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Dans le document Un modèle latino-américain ? (Page 191-194)

Les considérations antérieures soulignent les défis conceptuels que la Cour constitutionnelle de Colombie a dû penser et résoudre en droit dans différentes situations, notamment celles qui engageaient des conflits entre valeurs constitu-tionnelles fondamentales (le droit à la vie vs le droit à la différence culturelle) ou entre les juridictions indigènes et nationale.

Dans la jurisprudence de la Cour constitutionnelle prédomine l’idée – déjà commentée – de la prépondérance d’une autonomie plus grande selon le degré de conservation des us et coutumes traditionnels, sans tenir suffisamment compte des conditions ethniques des populations amérindiennes en Colombie. Comme nous l’avons déjà mentionné, l’indigène est défini en relation avec une communauté associée à un territoire : si cette personne indigène se trouve, à titre individuel, en dehors de son territoire, on considère qu’elle perd une partie de ses droits eth-niques ; ou le droit à être jugé par sa propre juridiction dans la mesure où elle permet de comprendre « les faits » selon une vision non indigène. Comme si cette situation constituait une transition vers une autre condition ; ou comme si cette condition de modernité était incompatible avec l’identité indigène.

Les indigènes urbains ont compris cette situation. Les Inganos de la ville de Bogotá (dont les premières migrations remontent à près de soixante-dix ans) ont demandé leur reconnaissance comme cabildos urbains. Et les Uitotos – de migra-tion plus récente (la dernière décennie) – perçoivent leur identité en relamigra-tion avec leurs territoires dans l’Amazonie et se considèrent comme les enfants du « tabac et de la coca » 27. Ils s’inscrivent dans un cadre légal qui leur permet d’être reconnus

26 Leurs ancêtres sont originaires de ces groupes teheba. Cette situation explique peut-être, souligne l’experte anthropologue du cas, que les parents aient aussi adopté de nouveaux modèles face à la condition de gémellité. Cf. Sánchez, Esther, 2006, Entre el Juez Supremo y el Dios Sira.

Decisiones Interculturales e interés superior del Niño, tesis de doctorado, Universidad de Ámster-dam, UNICEF, Gente Nueva, Bogotá, Cas 2, p. 217-250.

27 Ibid.

Jurisprudence constitutionnelle et dilemmes face à l’« Indien acculturé » comme des sujets collectifs ; et éventuellement de chercher des protections dans le cadre légal qui leur concède des droits différentiels du reste de la population du pays.

Le dernier recensement (2005) – qui a permis que les citoyens s’autodéfinissent ethniquement – précise qu’au moins un quart de la population indigène nationale (300 000 personnes sur un total d’environ 1 200 000) sont des urbains 28. Dans ce contexte, comment penser leurs droits ethniques sans que cela signifie les forcer à se projeter, à travers des figures fondées dans les imaginaires légaux qui leur ont été imposés de façon séculaire, depuis l’époque coloniale, et selon lesquels l’accès aux villes était perçu comme la perte de leur identité ? Dans les villes, pourraient-ils se référer au principe du droit à leur propre identité ethnique, en vertu duquel leurs droits culturels sont maintenus (droit, par exemple, à la langue ou à une éducation propre) ?

D’autre part, cette nouvelle situation semble déjà manifeste, par exemple dans la ville de Bogotá, car les indigènes qui vivent dans la ville ont, comme les indi-gènes qui vivent dans les resguardos, des droits préférentiels d’accès à l’Université nationale de Colombie. De même, la mairie principale de Bogotá élabore une politique éducative spécifique aux enfants indigènes les plus petits qui se trou-vent dans des centres scolaires. La situation des indigènes urbains et les nouvelles dynamiques d’ethnicité (la transformation croissante des paysans en Indiens, qui se traduit par une augmentation des demandes de reconnaissance de cabildos de indios à Tolima, Cesar, Huila, etc.) constituent un défi majeur pour la Cour en termes d’ajustement de ses paramètres pour comprendre plus clairement, comme le signale Christian Gros, que modernité et indianité ne sont pas des chemins contradictoires et incompatibles, mais qu’« être différent » est une façon d’assumer une condition moderne.

Pour synthétiser, cela permet d’envisager de nouvelles réalités ethniques qui supposent donc de réviser les formes selon lesquelles nous pensons les modes de vie et d’identité des indigènes, ce qui doit se traduire dans de nouvelles modalités de reconnaissance juridique de la part des juges. L’expérience des juges consti-tutionnels en Colombie refonde le champ national ou local. Comme l’a suggéré Boaventura Santos, la reconfiguration des États latino-américains doit se fonder sur de véritables dialogues interculturels, niés pendant près de cinq cents ans ; et sur la prise de conscience que nous faisons face à des problèmes modernes, mais que leurs solutions ne sont pas modernes, dans la mesure où elles ne peuvent pas uni-quement se fonder sur la rationalité dont nous avons hérité des Lumières 29.

28 À partir de ce chiffre, on estime qu’environ 10 % des migrants des villes sont des déplacés en raison du conflit armé.

29 De Souza Santos, Boaventura, 2010, Refundación del Estado en América Latina. Perspectivas desde una epistemología del Sur, Bogotá, Universidad de los Andes-Siglo XXI editores.

Malgré les difficultés et les limites, la Cour constitutionnelle et les experts anthropologues, qui l’aident dans son travail, agissent dans cette nouvelle dyna-mique émancipatrice. Comme l’a signalé le professeur Gros, un des principaux défis est de construire une base sociétale fondée sur des principes communs selon lesquels les citoyens « disposent de leur espace légitime, mais doivent aussi adhérer librement à leur groupe d’origine, avec ses solidarités “particularistes” », recherchant ainsi son soutien et valorisant ainsi leur différence 30.

Les perspectives ouvertes par Christian Gros nous ont permis et ont impliqué de penser les nouvelles conditions d’Amérique latine et de Colombie ; les demandes des sociétés indigènes n’aspirent pas à former des groupes à part ; les peuples natifs aspirent à s’intégrer comme citoyens de première catégorie, avec une participa-tion active dans la vie publique et avec des condiparticipa-tions économiques égalitaires, en disposant de leurs espaces d’autonomie juridique et sociale. Il ne fait aucun doute que la pratique et la création d’un nouveau droit font partie intégrante de ce processus.

Traduction : Camille Le Dorze ; relecture : David Dumoulin Kervran

30 Gros, Christian, 2010, Nación, Identidad, violencia, op. cit. p. 115.

FormaLiSer L’iNFormeL, caPter L’éVaNeSceNt ?

juridicisation des normes indigènes et gestion

Dans le document Un modèle latino-américain ? (Page 191-194)