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Chapitre 4 : Analyse des données et discussion

I. Transparence ou opacité : des stratégies transversales

1.1. Mettre à profit ses connaissances préalables

1.1.3. L’inférence d’élaboration

S’appuyer sur ses connaissances préalables ne veut pas toujours dire mettre en place des transferts. S’il n’y a pas de ressemblance – orthographique ou phonologique qu’elle soit – entre les langues, on a recours aux inférences. Celles-ci sont dites, nous le rappelons, inférences d’élaboration, lorsque l’on fait des associations avec des informations stockées dans notre mémoire.

Stéphane semble posséder une culture générale plus riche par rapport aux autres sujets car c’est celui qui a eu le plus recours à ces stratégies :

Un gruppo di antifascisti veneti

[veneti] ben j’hésitais entre Venise, ben la province de Venise et le verbe ‘venir’. Mais c’est là au début où j’ai compris en disait c’était ‘il y a 150 manifestations’. Donc après j’ai fait un espèce de XXX, mais comme après c’était pas 150 manifestations je suis pas sûr du tout de moi. Donc j’ai l’impression qu’il y a un groupe d’antifascistes qui est venu exprès pour cette manifestation, mais je pense que j’invente beaucoup !

(Stéphane, Texte 1)

È la risposta al raid compiuto da Luca Traini che sabato

Donc vu que c’est une manifestation contre le fascisme et le racisme, je suppose qu’il y a eu [lykatʁeni] qui a attaqué six immigrés. Mais pourquoi lui il a fait ça contre les immigrés ? J’ai l’impression qu’il y a l’homicide

scorso ha ferito 6 immigrati dopo l’omicidio di Pamela Mastropietro

d’une [pamelamastʁopjetʁo], voilà ce que je comprends et donc lui pour se venger il a attaqué six immigrés, en associant tous les immigrés aux personnes qui ont attaqué cette personne-là.

(Stéphane, Texte 1)

Oui en partie, car le document sur les manifestations traitait d’une actualité à propos de laquelle j’avais lu un ou deux articles.

(Stéphane, Questionnaire final).

Donne [done] c’est femmes, une chanson italienne… Non c’est pas ça [donadonadona], je sais plus quoi ?

(Stéphane, Texte 2)

Bambino [Pourquoi vous comprenez ce mot ?] Ben déjà il y a ‘bambin’ en français, qui a la même racine, et en plus il y a des chansons de je sais plus qui non ? Ma femme me fait écouter les chansons italiennes pourries des années 60 et 70. Ah et ben tiens, il y a un mois il y a un truc sur Arte sur toute la musique populaire italienne, mais populaire au sens celle qui passe à la télé sur style TF1 et les chansons étaient traduites ! Et j’ai appris plein de trucs. Bon que j’ai oubliés mais si j’entends la chanson je pourrais traduire derrière.

(Stéphane, Texte 2)

En ce qui concerne le premier exemple, il a été le seul à proposer un rapprochement entre ‘veneti’ et ‘Venise’, tandis que les autres l’ont associé directement au verbe ‘venir’. Par conséquent, nous supposons qu’à un moment donné il a dû savoir que l’équivalent de ‘Vénétie’ était ‘Veneto’. Cette connaissance semble donc encore ancrée dans sa mémoire mais – par le discours à nos yeux un peu confus qu’il tient – nous croyons que le contexte l’a déstabilisé.

En revanche, il paraît plus sûr de lui quand il s’agit de comprendre la phrase qui est à la base du sens du texte entier. Comme nous l’avions espéré en sélectionnant un document relatant un fait d’hiver récent, Stéphane s’est appuyé sur les connaissances qu’il avait du sujet pour déchiffrer un passage syntaxiquement complexe dont l’interprétation n’était pas évidente : une forme passive, une relative et trois agents possibles (Luca Traini, les six immigrés et Pamela Mastropietro). Pour avoir plus de chances de bien comprendre cette phrase il était utile de savoir que l’homicide de Pamela Mastropietro n’avait pas été commis par Luca Traini et que son acte était une sorte de vengeance.

