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La NatioN PoPULaire

Dans le document Un modèle latino-américain ? (Page 72-78)

À partir de la troisième décennie du xxe siècle s’est progressivement construit dans différents pays latino-américains un nouveau projet de nation associé à une nouvelle conception de qui devait être le l’acteur principal de l’histoire. Celui-ci, contrairement au projet libéral, ne devait plus s’identifier désormais au sujet indi-viduel, mais se définir comme un sujet collectif : le peuple, dont les intérêts se conçoivent comme supérieurs à ceux des individus. La liberté individuelle ne trou-vant alors son plein sens que dans la liberté du peuple. À chaque nation devait correspondre un peuple, forgé dans les luttes émancipatrices pour la justice, repré-senté par un État fort, trouvant son soutien préférentiel dans un parti de masse. Et pour rendre compte de cette transformation, il s’est développé surtout au Mexique et au Brésil, mais peu à peu aussi dans d’autres pays, un méta-récit, ou si l’on veut un mythe : celui du métissage 20. Selon ce mythe, les hiérarchies et les contradic-tions de la société de castes se dissoudraient définitivement par le métissage. Si au xixe siècle le métissage était vu – dans le meilleur des cas – comme un degré, un échelon devant permettre que les Indiens et les Africains puissent atteindre une européanisation nécessaire, au xxe siècle il devait signifier le triomphe d’une nou-velle culture populaire, résultant non de l’assimilation mais d’une fusion créative.

Dans cette nouvelle vision, l’indigénisme institutionnalisé par les gouverne-ments populistes (Obregón et Cárdenas au Mexique, Leguia au Pérou, Villaroel et Paz Estenssoro en Bolivie, Arevalo et Arbenz au Guatemala) devenait le dis-positif idéal permettant de reconnaître l’Indien et en même temps de trouver par des moyens scientifiques la meilleure façon de le racheter et de le transformer en métis 21. Ainsi, le multiculturalisme populiste devait s’entendre comme un dispositif transitionnel. La recherche anthropologique et les concepts « d’acculturation » et de « transculturation », importés de l’académie anglo-saxonne et acclimatés dans les terres latino-américaines, joueront un rôle analytique mais aussi un rôle de jus-tification : les processus de fusion culturelle étaient inévitables, mais les cultures non européennes trouveront leur place par le biais d’une nouvelle race, la « race cosmique », comme devait l’appeler José Vasconcelos au Mexique 22. D’autres émi-nents intellectuels (Gilberto Freyre au Brésil) et hommes politiques (Victor Haya de la Torre au Pérou) partageaient cette idée 23, dont la légitimation publique et géné-ralisée devait se produire lors de la célébration, en 1940, du premier Congrès indi-géniste inter américain, dans la ville de Patzcuaro (Michoacán, Mexique), auquel

20 De la Peña, Guillermo, 2002, « Apuntes de un antropólogo a propósito de la Política Indiana de Juan de Solórzano y Pereyra », in Carlos Herrejón (ed.), Humanismo y ciencia en la forma-ción de México, Zamora, El Colegio de Michoacán / Consejo Nacional de Ciencia y Tecnología, p. 181-196.

21 Favre, Henri, 1996, L’indigénisme, Paris, Presses Universitaires de France (Que sais-je ?, 3088).

22 Vasconcelos, José, 1931, La raza cósmica, Madrid, Espasa-Calpe.

23 Freyre, Gilberto, Casa-grande & senzala, op. cit. ; De la Torre, Haya, 1935, El antiimperialismo y el APRA, Santiago de Chile, Ercilla.

