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L’émergeNce iNDigèNe

Dans le document Un modèle latino-américain ? (Page 115-121)

Ces vingt dernières années, ont eu lieu dans les sociétés latino-américaines de nombreux phénomènes et changements qui sont déterminants pour comprendre l’émergence de nouvelles identités indigènes. La situation de la population indi-gène, sa vie quotidienne, les communications avec le monde non indiindi-gène, ont en effet évolué en profondeur durant ces dernières décennies. Les diagnostics sur la situation indigène latino-américaine réalisés dans les années soixante et soixante-dix (et même quatre-vingt) ne sont plus utiles aujourd’hui. Percevoir ces change-ments est fondamental pour comprendre l’émergence indigène qui a commencé dans les années quatre-vingt-dix et qui s’est consolidée en ce début de xxie siècle.

L’émergence indigène est principalement due à un réveil des identités eth-niques, une nouvelle conscience d’être indigène et donc à un nouveau mode

d’ap-Commémorations et mémoires subalternes : citoyenneté et émergence indigène au Chili partenance à la vie sociale du pays ou de la société dans lesquels ils vivent. Jusqu’à il y a quelques décennies, les indigènes étaient vus par la société comme des paysans dans leur grande majorité. Ceux des terres basses et chaudes, des forêts profondes, des lieux retirés qu’Aguirre Beltrán appelait les « aires de refuge », et ils étaient considérés comme des « naturels », des « sauvages », des « primitifs », des

« aborigènes » ou simplement des « Indiens ». Et ils se sentaient et se comportaient comme tels. Perçus comme des paysans, ils se voyaient aussi ainsi : comme des paysans. Leurs revendications étaient paysannes, et leurs programmes agraires et agraristes. Et ils se sont unis avec des syndicats et des associations de travailleurs des campagnes, tissant des alliances avec les ouvriers et les prolétaires des villes.

Pendant la période du président Allende, les Mapuches se sont sentis pay-sans. Nombreux d’entre eux s’auto-identifièrent même comme « araucans », le mot « mapuche » n’étant pas utilisé par toutes les organisations. Dans un niveau maximal de conscience, les consejos campesinos (conseils paysans) de Lautaro et de Cunco dans le sud du pays, dominés par le MCR (Movimiento Campesino Revolucionario - Mouvement paysan révolutionnaire), ont toujours initié leurs pro-testations en déclarant « nous paysans mapuches pauvres et paysans pauvres non mapuches, tous les pauvres de la campagne », nous appelons les camarades de la ville à combattre la grande propriété, etc. Le parti communiste, par la bouche de son leader, Juan Chácon Corona, signalait que les Mapuches, dont lui-même faisait partie, étaient des « paysans pauvres avec des éléments culturels propres ». Les camarades de Chácon avec qui nous nous sommes entretenus disent qu’il « était

“aindiado” ou “amapuchado” », ce qui signifie qu’il était descendant de Mapuche, mais sans avoir jamais reconnu son caractère ethnique indigène.

Le mouvement de reconnaissance ethnique initié dans les années quatre-vingt-dix en Amérique latine a contribué à complexifier la trame des frontières ethniques.

Peu à peu, avec timidité au début, on a entendu des voix qui revendiquaient de façon plus entière le caractère ethnique de leurs groupements, de leurs peuples voire de leurs « nations ». La question paysanne s’est effacée en tant qu’élément de distinction et de caractérisation. Divers éléments y ont contribué : la crise dans les systèmes agricoles des petites propriétés, la modernisation des communications, les migrations internationales, et de nombreux autres phénomènes bien connus des spécialistes. Alors, la question, non moins importante, de l’appartenance, des iden-tités s’est posée. Que signifie être indigène au milieu de la modernité, ou du moins dans un environnement marqué par des signes croissants de modernité ?

Vingt ans se sont déjà écoulés depuis 1992, année de célébration des 500 ans de l’arrivée de Christophe Colomb dans les îles des Caraïbes, marquée par des polémiques jusqu’à aujourd’hui. Et il vaudrait la peine de s’interroger sur « l’état de la question ». Plus de vingt ans ont passé aussi depuis le soulèvement indigène en Équateur qui a marqué le véritable lancement de ces nouvelles idées et « narra-tives » sur ce qu’est être « indien » en Amérique latine ; il s’est écoulé un peu moins

de temps depuis la révolte zapatiste au Chiapas, et depuis 1997 on peut parler de révolte mapuche dans le sud du Chili 3.

