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Le Canon de la raison pure

Chapitre 3 : La liberté pratique

3.2 Le Canon de la raison pure

a) L’usage pratique de la raison

La Critique de la raison pure est construite d’une façon architectonique, c’est-à-dire que toutes ses parties sont ordonnées et arrangées selon l’Idée d’un système. Chaque partie a sa place dans le système de la raison; chaque partie est nécessaire pour compléter l’entièreté d’une critique de la raison pure. L’Esthétique transcendantale présente le côté sensible de notre raison, alors que la Logique transcendantale développe le côté conceptuel (l’Analytique s’occupant de l’entendement et la Dialectique de la raison). La dernière partie de la Critique se nomme Théorie transcendantale de la méthode et détermine les conditions formelles et systématiques de la raison pure : « J’entends donc par théorie transcendantale de la méthode la détermination des conditions formelles d’un système complet de la raison pure. Dans ce but, nous aurons à nous préoccuper d’une discipline, d’un canon, d’une architectonique, et enfin d’une histoire de la raison pure119 ». La partie qui nous intéresse

tout particulièrement est le Canon, puisque Kant y développe des questions à propos de l’usage pratique de la raison pure.

Comme le Canon de la raison pure traite de l’usage pratique de la raison, on y parle également de morale et du même coup, de liberté. Avant même de pouvoir expliquer ce qu’est le Canon et quels sont ses résultats à propos de la liberté, on doit pouvoir faire la différence entre les usages spéculatif et pratique de la raison. La première Critique se concentre presque uniquement sur l’usage spéculatif de la raison, c’est-à-dire sur son pouvoir de connaître. Mais le Canon traite plutôt de l’usage pratique, c’est-à-dire du pouvoir de légiférer pour l’action.120 La raison est en jeu lorsqu’on décide de nos actions :

lorsqu’on veut atteindre une fin, on réfléchit à savoir quelle action on doit faire pour y arriver. Plus simplement, la raison pratique prescrit des actions. Bref, ce n’est pas parce que

119 CRP, p. 599, A 707/B 735.

120 « Est pratique tout ce qui est possible par liberté » (CRP, p. 655, A 800/B 828). Cette définition nous pose

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l’on parle d’agir que la raison n’est plus en cause. La raison a un usage spéculatif pour former des connaissances, mais elle a aussi un usage pratique pour légiférer sur les actions.

Comme on a affaire à un autre usage de la raison, est-ce que les résultats de la Logique transcendantale s’y appliquent également? La réponse est non. Les limites de la raison que pose Kant dans l’Analytique et la Dialectique ne concernent pas l’usage pratique de la raison puisqu’on ne parle pas ici de la connaissance, qui concerne uniquement les phénomènes, mais de l’agir, qui dépasse le domaine phénoménal. En effet, l’agir porte sur ce qui doit être, et non sur ce qui est; on sort donc de l’unique domaine des représentations sensibles. C’est pourquoi le besoin métaphysique de la raison pourra être satisfait que du point de vue de la raison pratique, et non de la raison théorique.

Kant est assez clair quant à l’utilité de la raison pure théorique : « La plus grande et peut-être l’unique utilité de toute philosophie de la raison pure est donc sans doute uniquement négative : de fait, elle n’est pas un organon permettant d’étendre les connaissances, mais une discipline servant à en déterminer les limites, et au lieu de découvrir la vérité, elle a le discret mérite d’éviter les erreurs121 ». L’usage théorique de la

raison ne peut pas apporter de connaissances pures, il ne peut pas répondre aux questions métaphysiques : ceci est un constat malheureux, mais explicite fait par Kant. Toutefois, cela ne veut pas dire que les questions métaphysiques de la raison ne peuvent jamais être résolues. Selon Kant, si ce désir de dépasser les limites de la raison et d’arriver à des réponses métaphysiques existe, il doit y avoir une possibilité pour la raison pure d’atteindre un résultat positif : « à quelle cause, sinon, attribuer l’irrépressible désir de trouver quelque part de quoi poser un pied ferme absolument au-delà des limites de l’expérience?122 ». C’est

pourquoi on peut espérer un résultat différent du côté de l’usage pratique de la raison. On sait que la raison cherche à repousser ses propres limites dans le but d’un achèvement systématique de toutes ses idées. Dans la Dialectique, on a associé ce désir d’achèvement à

