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Chapitre 3 : La liberté pratique

3.3 La liberté pratique

a) La liberté pratique dans le Canon

D’abord, on peut déjà différencier les deux concepts de liberté par leur domaine d’application. Alors que la liberté transcendantale demeure dans le champ de la cosmologie, la liberté pratique, elle, concerne plus particulièrement l’agir de l’être rationnel. Le champ d’exécution de la liberté pratique est restreint, on s’inscrit dans les actes des êtres rationnels, et non pas simplement dans les relations causales en général. Il faut rappeler que les questions de l’usage pratique de la raison traitent de ce qu’il faut faire, donc évidemment de l’agir. Dans le Canon, on met de côté le concept transcendantal de la liberté, qui est un problème de la raison théorique, pour se concentrer sur le concept pratique de la liberté : « Et à cet égard il est donc à remarquer tout d’abord que je ne me servirai dorénavant du concept de liberté que dans le sens pratique, et que je laisse ici de côté, comme une question traitée plus haut, ce concept entendu dans sa signification transcendantale, lequel ne peut pas être supposé empiriquement comme un principe d’explications des phénomènes, mais constitue lui-même un problème pour la raison135 ».

La liberté pratique n’est pas un problème de la raison théorique, elle est un concept nécessaire au problème de l’agir. Le Canon s’occupera donc de définir la liberté pratique sans avoir à s’attarder au problème théorique de la raison.

Voyons alors comment Kant définit la liberté pratique dans le Canon. D’abord, il le fait d’une façon négative. Agir par liberté, c’est agir indépendamment des impulsions sensibles : « Un arbitre, en effet, est simplement animal (arbitrium brutum) s’il ne peut être déterminé autrement que par des impulsions sensibles, c’est-à-dire pathologiquement. En revanche, celui qui peut être déterminé indépendamment des impulsions sensibles [...] s’appelle le libre arbitre (arbitrium liberum)136 ». Un arbitre simplement animal est

déterminé uniquement par ses impulsions sensibles. Toutes ses actions sont mobilisées par ses instincts naturels, il ne peut pas agir indépendamment de ceux-ci. À l’opposé, un arbitre

135 CRP, p. 656, A 801/B 829. 136 CRP, p. 656, A 802/B 830.

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libre peut agir indépendamment de ses impulsions sensibles. L’être humain est ainsi un libre arbitre, puisqu’il a le pouvoir de choisir un acte sans que celui-ci dépende de mobiles sensibles. Il a la possibilité de ne pas suivre uniquement son instinct naturel au contraire des animaux non-humains.

Cette définition négative de la liberté pratique n’est sans doute pas suffisante. Il faut aussi arriver à la définir d’une manière positive. En effet, si le fait d’être un libre arbitre donne la possibilité de choisir ses actions indépendamment de ses impulsions sensibles, quel est alors le mobile de l’action? En d’autres mots, qu’est-ce qui détermine l’action qui n’est pas faite par impulsion sensible? Pour Kant, ce qui peut déterminer également l’arbitre, c’est la raison : « Une volonté que détermine la raison est liberté137 ». La liberté

pratique, définie de manière positive, est la possibilité de choisir une action selon sa raison. Les êtres humains, en tant qu’êtres rationnels, sont donc doués de liberté : « celui qui peut être déterminé [...] par des mobiles que seule la raison peut se représenter, s’appelle le libre arbitre (arbitrium liberum), et tout ce qui s’y relie, que ce soit comme principe ou comme conséquence, est appelé pratique138 ».