Au cours de ces vingt années, il ne fait aucun doute qu’il y a eu de nombreux changements mais on peut dire et même affirmer qu’il existe des changements importants dans les nouvelles formes de citoyenneté des indigènes que d’une façon ou d’une autre les indigènes assument ou réclament. Nous percevons trois cou-rants : tout d’abord l’émergence de la « citoyenneté ethnique », dans laquelle les indigènes signalent leur appartenance presque exclusive à un peuple indigène déterminé. Le second type est la « double citoyenneté » dans laquelle les indigènes utilisent indifféremment le fait d’appartenir à une nation ou « société majeure » ou simplement à un « pays », ainsi que leur appartenance à un « peuple indi-gène ». Dans ce cas, le recours à l’ethnicité est généralement pragmatique. Enfin un troisième courant, peut-être le plus répandu, est l’appartenance privilégiée à la « citoyenneté nationale » et la conception de l’ethnicité comme « ancêtre ou origine ».

Il s’agit bien entendu de modèles analytiques qui nous serviront à comprendre un ensemble de conduites et de comportements sociaux et politiques dans les rela-tions entre les indigènes, dans ce cas les Mapuches, la société et l’État.

La comPLexité ethNiqUe rUraLe UrbaiNe

L’écrivain péruvien José María Arguedas était peut-être en avance à l’époque quand il a compris le phénomène qui était en train de se produire dans la popu-lation indigène de son pays, le Pérou. À la fin de ses jours, avant son suicide en 1969, il écrivit et laissa à moitié achevé un livre d’une grande complexité, peut-être le plus riche jamais écrit par un indigéniste latino-américain : El zorro de arriba y el zorro de abajo 4 (Le renard d’en haut et le renard d’en bas). Dans ces textes quelquefois décousus, Arguedas décrit la situation du port de pêche de Chimbote, dans le nord du Pérou, où des centaines voire des milliers d’indigènes de la sierra, l’altiplano bolivien, sont arrivés à la recherche de travail. À cette époque, au début des années soixante-dix, il s’agissait d’un port de pêche avec une expansion

formi-3 L’année 1997 est une date importante car, dans le sud du Chili, l’organisation dénommée Coordinadora Arauco Malleco (coordination Arauco Malleco), CAM, fait son apparition ; elle va changer les stratégies de mobilisation des communautés mapuches, les demandes et les position-nements idéologiques. Jusqu’alors, la grande majorité des organisations créait une alliance avec les gouvernements de la Concertation des partis pour la démocratie qui avait été instaurée par le pacte de Nueva Imperial avec le président Patricio Aylwin. Une organisation dénommée Consejo de Todas las Tierras (Conseil de toutes les terres) s’était déjà écartée de ces accords, mais l’année 1997 rompt radicalement avec le cadre politique existant et initie de nouvelles formes d’action directe.

4 Arguedas, José María, 2002, El zorro de arriba y el zorro de abajo, Caracas, Ediciones Ayacucho.

Commémorations et mémoires subalternes : citoyenneté et émergence indigène au Chili dable et où les conditions de vie étaient très mauvaises : des milliers et des milliers de maisons de cartons éparpillées dans le sable du désert côtier, l’absence d’eau et des conditions sanitaires minimes, une multitude et une confusion linguistique que l’écrivain transforme dans une écriture délirante et quelquefois incompréhensible.

Jouant avec les mythes andins des renards (zorros), celui d’en haut et celui d’en bas de toutes les communautés duales de l’altiplano, il trace un paysage de ce que serait le processus migratoire, de destruction et de reconstruction des communau-tés indigènes, de réapparition de l’Indien dans les villes et les villages, mais désor-mais dans un état de destruction et de réarticulation complexe avec le capitalisme, ainsi que ses expressions linguistiques, par exemple le castillan.