accoururent les représentants de presque tous les gouvernements américains et de plusieurs groupes indigènes. Dans les résolutions de ce congrès, on proclamait la reconnaissance d’une « personnalité indigène » et, en même temps, la nécessité de l’intégrer pleinement à la vie nationale moderne. On rejetait explicitement le modèle de réserve qui avait été développé aux États-Unis. On exaltait aussi la réforme agraire mexicaine, comme un acte de justice et un instrument permettant la création d’agricultures prospères, ainsi que les programmes d’extension des ser-vices publics et de communication. Dans les écoles – qui devaient se multiplier –, l’alphabétisation en langue indigène et ensuite l’apprentissage de l’espagnol ou du portugais devaient rendre accessibles les connaissances scientifiques et tech-niques. De la même manière, on devait fonder dans toutes les régions indigènes des cliniques et mettre en œuvre des programmes de santé. Finalement, les indi-gènes devaient participer en égalité de condition à la vie légale et politique des nations (ce qui supposait la disparition de tout système juridique différencié). Et, pour que ces résolutions soient effectives, chaque pays acceptait de créer un orga-nisme public chargé de les promouvoir, alors que l’on fondait l’Institut indigé-niste interaméricain comme point de convergence et de formulation de politiques communes 24.

En dépit de ces bonnes intentions, les agences indigénistes tarderont à appa-raître et à fonctionner dans chacun des pays – et de fait elles ne surgirent pas partout ni ne furent également efficientes. Quant à l’Institut indigéniste interamé-ricain (III), on le verra convoquer à d’autres congrès internationaux, promouvoir des publications (dont l’importante revue América Indigéna) et défendre avec un succès variable des politiques agraires, éducatives et « acculturatrices ». Plus tard l’III s’intégrera dans la structure de l’Organisation des États américains (OEA) et recevra des appuis de la Banque interaméricaine de développement (BID). La pensée indigéniste s’enrichira à la même époque avec l’œuvre des anthropologues latino-américains les plus reconnus ; parmi eux, le mexicain Gonzalo Aguirre Bel-trán, dont le modèle connu sous le nom de « régions de refuge » fut adopté comme guide de recherche-action 25. Selon ce modèle, les cultures et identités indigènes survivaient dans les régions où la modernité économique et politique n’avait pas pénétré. Cette absence de modernité déterminait une acculturation distorsionnée, où les indigènes n’avaient accès qu’aux éléments de la culture occidentale qui reproduisaient l’asymétrie de pouvoir. Pour cela, l’acculturation pleine, qui donne-rait aux Indiens accès aux ressources stratégiques de la nation, était politiquement et économiquement nécessaire et devait s’obtenir en attaquant les noyaux fonda-mentaux de la domination : la concentration de la propriété de la terre, l’isolement des populations indigènes, l’étroitesse ou l’inexistence du marché, l’exclusion en

24 De la Peña Guillermo, « Social and cultural policies towards indigenous peoples… », art. cit.

25 Aguirre Beltrán, Gonzalo, 1967, Regiones de refugio. El desarrollo de la comunidad y el proceso dominical en Mestizomérica, Mexico, Instituto Nacional Indigenista.

Racines latino-américaines du multiculturalisme matière éducative et médicale, l’idéologie raciste, l’absence de représentation, sans oublier l’accès à la juridiction de l’État. L’indigénisme devait ainsi conclure le processus dialectique qui condensait l’histoire des Amériques : à la ségrégation coloniale (affirmation des différences culturelles) s’était substituée la prétention libérale de nier toutes différences, mais la synthèse du métissage amènera à assu-mer les différences pour les dépasser et établir tant l’unité que l’égalité, non seule-ment légale mais aussi socio-économique.

Dans la pratique, la politique d’acculturation s’associait fréquemment à un paternalisme oppressif qui réaffirmait la subordination indigène. Toutefois, dans beaucoup de régions, il devait aussi contribuer à une plus grande inclusion des groupes ethniques au sein des sociétés nationales. Cela dit, l’indigénisme popu-liste était fondé sur le protectionnisme économique impulsé par la Commission économique pour l’Amérique latine (CEPAL), et qui avait sa plus forte expression dans la politique de substitution des importations. Et, à son tour, l’industrialisa-tion reposait sur un bas coût de la main-d’œuvre en provenance des campagnes.