La liberté pratique est ainsi simplement la capacité de se déterminer par la raison et non par le pur instinct naturel. On comprend bien ainsi en quoi la liberté est reliée à la morale : le devoir-faire n’est pas inscrit dans la nature, c’est la raison qui peut le déterminer. Si la raison est ce qui détermine ce qu’il faut faire, et non pas la nature, il faut que l’on puisse choisir de faire une action motivée par la raison, et non laisser la nature déterminer l’action. La liberté pratique nous permet donc de formuler des lois de la raison, des lois objectives pour l’agir et de les choisir comme principes d’action : « C’est la raison qui pose tel ou tel concept comme principe d’action et qui, par le fait même, lui confère une puissance causale. Le devoir-être manifeste donc bien une causalité de la raison, même lorsque la maxime de l’action semble être issue de la sensibilité139 ». La liberté pratique est

137 Carnois, op. cit., p. 51. 138 CRP, p. 656, A 802/B 830. 139 Carnois, op. cit., p. 56.

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donc la relation causale entre la volonté déterminée par la raison et l’action faite dans le sensible. Donc même si le principe posé par la raison est relié au monde sensible – c’est dans le monde sensible que l’action s’inscrit – l’action libre est bel et bien causée par la raison, et non par la nature.140

Bref, le Canon définit la liberté pratique selon ces deux caractéristiques qui sont en fait les deux côtés d’une même médaille : la détermination de la volonté par la raison et non par les impulsions sensibles. Avant de se poser la question à savoir de quelle façon cette liberté pratique est prouvée par Kant, nous voulons retourner en arrière dans la Critique de la raison pure et nous assurer que le concept de liberté pratique tel que décrit dans la Dialectique colle bien au concept proposé dans le Canon.

b) La liberté pratique dans la Dialectique

La Dialectique transcendantale, comme nous l’avons déjà vu, traite des Idées de la raison. Cette section de la Critique n’a donc pas à se pencher sur des concepts pratiques comme celui de la liberté pratique. Toutefois, Kant développe un peu sur la liberté pratique dans la solution à la troisième antinomie pour que l’on puisse la distinguer de la liberté transcendantale. La liberté pratique n’est pas un problème de la raison théorique, il est donc important pour Kant de s’assurer que le conflit de la raison avec elle-même trouve sa solution à travers le bon concept de liberté, c’est-à-dire le concept purement théorique qu’est la liberté transcendantale. Kant sait bien que la liberté signifie aussi cette faculté plutôt psychologique de l’être humain. Le problème de la troisième antinomie ne doit pas s’attarder à cette liberté psychologique, elle est inutile pour soulever l’opposition entre la causalité libre et la causalité naturelle.141

140 Pour ce qui est de savoir si la raison est elle-même possible par causalité libre ou si elle est déterminée par

la nature, c’est une question qui sera traitée au prochain chapitre.

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Kant doit donc définir également la liberté pratique dans l’Antinomie de la raison pure pour s’assurer qu’il n’y ait pas de confusion entre liberté transcendantale et liberté pratique. Voyons cette définition :

« La liberté entendue au sens pratique est l’indépendance de l’arbitre vis-à-vis de la contrainte exercée par les penchants de la sensibilité. Car un arbitre est sensible dans la mesure où il est affecté pathologiquement (par les mobiles de la sensibilité); il est dit animal (arbitrium brutum) quand il peut être pathologiquement nécessité. L’arbitre humain est à vrai dire un arbitrium sensitivum, non point brutum, mais liberum, parce que la sensibilité ne rend pas son action nécessaire, mais que réside dans l’homme un pouvoir de se déterminer par lui-même indépendamment de la contrainte exercée par des penchants sensibles142 ».

On y retrouve presque exactement la même définition que dans le Canon. La liberté pratique, encore une fois, est définie négativement par la capacité pour un arbitre d’agir indépendamment des impulsions sensibles. L’être humain est ainsi libre puisque son caractère sensible ne cause pas nécessairement toutes ses actions.