De plus, le troisième exemple montre que Stéphane69

a réussi à traduire très vite le mot ‘donne’ [donne] (= femmes) et on découvre que cela est probablement lié au fait qu’il a été exposé à beaucoup de chansons italiennes à travers lesquelles il a acquis de manière plutôt passive un certain nombre de mots.

69 Mathieu arrive à la même traduction, mais en passant par le mot primadonna : « Peut-être grâce à la culture générale, j’ai compris […] le mot ‘donna’ dérivant du terme d’opéra ‘primadonna’, ce qui m’a permis de comprendre le mot ‘femme’ ». (Mathieu, Questionnaire final).

Nous avons en effet remarqué que ces connaissances préalables dont les sujets disposent peuvent être plus ou moins conscientes. Par exemple, Mathieu a été le seul à comprendre – sans savoir exactement pourquoi ou comment – le mot ‘paga’ [paga] (= la paye), employé dans un contexte paraissant obscur et complexe pour tous les autres participants70 :

Una scelta che paga, come sottolinea l'AD Aevarsson.

Et la dernière phrase j’ai beaucoup de mal. Alors ‘AD Aevarsson’, est-ce que c’est quelque chose comme une entreprise de sondage ? Donc les mots rapportés ça serait quelque chose rapporté de AD Aevarsson qui serait peut- être une entreprise de sondage ou quelque chose comme ça. Mais le début de la phrase… [paga] c’est la paye ! [paga] c’est la paye alors… Ouais donc après la virgule [sotolinea] ça doit être ‘souligner’, donc comme le souligne cette entreprise, AD Aevarsson je sais pas ce que c’est. Donc comme le souligne hum hum. Et donc la première partie de cette phrase-là, ‘quelque chose qui paye’ ? Donc quelque chose qui paye ça veut dire que ça marche ! Donc qu’est-ce qui marche ? Ce serait justement d’avoir appliqué cette parité de traitement dans l’entreprise. Et, si j’ai bien compris la deuxième phrase, avec peut-être une majorité de dirigeants qui sont des femmes, ce serait… Alors [skɛlta] j’arrive pas à comprendre le mot, mais ce serait une option, une idée, un choix qui aurait fonctionné. […] [paga] je crois que là c’est connaissance personnelle. [Tu penses l’avoir

entendu quelque part ?] Il me semble que oui parce que sinon j’ai pas de

stratégie pour comprendre ça, à part que c’est oui d’une connaissance personnelle peut-être.

(Mathieu, Texte 2)

Enfin, il faut avouer qu’il est parfois difficile de faire une distinction entre inférence et transfert puisque les connaissances sur lesquelles nos sujets s’appuient se trouvent parfois à mi- chemin entre le linguistique et le culturel :

Ça me parlerait par rapport à – mais je vois pas du tout le rapport dans le contexte si j’ai compris le début – [sabato] ça me parlerait par rapport à un jour férié, un jour… Fin par rapport au Shabatt tu vois, je fais le lien avec ça (Agnès, Texte 1). Ça pourrait parce que [sabat] ça ressemble à [ʃabat] et on sait que le samedi c’est le jour du Shabatt. Donc ça pourrait être samedi (Julie, Texte 1).

Ici, pour comprendre le mot ‘sabato’, Agnès et Julie se sont rappelées que dans la tradition juive le jour du repos est le samedi, qui se dit ‘Shabatt’ [ʃabat] et qui ressemble à [sabato] d’un point de vue orthographique et phonétique. Pouvons-nous alors affirmer qu’il peut y avoir un lien entre ces deux stratégies et que celles-ci peuvent être utilisées simultanément ?

Ces techniques relèvent encore une fois des stratégies dites cognitives – la formulation d’hypothèses et l’inférence à partir de ses connaissances préalables en faisant partie – et sont systématiquement employées par les participants.