermédiaire, leur anglais n’atteignait pas la qualité de celui d’anglophones natifs et leur coréen était également jugé moins bon que celui de coréanophones monolingues. Un tel résultat pourrait bien suggérer que ce n’est pas l’âge d’arrivée en soi, mais plutôt le

sont dues à une construction moins solide du système phonétique en langue maternelle ou à une exposition moindre à celle-ci et non pas à leur âge.

3.2. L’âge adulte : un atout en intercompréhension ?

En partant de ces constatations, nous essayerons maintenant de voir pourquoi, au contraire, l’âge avancé pourrait être bénéfique dans un travail d’intercompréhension.

3.2.1. L’apprentissage à l’âge adulte

Certains travaux (DeKeyser, 2000 ; Harley & Hart, 1997, in Singleton, 2003 : 3) ont permis d’observer que les apprenants tardifs peuvent parfois obtenir de meilleurs résultats que les apprenants précoces car ils arrivent à mieux se servir et à s’appuyer davantage sur leur capacité d’analyse verbale et grammaticale. Il s’agit de compétences que l’on développe avec le temps et grâce à la maturation, mais qui dépendent également du développement cognitif général de l’individu (Singleton : 2003 : 3). Il a en effet été démontré que plus on vieillit, plus on devient lent et plus notre mémoire se détériore mais que « nos connaissances générales et notre maîtrise du langage s’améliorent, ainsi que la capacité à résoudre des problèmes de manière originale » (OCDE, 2007 : 228). D’un côté, le vocabulaire et les connaissances sémantiques semblent augmenter avec l’âge. D’un autre côté, on a constaté une modification au niveau des priorités assignées aux tâches et des types de stratégies employées (ibid. : 229).

Il se doit alors de distinguer deux types d’intelligence : l’intelligence fluide, qui décline vers la quarantaine, et l’intelligence cristallisée (Castell, 1963) qui, « en revanche, reste stable – voire augmente » avec l’âge (ibid. : 228). Ce serait justement cette deuxième intelligence qui, selon nous, pourrait être déterminante dans un travail de compréhension. Si « les adultes âgés dispos[ent] d’une meilleure connaissance du monde et de compétences verbales supérieures », n’auraient-ils pas plus de chances et d’outils pour comprendre une langue qu’ils n’ont jamais étudiée ?

3.2.2. Quels impacts en intercompréhension ?

Alors, en sachant qu’en intercompréhension l’apprentissage de la nouvelle langue est lié à un tas de facteurs dépendant de l’individu, on se demande si l’âge (et les connaissances qu’il comporte : état de développement de la langue maternelle, connaissances sur le monde, etc.) ne

développement relatif du système phonétique de L1 en fonction de l’âge, qui constituerait un facteur clé dans le niveau finalement atteint (voir Flege et al., 1999 ; Yeni-Komshian et al., 2000) » (Bongaerts, 2003 : 7).

ferait pas partie de ceux-ci. Contrairement aux travaux sur la période critique, cette approche ne se demande pas si ce facteur influe sur le développement d’une compétence plus ou moins similaire à celle d’un natif, celui-ci n’étant pas son but. L’intercompréhension cherche plutôt à savoir si l’âge peut faciliter la compréhension de langues inconnues.

Nous supposons que ce sont les adultes et non pas les enfants à avoir le plus de chances de réussir car, comme nous venons de l’expliquer, en s’appuyant sur leur bagage de connaissances et d’expériences personnelles ils auront normalement plus d’éléments, de ressources et de stratégies à exploiter pour la compréhension.

Enfin, il nous semble judicieux de rappeler que cette approche, à l’inverse des approches communicative et actionnelle, met les individus dans des conditions semblables à celles des enfants. Tout comme ces derniers sont exposés à la langue cible pendant un à deux ans avant de commencer à parler, en intercompréhension on commence toujours par la compréhension et la production n’arrive que bien plus tard, voire jamais. Cette manière de procéder aurait-elle une influence sur l’acquisition de compétences en langue seconde ? Les mécanismes utilisés pourraient-ils être rapprochés de ceux que l’on emploie dans l’apprentissage de notre langue première ? C’est une question à laquelle nous ne pourrons bien entendu pas répondre au travers de notre travail, mais qui mériterait tout de même d’être creusée.