Mais est-ce que la liberté pratique est définie de façon positive dans la Dialectique? Plus loin dans la solution à la troisième antinomie, Kant développe l’aspect pratique de la liberté. Il introduit le concept du devoir qui est relié non pas à la liberté transcendantale, mais plutôt à la liberté pratique : « Que cette raison possède dès lors une causalité [...] c’est ce qui découle clairement des impératifs que nous prescrivons comme des règles, dans tout le domaine pratique, aux facultés qui exercent leur activité. Le devoir exprime une sorte de nécessité et de liaison avec des fondements qui ne se présentent nulle part ailleurs dans la nature143 ». La raison a le pouvoir de prescrire des impératifs pour l’agir, c’est ce qui définit

le devoir. En effet, le devoir est une règle d’action déterminée par la raison, et non par la sensibilité. Sans que Kant parle explicitement de liberté pratique ici, il décrit tout de même une causalité du domaine pratique déterminée par la raison et non par la nature. On peut donc y trouver une caractérisation positive de la liberté pratique: la possibilité de

142 CRP, p. 496, A 533/B 561. 143 CRP, p. 503, A 547/B 575.

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déterminer son action par la raison. En somme, Kant définit la liberté pratique dans la Dialectique comme l’indépendance de l’arbitre devant les penchants sensibles et la possibilité pour la raison de prescrire des actions.

Maintenant que nous avons parcouru la conception de la liberté pratique dans le Canon et dans la Dialectique, nous pouvons avoir une bonne idée du concept général dans toute la première Critique. Même si la liberté pratique est plus précisément et plus explicitement définie dans le Canon que dans la Dialectique, on peut reconnaître les mêmes caractéristiques dans ces deux sections. D’une part, les deux définissent la liberté pratique d’une façon négative: l’indépendance de l’arbitre à agir uniquement selon des déterminations sensibles. Et d’autre part, les deux proposent une caractérisation positive de la liberté pratique : la prescription de règles pour l’agir faite par la raison. Il nous est donc permis d’affirmer que ces deux sections partagent la même définition de la liberté pratique : « Consequently, both the Dialectic and the Canon operate with a shared conception of practical freedom, which is defined negatively in terms of independance of pathological necessitation (although not affection) and positively in terms of a capacity to act on the basis of reason144 ».

La Dialectique et le Canon sont donc bien cohérents entre eux pour ce qui de la conceptualisation de la liberté pratique.145 Se pencher sur la Dialectique ne nous a pas

vraiment apporté plus de détails sur la définition de la liberté pratique, mais à tout le moins, nous avons une définition assez claire de celle-ci. Il reste maintenant à savoir quel statut Kant attribue à la liberté pratique. Rappelons que la liberté transcendantale demeure un concept problématique dont il est impossible d’affirmer l’existence. Est-ce que l’existence de la liberté pratique, elle, peut être prouvée?

144 Allison, Kant’s Theory of Freedom, p. 55.

145 Toutefois, cela ne veut pas dire que la Dialectique et le Canon seront parfaitement cohérents sur tous les

points à propos de la liberté. En effet, le lien entre liberté pratique et liberté transcendantale est pensé différemment dans ces deux sections de la Critique, ce qui soulève un problème de cohérence. Mais ce problème sera traité dans le prochain chapitre, ce chapitre-ci voulant uniquement définir la liberté pratique.

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c) Une preuve par l’expérience

Jusqu’à maintenant, la définition de la liberté pratique est développée sans problème apparent. Toutefois, les choses se corsent lorsqu’il est temps pour Kant d’affirmer l’existence de la liberté pratique. Kant affirme en effet dans le Canon que la « liberté pratique peut être démontrée par l’expérience146 ». Certes, la liberté pratique et la liberté

transcendantale sont des concepts traités par différents usages de la raison, donc il est possible que l’une soit prouvable et non l’autre. Cela étant dit, affirmer que la liberté pratique est prouvable par l’expérience, c’est une affirmation audacieuse, ou à tout le moins surprenante. En effet, de quelle façon la liberté, qui se définit comme volonté déterminée par la raison, peut-elle être démontrée par l’expérience? Ne nous situons-nous pas présentement dans le domaine de la raison pure et de l’a priori? Kant lui-même nous met en garde dans le Canon de conserver un discours transcendantal et de ne pas s’éloigner dans l’empirique.147 Notre tâche sera donc non seulement de comprendre en quoi

l’expérience peut prouver l’existence de la liberté pratique, mais également de justifier en quoi cette preuve ne compromet pas la nécessité de la liberté pratique.

