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63 Costumes et accessoires

7.2 La multi-interprétation

Pour qu'il y ait du théâtre, vous n'avez qu'une seconde. Quand vous entrez sur scène, l'histoire se raconte déjà, je veux voir un personnage tout de suite.

Ariane Mnouchkine34

Il suffit d'une bonne entrée, d'un mot, et le public est pris.

Constantin Stanislavski35

Le défi de la direction d'acteurs résidait dans le travail de la multi-interprétation. Mon objectif: arriver à ce que chacun des personnages soit reconnaissable grâce à un signe caractéristique, une attitude ou le ton de la voix. Comme décrit plus haut, dans un premier temps, j'avais déjà imaginé les éléments de costumes et accessoires distinctifs qui permettaient d'identifier la nature de chacun des personnages. Par exemple, le collier de perles devenait le symbole de la mère de Monique. J'ai demandé à la comédienne de jouer

33 cf. Annexe 1 : Entrevues avec des metteurs en scène, p. 62.

34 Josette Ferai, «Rencontres avec Ariane Mnouchkine, Dresser un moment à l'éphémère », XYZ Éditeur,

1995, Montréal, p. 33.

nerveusement avec son collier et d'avoir une attitude très droite, hautaine, le ton sec. En contrepartie, Viviane, la fille de Monique, présentait la même raideur à la fois dans l'attitude et dans le ton. Un peu comme on remarque parfois la ressemblance entre la grand- mère et la petite-fille. Il fallait aussi que les transformations puissent être rapides, surtout que les comédiens et comédiennes avaient leur texte en main. Il n'était pas question qu'ils se changent complètement. La magie devait venir de l'ajout ou du retrait d'un élément, du changement de ton, de voix, de gestes ou d'attitudes. Certains personnages n'avaient pas de costumes distinctifs. Je pense ici à René, le collègue du Prof. Comme toute sa vie se rapporte à sa passion pour la pêche, j'ai tout d'abord pensé à lui faire porter un chapeau de pêcheur. Après un essai, je me suis vite rendu compte de l'inutilité (et du ridicule) de cet accessoire. L'attitude du comédien et son accent étaient tout à fait suffisants pour le rendre facilement reconnaissable. Le père de Louise se transformait par trois moyens : une casquette de baseball et la façon de s'asseoir, penché vers l'avant comme s'il regardait un match à la télé. À chaque fois qu'il prenait la parole, il sifflait très fort avec son sifflet d'arbitre, comme s'il cherchait à couper la parole et à imposer son avis. La mère de Louise, de son côté, portait un tablier très coloré (contrastant avec le personnage terne de la mère de Guillaume) et souriait, regardant le soleil, heureuse, rayonnante d'énergie.

Comme Jean-Michel Girouard devait interpréter de nombreux personnages secondaires, je lui ai demandé de toujours conserver son capuchon relevé quand il jouait Guillaume. Son visage était ainsi souvent dans l'ombre. Sa transformation n'en était que plus contrastante. C'est aussi avec lui que j'ai travaillé la multi-interprétation transgenre avec le personnage de Mlle Cordier, une cliente de Monique. C'était un pari risqué, car je ne voulais surtout pas que la situation tourne au vaudeville. En limitant les accessoires (foulard, sac à main et mouchoir), j'ai demandé au comédien de limiter au maximum les gestes, de jouer une dame réservée, presque gênée et de tenir son sac à main devant elle (lui). Jean-Michel n'a pas changé sa voix, simplement parlé moins fort et plus doucement. Tout à coup, son jeu n'était plus risible mais plutôt attendrissant. Les gens dans la salle souriaient de la situation mais ne se moquaient pas du personnage. Transformation réussie.