Les mouvements ruraux qui demandaient la réalisation des promesses agraires – expropriation des latifundios et répartition des terres, mais aussi accès au crédit et aux circuits marchands – renforceront une identité paysanne, de classe, souvent liée d’une manière corporative aux partis populistes. Les indigènes participeront à ces mouvements, de telle sorte que les identités ethniques ne vont pas disparaître mais ne se manifesteront pas en tant que telles, mais par le biais des organisa-tions paysannes. Cependant, à partir des années 1960, l’économie protectionniste commence à perdre son effectivité et, déjà, de nombreux mouvements populaires avaient souffert de la répression. Les élites populistes d’Amérique latine vont alors être progressivement remplacées par des gouvernements ouvertement autoritaires, presque tous dirigés par des militaires. Dans les années 1970, il y eut des tentatives dans certains pays – Mexique, Pérou – de revivre les vieilles politiques et de bran-dir à nouveau les bannières indigénistes, mais ces politiques devaient rapidement connaître l’échec. La crise du pétrole dans les années 1980, ajoutée à la dette externe qui accablait de nombreux gouvernements, rendit évident que le modèle national populaire était arrivé à son terme.

mULticULtUraLiSme NéoLibéraL ?

Deux conventions de l’Organisation internationale du travail (OIT), la première publiée en 1957, la seconde en 1989, montrent le changement radical effectué dans la pensée juridique mondiale au sujet des indigènes durant le déclin du populisme. La première (la convention 107), « Sur la protection et intégration des populations indigènes et des autres populations tribales et semi-tribales dans les pays indépendants », impulsait une politique assimilationniste bien en accord avec

les postulats et pratiques de l’indigénisme populiste. En contraste, la deuxième (la convention 169), « Sur les peuples indigènes et tribaux dans les pays indé-pendants », contraste dès son titre : elle utilise le mot « peuple » (à la place de

« population »), supprime la référence à la « protection » et à l’« intégration » et, dans le texte principal, reconnaît la nécessité « d’assurer que les membres des dits peuples bénéficient, sur un pied d’égalité, des droits et possibilités que la législa-tion nalégisla-tionale accorde aux autres membres de la populalégisla-tion » (art. 2). Bien que la convention 169 n’explicite pas la signification du concept de « peuple » et aver-tisse qu’il ne faut pas lui donner une connotation politique, l’usage de ce concept peut s’inter préter comme une allusion implicite aux documents de l’ONU dans lesquels on parle du droit des peuples à la libre autodétermination. Par ailleurs, dans le texte de la convention 169, on pose – bien qu’en langage prudent – le droit de ces peuples à leurs langues, leurs cultures, leurs normes coutumières et leurs formes de gouvernement. Dans les décennies suivantes, la majorité des pays latino-américains vont adhérer à cette convention et modifier leurs constitutions pour donner place à ces exigences, ou à certaines d’entre elles 26. Pour la première fois dans l’histoire indépendante de ces pays, on reconnaît de manière officielle et même avec ferveur la multiculturalité et la pluriethnicité des nations nées du colonialisme ibérique.

Cette espèce de révolution copernicienne doit se comprendre dans le contexte de la transition démocratique promue par la nouvelle vague des mouvements sociaux, mais aussi dans celui du néolibéralisme imposé, après la crise terminale du protec-tionnisme économique, par ce que l’on a appelé le Consensus de Washington, qui impliquait le démantèlement de nombreuses politiques sociales – en particulier les réformes agraires –, la dérégulation des marchés et le réajustement des économies pour s’intégrer à l’économie globale. De son côté, la société civile demandait la démocratisation des gouvernements, la mise en œuvre de la légalité et le respect des droits de l’homme. Les groupes indigènes vont alors surgir comme des nou-veaux sujets politiques, avec leurs propres définitions et intérêts : désormais, ils ne brandissent pas seulement la bannière de la réforme agraire, mais formulent en plus des demandes ethniques, rejetant l’horizon du métissage et réclamant une identité distincte et une trajectoire propre. Les mouvements indigènes s’alimentent alors de versions alternatives des histoires nationales, des critiques d’intellectuels indigènes formés comme intermédiaires par l’indigénisme, des courants radicaux de l’anthropologie et de l’expérience des mouvements agraires et syndicaux aux-quels ils avaient participé. Les détonateurs du « retour de l’Indien » (selon l’expres-sion de Xavier Albó) furent multiples 27 : mentionnons entre autres la Déclaration de

26 Sieder, Rachel (ed.), 2002, Multiculturalism in Latin America. Indigenous Rights, Diversity and Democracy, Londres, Institute of Latin American Studies / Palgrave Macmillan.