La liberté est démontrée par l’expérience, qu’est-ce que cela veut dire? On constate que les êtres humains sont des arbitres libres puisque notre expérience de l’agir montre que l’on peut mettre de côté les mobiles sensibles et choisir la raison comme détermination du vouloir. Le libre arbitre est capable de surmonter ses désirs purement sensibles, et cela se vit dans l’expérience. Nos réflexions sur ce qui est bon ou mauvais se font par la raison, mais c’est par l’expérience que l’on constate que l’on peut choisir de faire de la raison le mobile de notre action, et non notre impulsion sensible. Le pouvoir de volonté de la raison est démontré par l’expérience, parce qu’on a une appréhension psychologique à chaque fois que la volonté décide aux dépens de la sensibilité.148 L’usage pratique de la raison pure est

146 CRP, p. 656, A 802/B 830. 147 CRP, p. 656, A 801/B 829. 148 Carnois, op. cit., p. 52.

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donc tout de même ce qui légifère pour l’agir, mais c’est l’expérience qui montre que ces règles d’action sont vraiment un choix possible pour l’être rationnel.

C’est aussi l’expérience qui nous dévoile que la raison pratique vient avec des prescriptions.149 En effet, la raison nous fournit des lois pour l’agir, et ces lois se traduisent

en prescriptions : je devrais faire cela, j’aurais dû faire cela. C’est la raison qui nous prescrit ces règles, mais ces dernières s’incarnent dans l’expérience. L’expérience permet de rendre compte de la liberté pratique, mais les prescriptions pratiques pour la volonté sont faites par la raison pure, et sont donc en elles-mêmes indépendantes de l’expérience. La raison nous fournit des règles pour l’agir, ces règles sont bonnes indépendamment de l’expérience, mais on constate dans l’expérience que la règle choisie était la bonne ou non. Bref, la raison peut être la cause de l’action, même si l’action s’inscrit dans le sensible : « C’est la raison qui pose tel ou tel concept comme principe d’action et qui, par le fait même, lui confère une puissance causale. Le devoir-être manifeste donc bien une causalité de la raison, même lorsque la maxime de l’action semble être issue de la sensibilité150 ».

La liberté pratique est ainsi prouvée par l’expérience; c’est en faisant l’expérience du choix de déterminer son action par la raison que l’on se rend compte que la liberté pratique existe. Cela ne veut pas dire que la liberté pratique est dépendante de l’expérience, elle se fonde tout de même sur la raison. En effet, elle se caractérise comme indépendance devant les penchants sensibles. Bref, il ne faut pas mélanger la preuve de son existence et la liberté pratique elle-même : bien que la preuve se trouve dans l’expérience, la liberté pratique est elle-même inscrite dans la raison pure pratique.151

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149 Ibid., p. 53. 150 Ibid., p. 56.

151 La preuve de l’existence de la liberté prendra une tournure totalement différente dans la deuxième

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Au terme de ce parcours sur la liberté pratique dans la Critique de la raison pure, on constate qu’elle se distingue très clairement de la liberté transcendantale. D’abord, la liberté pratique concerne l’usage pratique de la raison, alors que la liberté transcendantale concerne son usage spéculatif. Puis, les deux ont une définition différente: la liberté pratique est la volonté déterminée par la raison; la liberté transcendantale est la causalité spontanée. Et finalement, la liberté pratique est prouvable, alors que la liberté transcendantale est un concept problématique de la raison. Maintenant que l’on parvient à faire la distinction claire entre ces deux concepts, il faut tout de même étudier comment ils sont liés. Ceci sera l’objet du prochain et dernier chapitre.

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Chapitre 4 : La relation entre la liberté