Déjà dans les années soixante-dix, on pouvait commencer à percevoir le phé-nomène de changements qui surviendrait en Amérique latine avec force et en masse dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix. À Lima, je me souviens qu’en 1974, alors que je donnais des cours à l’Université Catholique de cette ville, des manifestations culturelles à caractère indigène émergeaient, mais les anthro-pologues les niaient en raison de leur caractère pseudo-culturel, comme on les qualifiait dans la ville de Lima. Dans un grand amphithéâtre, des milliers de per-sonnes se réunissaient chaque semaine, originaires de « l’intérieur », c’est-à-dire de la sierra indigène du Pérou, pour écouter leurs chanteurs favoris dans un style musical appelé « chicha », qui consistait en des rythmes andins, quelquefois des chansons en quechua, mais avec des instruments électroniques et de grands haut-parleurs. Le « Jilguero del Huascarán » (le chardonneret du Huascarán) chantait assis à son piano électronique, la « Pastorita huarasina » (la bergère du mont Hua-rasina) était merveilleuse car elle chantait des chansons aux paroles entraînantes, mais avec la hauteur de la voix quechua. Les vêtements étaient une sorte d’adap-tation des anciens vêtements andins, souvent ce que l’on pensait qu’auraient été les vêtements « incas », à la ville, avec des toiles modernes, avec des bouts de plastique, en fait une combinaison d’éléments et de fragments de cultures parmi lesquelles ces personnes transitaient. On pourrait dire qu’il en a toujours été ainsi, mais à partir d’un certain moment, le phénomène migratoire de masse est devenu la caractéristique centrale de ces transformations sociales et culturelles. Et l’aspect le plus intéressant de ces formes culturelles est qu’elles reviennent dans les cam-pagnes. La musique dans les campagnes se remplit, si l’on peut dire, de guitares électriques. C’est là, dans un jeu d’images, que la question indienne se jouerait aujourd’hui dans la majorité des pays latino-américains. Un aller-retour d’identités, d’images superposées, de sons, de récits sans fin, de discours d’une grande com-plexité. Comprendre la question indigène comme un « état de pureté » est aussi absurde que de la comprendre seulement comme « une invention ».

Au Chili, la musique rurale la plus populaire du moment s’appelle « Los Char-ros de Lumaco ». Lumaco est peut-être un des villages qui compte la popula-tion indigène ou mapuche la plus dense du Chili. Son maire, qui porte le nom

de Painiqueo, est indigène, mapuche, et la population de la commune s’identifie comme indigène à près de 80 %. C’est de là que sont originaires ces chanteurs.

Leur musique a des sons mexicains, de là leur nom de « Charros », et des paroles propres à la vie quotidienne des campagnes. Il n’y a pas beaucoup d’ethnicité dans leurs chansons, même aucune. Et on perçoit encore moins de sons « ancestraux » de la musique traditionnelle mapuche. En général, les jeunes n’aiment pas ces sons rythmiques, lourds, fatigants et préfèrent une combinaison plus turbulente de ballades, d’accordéons, de guitares et tout type de bullanga. Différentes versions de ces chanteurs de Lumaco ont émergé et ils font fureur dans les fêtes de villages, à la campagne et dans des lieux où la farouche modernité n’est pas encore arrivée, contrairement à la situation que connaît la majorité du pays 5.

L’urbanisation des sociétés latino-américaines a aussi eu une incidence sur les populations indigènes. Dans de nombreux pays, on peut affirmer que la plupart des indigènes vivent dans les centres urbains.

Ce phénomène est celui qui revêt la plus grande importance économique aujourd’hui dans toutes les zones indigènes latino-américaines, et dans le sud du Chili en particulier. Il n’existe pas de dynamisme économique in situ. On améliore cependant les logements et il existe des programmes d’amélioration de l’éclairage électrique, d’eau potable, et surtout de communication moderne comme l’accès à la téléphonie fixe et surtout le téléphone portable et les connexions à Internet.

Dans les études que nous avons menées dans le sud du Chili, ce phénomène est généralisé dans le secteur de la population mapuche. Les jeunes et les moins jeunes, hommes et femmes, voyagent ou migrent temporairement vers les marchés de travail modernes. De là-bas, ils envoient de l’argent chez eux ou alors, quand les travaux, généralement saisonniers, se terminent, ils rentrent à la maison avec des appareils électrodomestiques, des radios, télévisions, téléphones portables, bref des produits de la phase actuelle de modernité 6.

La population mapuche au Chili selon le dernier recensement de 2002 est d’environ 700 000 personnes, dont seulement 250 000 vivent à la campagne. À Santiago, il y a 300 000 Mapuches, presque autant que dans les campagnes. Cette situation pourrait surprendre : dans un quartier pauvre de la ville de Santiago, entre un terrain de football et une déchetterie, on entend le son cadencé d’un tambour, qui en langue mapuche est connu comme kultrún. Plus de trois cents personnes se

5 La musique mapuche comme telle va rester reléguée au champ du sacré, comme nous avons pu le comprendre dans une étude spécifique réalisée dans le cadre de cette recherche dans les communautés du lac Budi, et qui sera publiée prochainement. La recherche est menée par Natalia Caniguan et Francisca Villarroel.