27 Albó, Xavier, 1991, « El retorno del indio », Revista Andina, vol. 9, n° 2, p. 299-345.

Racines latino-américaines du multiculturalisme la Barbade en 1970 et de Tiwanaku en 1978, la création de régions pluriethniques autonomes au Nicaragua en 1987, la déjà mentionnée convention 169 de l’OIT, le Mouvement des 500 ans de résistance en 1992, la révolte du Chiapas en 1994, la déclaration de l’ONU sur les droits indigènes approuvée en 2008… En 1992 surgiront de la même manière des mouvements d’Afro- descendants qui réclament leur propre identité ethnique au sein de la nation.

Christian Gros, au détour de son ample œuvre (une partie d’entre elle compilée dans son livre, Politicas de la etnicidad 28), nous propose les clefs pour analyser et valoriser le surgissement de nouveaux sujets. Il se refuse à mettre sur le même plan les épisodes de violence ethnique et religieuse qui se sont produits, par exemple dans les Balkans, au Moyen-Orient et dans le sud de l’Inde. Dans le cas latino-américain, la violence a été une exception et les mouvements séparatistes n’ont pas davantage prospéré. Ce qui a prédominé dans les mouvements de ce continent est l’intention de participer activement à la nation, mais non comme citoyens de deuxième catégorie contraints de se soumettre à l’acculturation. Dans l’analyse de Christian Gros, l’identité ethnique possède en plus une forte composante per-formative : elle est à la base de discours programmatiques, elle propose des ban-nières pour la mobilisation, elle légitime des droits et des formes de participation.

L’affirmation politique de l’ethnicité représente une alternative pragmatique face au discours, déjà épuisé, du paysan ou de l’ouvrier assimilé à la culture nationale et au populisme corporatiste qui donnait un accès restreint à la citoyenneté. Mais elle ne cherche pas davantage une citoyenneté néolibérale d’individus consom-mateurs, sinon un type de participation qui n’annule pas les libertés civiles mais reconnaît aussi l’importance des droits communautaires. Ainsi s’explique l’appa-rition de processus d’« ethnogenèse » sur l’ensemble du continent américain, au moyen desquels les diverses collectivités (rurales et urbaines) se situent face à l’État et à la société nationale.

Cependant, Christian Gros signale que le « néo-indigénisme multiculturel » dans l’Amérique latine du xxie siècle n’est pas que le résultat de l’action des peuples indigènes, mais représente aussi une nouvelle forme d’intervention des États qui tentent de convertir les leaders ethniques en de simples rouages de leurs programmes, afin de refonder leur hégémonie. En dépit de la reconnaissance juri-dique de la diversité culturelle, les indigènes continuent dans une position de grand désavantage. Il n’est pas rare que les gouvernements utilisent le discours multicul-turel pour se libérer des thèmes de justice sociale, ou qu’ils réduisent la recon-naissance des groupes ethniques à des questions folkloriques et ignorent les droits territoriaux et de représentation politique. Cependant, les changements législatifs peuvent aussi faire l’objet d’une appropriation par les peuples indigènes qui ont été

28 Op. cit.

reconnus (en 2008) par l’Assemblée des Nations unies comme des sujets de droit.

Par cette appropriation, ce que l’on a appelé la « question ethnique » s’est peu à peu transformé en priorité dans les agendas étatiques 29. Mais il reste un long chemin à parcourir : reste encore en suspens le projet égalitaire introduit par l’utopie libé-rale. On ne pourra pas abolir la division de fait en États séparés en Amérique latine sans un multiculturalisme qui contribue au renforcement politique, économique et social des peuples indigènes sur la base de leur participation éminente.

Traduction : Christian Gros et David Dumoulin Kervran

29 Gros, Christian et Striegler, Marie-Claude (éds), 2006, Être indien dans les Amériques, Paris, Éditions de l’Institut des Amériques.

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