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La contradiction entre la Dialectique et le Canon

Chapitre 4 : La relation entre la liberté transcendantale et la liberté pratique

4.2 La contradiction entre la Dialectique et le Canon

La liberté transcendantale a été développée pour répondre à un problème cosmologique. En quoi ce concept de liberté peut-il être lié à la liberté pratique qui s’incarne dans la morale, et aucunement dans les théories spéculatives ? Il est possible de répondre à cette question d’après le texte de la Critique, mais la réponse paraît à prime abord assez problématique. Kant semble se contredire à ce sujet. En effet, si on se penche sur les deux parties de la Critique qui développent le plus l’idée de liberté, la Dialectique et le Canon, on peut constater une incohérence. D’une part, la Dialectique affirme que la liberté transcendantale fonde la liberté pratique154, alors que le Canon précise que la liberté

154 CRP, p. 496, A 533/B 561.

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pratique est indépendante de la liberté transcendantale155. Une telle contradiction ne peut

que nous laisser perplexe et doit être explorée, sinon la cohérence même de la raison si chère à Kant risque de tomber. Voyons donc plus en profondeur chacune des propositions pour bien comprendre l’enjeu derrière cette contradiction pour le moment apparente.

a) La proposition de la Dialectique

Commençons par la Dialectique. Kant y explique que la liberté pratique est dépendante de la liberté transcendantale. La liberté pratique est à peine développée dans la Dialectique, et c’est justement une des seules caractéristiques qui y est présentée. Les mots de Kant sont assez clairs à ce propos : « Il est particulièrement remarquable que ce soit sur cette Idée transcendantale de la liberté que se fonde le concept pratique de celle-ci, et que ce soit cette idée qui constitue, dans cette liberté, le moment véritable où se nouent les difficultés qui ont entouré depuis toujours la question de sa possibilité156 ». Cette phrase

suppose que la liberté pratique est impossible sans la liberté transcendantale. Le lien entre les deux libertés est donc très fort : la liberté pratique est en quelque sorte incluse dans la liberté transcendantale.

Bien que la liberté transcendantale soit avant tout une idée cosmologique, et que la liberté pratique ne s’intéresse pas au domaine de la connaissance théorique, ce lien de dépendance n’est pas surprenant. En effet, si on reprend la définition négative de la liberté pratique – la possibilité pour la volonté de se déterminer par autre chose que ses inclinations sensibles – on constate une forte similitude avec la liberté transcendantale. L’idée d’une cause qui n’est pas elle-même causée par les lois de la nature, c’est ce qui se dégage des deux concepts de liberté. La liberté transcendantale fonde donc la liberté pratique puisque la première est, en quelque sorte, l’idée pure de la liberté.

Ainsi, on peut facilement comprendre pourquoi Kant affirme que la liberté transcendantale fonde la liberté pratique. Si la liberté transcendantale est fausse, alors la

155CRP, p. 657, A 803/B 831 - A 804/B 832. 156 CRP, p. 496, A 533/B 561.

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liberté pratique ne peut pas être vraie : il serait impossible que la volonté puisse se déterminer par autre chose que par des causes naturelles, donc elle ne serait pas libre. Certes, cette formule doit être nuancée. On sait que la liberté transcendantale n’est pas prouvée, qu’elle n’est qu’une possibilité logique, on ne pourrait donc pas fonder la liberté pratique sur la réalité de la liberté transcendantale. De plus, cette formule est assez simpliste considérant la solution à la troisième antinomie qui suggère qu’une même action peut avoir une cause naturelle (dans le monde sensible) et une cause libre (venant du monde intelligible). En fait, il faut se rappeler que la liberté pratique est différente de la liberté transcendantale ; elle s’inscrit dans le monde sensible. Bref, la Dialectique souligne simplement que la liberté pratique se fonde sur la liberté transcendantale : ce qu’une telle affirmation peut signifier exactement, nous y reviendrons plus loin. À tout le moins, on comprend désormais que la liberté transcendantale est une idée pure et une condition nécessaire au concept de liberté pratique d’après les mots de la Dialectique.

b) La proposition du Canon

La liberté transcendantale est l’idée centrale de la troisième antinomie, mais elle est totalement mise de côté dans le Canon : « Et à cet égard il est donc à remarquer tout d’abord que je ne me servirai dorénavant du concept de liberté que dans le sens pratique, et que je laisse ici de côté, comme une question traitée plus haut, ce concept entendu dans sa signification transcendantale, lequel ne peut pas être supposé empiriquement comme un principe d’explications des phénomènes, mais constitue lui-même un problème pour la raison157 ». On peut simplement en déduire que le concept de liberté transcendantale a déjà

été traité et n’a pas besoin de plus de développement.