Daniel, le mari de Monique, interprété par Serge Bonin, était encore plus subtil dans sa transformation. J'ai demandé au comédien de simplement enlever son veston de professeur

et de s'approcher de sa femme Monique. Je le voulais très neutre, à la manière d'un homme qui garde ses sentiments pour lui. On devait sentir la peine causée par le suicide de son fils mais, en même temps, l'accusation non avouée de la responsabilité de sa femme envers ce geste. Un soupir devait suffire à remplir le silence des mots. Pour la scène de la séparation de Monique et Daniel, qui se fait en deux répliques, j'ai tout d'abord demandé au comédien d'enlever son alliance, une vraie, et de la remettre à sa femme. La comédienne devait ensuite en disposer dans le changement de scène. Au cours d'une répétition où on n'avait pas encore de vraie bague, Serge Bonin a fait semblant de l'enlever et l'a déposé dans la main ouverte de son épouse, interprétée par Véronique Aubut. Une fois son mari parti, sans y penser, la comédienne a ouvert sa main, la regardant comme si elle y voyait l'alliance qui n'y était pas, qui n'y était plus. La justesse de son geste m'a bouleversée. On revenait tout à coup à l'émotion du vide laissé par l'absence du mari qui l'a quittée. Un petit geste anodin mais qui me touchait beaucoup.

Quand j'ai expliqué le personnage de Louise à la comédienne Marie-Hélène Lalande, je lui ai parlé du moment que son personnage s'apprêtait à vivre. Selon moi, tout son personnage était caractérisé par ce passage que nous connaissons toutes soit celui de la jeune fille un peu frivole qui se transforme en femme qui décide de son avenir. Que l'on se marie à un prince ou à un gentil jeune homme sans histoire, le pas est le même. On s'engage dans cette union en connaissant les contraintes que nous imposera, entre autres, la belle-famille. Ce qui m'intéressait, c'est ce pas qu'on franchit, cette maturité qu'on acquiert. Louise pose cette réflexion la veille de ses noces, juste avant de faire le grand saut, en direct à la télévision.

Lors des monologues, j'ai demandé aux comédiens de demeurer attentifs à ce qui se passait autour d'eux et, à la limite, d'y réagir discrètement. Un peu comme on le fait dans une salle d'aéroport où on est témoin de la vie des autres passagers en attente.

Du côté des déplacements, au début j'imaginais des bancs de deux ou trois places, disposés de part et d'autre de la scène, se chevauchant, créant une sorte de chemin en zigzag au milieu. Lorsqu'enfin nous avons reçu les vrais sièges d'aéroport, j'ai eu la surprise d'avoir à travailler avec des bancs de cinq et six places de large avec des tables aux extrémités. Plus

question de passer au travers des sièges, il fallait faire le grand tour par l'extérieur. Étonnamment, cette nouvelle disposition a élargi le jeu tout en réservant des zones très claires pour chacun des personnages. Les comédiens devaient littéralement s'écarter de leur place pour aller rejoindre les autres personnages. Nous avons pu aussi nuancer le jeu en établissant des places pour chacun des personnages secondaires. Étant donné la solidité du mobilier, j'ai pu utiliser cet avantage dans les exutoires (cf. p. 39). Par exemple, dans celui de Guillaume, ce dernier cherchait à s'envoler. Nous avons exploré les possibilités physiques et Jean-Michel Girouard a été en mesure de monter sur les sièges, de s'en servir comme d'un tremplin pour passer d'un banc à l'autre pour finalement se laisser tomber et disparaître à la fin de son exutoire. Louise s'en servait pour danser au début de son exutoire sur la musique techno, seulement éclairée par les projections, un stroboscope et des Glow Sticks (bâtons lumineux) comme on en utilise dans les soirées rave. La mère (Monique) s'est plutôt servie de la table devant elle pour déposer les cailloux tachés de sang qu'elle sortait de son sac de voyage. Une douche de lumière blanche illuminait la table au fini métallique. L'exutoire du Prof s'est plutôt passé devant l'écran et dans le passage du côté jardin. En fait, il refaisait le chemin de sa classe à la prison. À la fin, il revenait, les mains menottées dans le dos, son visage éclairé d'un sourire troublant, comme apaisé.