6 Le calcul réalisé par Pamela Caro et Jimena Valdés du Centro de estudios y desarrollo de la mujer, Cedem, fondé sur l’enquête Casen, estime qu’il existe 8 500 travailleurs environ issus des communautés mapuches à chaque saison du fruit dans la vallée centrale (travail non publié). Le chiffre des femmes employées comme domestiques est très élevé, mais il a été difficile de le calcu-ler. Dans les études de terrain, sans valeur statistique, nous avons observé que dans chaque groupe familial au moins deux personnes travaillent en dehors de « l’économie paysanne ».

Commémorations et mémoires subalternes : citoyenneté et émergence indigène au Chili réunissent autour d’un tronc d’arbre, le rewe ou rehue, réalisant une des cérémo-nies les plus anciennes des indigènes chiliens. Il s’agit du nguillatún 7 dans la ville.

Le chaman est urbain. Les gens qui participent travaillent dans différents postes et fonctions à caractère nettement urbain. Ils ont construit les cabanes avec des bouts de bois, en essayant de rappeler l’espace traditionnel qui a toujours été célébré dans les campagnes libres du sud du pays. Ils ont enterré au milieu un rehue, tronc cérémoniel d’où le chaman ou machi se lève dans un envol vers le wenu mapu, les espaces célestes desquels il rapporte les orientations pour le futur de son peuple.

Les communautés qui dans le passé se nommaient d’après des noms totémiques d’animaux, de pierres, de fleuves, se réfèrent aujourd’hui aux noms des pobla-ciones (quartiers) populaires de Santiago. Ils arrivent en véhicules, camionnettes et tout type de transport. La foi semble être la même si ce n’est que les paysages ont violemment changé. Il existe des écoles qui ont initié dans la ville l’éducation interculturelle bilingue et de nombreuses municipalités de Santiago ont créé des

« oficinas de asuntos indígenas » (bureaux d’affaires indigènes). Récemment, en 2007, le Gouvernement a élaboré, avec les organisations urbaines, un plan d’ac-tion pour les indigènes urbains.

La réinterprétation urbaine des cultures indigènes est selon nous la clé pour comprendre le débat autour des nouvelles formes de citoyenneté. Les indigènes apportent leurs cultures au sein des villes et les réinterprètent. Il ne s’agit plus de la culture paysanne des communautés. Elle s’est transformée en autre chose. Pour certains, il peut s’agir d’une pâle copie de ce qui se faisait dans les campagnes.

C’est une opinion esthétique mais non valide culturellement. Dans les villes, on perçoit la présence de religions préhispaniques, de chamans qui proposent des traitements et qui ont une clientèle importante. Il avait pourtant semblé que tout ceci s’était achevé ou n’avait pas lieu dans les « civitas », c’est-à-dire les lieux de

« civilisation ». Le modèle de Sarmiento, le célèbre Argentin qui a marqué de nom-breuses cultures latino-américaines, était plus clair : la civilisation était dans les villes et la barbarie prédominait dans les campagnes. L’urbanisation était un acte civilisateur. Aujourd’hui, force est de reconnaître que les paysages et les concepts commencent à se confondre.

La réinterprétation des cultures rurales dans les villes est une question com-plexe. Car on ne dit pas qu’il n’y a pas eu d’intégration à la vie urbaine. La survie conduit rapidement à s’intégrer aux travaux, à la forme d’être et aux us et coutumes de la ville. Mais ceci ne contraint en rien à perdre la culture de la communauté.

Elle se reconstruit comme un « second texte », subreptice mais de meilleure qualité car c’est lui qui donne un sens à l’action. La vie dans la ville serait insupportable si ce sens des choses n’existait pas, permis par la culture traditionnelle réinterprétée.

7 Cérémonie religieuse qui occupe une place centrale dans les communautés mapuches tradi-tionnelles.

La question mapuche est aujourd’hui le fruit de ce complexe enchevêtrement de coutumes, de mémoires ethniques et de modernité qui habite cette commu-nauté, loin de l’image, très répandue, d’un peuple indigène dans une situation

« originelle » et « pure ». Il ne fait aucun doute que ceux qui voulaient trouver

« l’émeraude perdue » pourraient la trouver véritablement ou de façon fallacieuse dans un recoin de l’Araucanie. Il ne s’agit pourtant pas de la perspective théorique et méthodologique de ces notes.

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