Cette précision de Kant nous permet de faire une distinction rapide et marquée entre la liberté transcendantale et la liberté pratique : la liberté transcendantale concerne l’usage spéculatif de la raison, alors que la liberté pratique concerne uniquement son usage

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pratique. Certes, la raison a un intérêt pratique pour la thèse de la troisième antinomie, mais lorsqu’on se demande ce que l’on doit faire, la liberté transcendantale n’apporte aucune réponse, alors que la liberté pratique est au cœur de la question. Kant explique plus loin que la liberté transcendantale ne concerne que le problème cosmologique de la raison : « Reste que, pour la raison, ce problème ne s’inscrit pas dans l’usage pratique […]. La question portant sur la liberté transcendantale concerne uniquement le savoir spéculatif, et nous pouvons la mettre de côté comme tout à fait indifférente quand il s’agit du pratique, et comme une question sur laquelle nous avons fourni déjà des explications suffisantes dans l’Antinomie de la raison pure158 ». La liberté transcendantale n’a donc pas sa place dans la

réflexion pratique.

D’ailleurs, si on s’en tient aux propos du Canon, la raison pratique n’a aucunement besoin du concept de liberté transcendantale pour être prouvée. En retournant à la preuve de l’existence de la liberté pratique, on se rappelle que cette dernière est prouvée par l’expérience. Nous n’avons donc pas besoin d’appuyer son fondement sur la liberté transcendantale, surtout considérant que cette dernière reste un concept problématique de la raison :

« Nous connaissons donc la liberté pratique par expérience comme constituant l’une des causes naturelles, à savoir une causalité de la raison dans la détermination du vouloir, cependant que la liberté transcendantale requiert une indépendance de cette raison elle-même (du point de vue de sa capacité d’inaugurer causalement une série des phénomènes) vis-à-vis de toutes les causes déterminantes du monde sensible, et qu’en tant que telle elle semble être contraire à la loi de la nature, par conséquent à toute expérience possible, et donc demeure un problème159 ».

La liberté transcendantale est un problème de la raison, alors que la liberté pratique est prouvée par l’expérience. Déjà, devant cette différence, on peut constater un gouffre entre les deux concepts de liberté.

158 CRP, p. 657, A 803/B 831 - A 804/B 832. 159 CRP, p. 657, A 803/B 831.

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c) La contradiction

À ce stade, on voit facilement la contradiction entre la Dialectique et le Canon. La première affirme que la liberté pratique se fonde sur la liberté transcendantale, alors que le deuxième suggère que la liberté transcendantale n’a aucun impact sur la réalité de la liberté pratique. Les deux parties de la Critique sont assez catégoriques, chacune énonce clairement le lien qui unit, ou qui éloigne, les libertés transcendantale et pratique. Les deux propositions les plus évocatrices sont celles-ci : « Il est particulièrement remarquable que ce soit sur cette Idée transcendantale de la liberté que se fonde le concept pratique de celle- ci160 » ; « nous pouvons la [la question portant sur la liberté transcendantale] mettre de côté

comme tout à fait indifférente quand il s’agit du pratique161 ». En collant ainsi ces deux

propositions, il faut se rendre à l’évidence, il y a une contradiction, à tout du moins apparente, dans la Critique de la raison pure quant à la relation de dépendance qu’entretiennent les deux concepts de liberté.

Mais cette contradiction si claire en apparence en est-elle vraiment une ? Il nous semble relativement surprenant qu’un texte aussi systématique que la Critique de la raison pure pose une contradiction si marquée à propos d’un concept primordial de la philosophie kantienne. Peut-être que cette contradiction n’en est une qu’en apparence, justement. La contradiction mérite ainsi une plus grande attention et un approfondissement important. Certes, nous ne voulons pas déjà accorder la victoire à Kant et clamer l’impossibilité de la présence d’une contradiction dans la Critique. Toutefois, cette contradiction a un trop grand impact sur la liberté chez Kant pour qu’on s’en tienne aux premières apparences. Nous tenterons donc de chercher une explication plus satisfaisante que cette apparente contradiction.

160 CRP, p. 496, A 533/B 561.

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