121 CRP, p. 652, A 795/B 823. 122 CRP, p. 653, A 796/ B 824.

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un intérêt spéculatif de la raison, mais peut-être que cette tendance est plutôt fondée sur un intérêt pratique.123

b) Le contenu du Canon de la raison pure

Le Canon de la raison pure est donc l’évaluation critique de l’usage pratique de la raison pure.124 Plus précisément, Kant affirme qu’un canon est « l’ensemble des principes a

priori de l’usage légitime de certains pouvoirs de connaître en général125 ». Le Canon peut

ainsi uniquement s’appliquer à l’usage pratique de la raison pure, puisque son usage théorique pur n’a aucun pouvoir légitime de connaître. Le Canon traite des mêmes questions métaphysiques que la Dialectique, mais cette fois-ci, on arrivera à des résultats positifs puisque la « connaissance pratique126 », elle, peut être pure, indépendante de

l’expérience.

L’intérêt de la raison est toujours un intérêt d’achèvement; la raison cherche toujours à compléter l’entièreté de ses pensées d’une façon ordonnée. C’est pourquoi elle arrive aux trois idées métaphysiques de la liberté, de l’âme et de Dieu : « Le but final auquel parvient en définitive la spéculation de la raison dans l’usage transcendantal concerne trois objets : la liberté de la volonté, l’immortalité de l’âme et l’existence de Dieu127 ». Malheureusement, l’usage spéculatif de la raison est limité quant à ces grandes

questions. Toutefois, l’usage pratique peut s’enquérir de telles idées. Le Canon porte donc particulièrement sur ces trois idées fondamentales de la métaphysique. Par contre, l’objectif du Canon ne sera pas tant d’expliquer en détails ce que sont la volonté libre, l’immortalité de l’âme et l’existence de Dieu, mais plutôt ce qu’il faut faire devant le constat de ces

123 CRP, p. 653, A 797/ B 825.

124 Bien sûr, cette évaluation de l’usage pratique de la raison se méritera une toute nouvelle critique, la

Critique de la raison pratique, puisque le Canon n’est que resté en surface contrairement au reste de la première Critique.

125 CRP, p. 653, A 796/B 824.

126 Kant ne parle pas « connaissance pratique », mais nous pensons que cette expression peut être utile pour

mettre en parallèle la connaissance théorique et les résultats positifs d’une enquête de l’usage pratique de la raison.

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idées : « Tout l’appareillage que met en place la raison dans le travail qu’on peut appeler philosophie pure n’est donc en fait dirigé que vers les trois problèmes mentionnés. Mais ceux-ci répondent eux-mêmes, à leur tour, à un objectif plus éloigné, à savoir déterminer ce qu’il faut faire si la volonté est libre, s’il existe un Dieu et un monde futur128 ».

Le Canon développe donc ces trois idées, pour ensuite s’attarder aux questions plus globales de la raison :

« Tout l’intérêt de ma raison (aussi bien spéculatif que pratique) se rassemble dans les trois questions suivantes:

1. Que puis-je savoir? 2. Que dois-je faire?

3. Que m’est-il permis d’espérer?129 ».

La première question concerne l’usage spéculatif de la raison, la deuxième l’usage pratique, et la dernière porte un intérêt à la fois théorique et pratique. La Critique de la raison pure traite surtout de la première question, puisqu’elle se concentre sur l’usage théorique de la raison. Aux termes de l’Esthétique transcendantale et de la Logique transcendantale, Kant arrive à répondre à cette fameuse interrogation « Que puis-je savoir? ». Mais une fois que l’on a répondu à cette question, il reste encore les deux autres questions, à savoir ce que l’on doit faire et ce qu’il nous est permis d’espérer. L’usage théorique de la raison ne peut pas répondre à ces questions, à tout du moins pas à lui seul. Les connaissances théoriques ne nous donnent aucune prescription par elles-mêmes : la connaissance n’indique pas ce qu’il faut faire. Ainsi, une critique de la raison pure est insuffisante si elle se limite à une théorie de la connaissance. C’est pourquoi le Canon est présent dans la première Critique de Kant : pour présenter les autres questions de la philosophie pure.130

128 CRP, p. 655, A 800/B 828. 129 CRP, p. 658, A 805/B 833.

130 Le Canon reste manifestement bien que trop en surface quant à la deuxième et à la troisième question.

C’est pourquoi Kant a écrit les deux autres Critiques. La Critique de la raison pratique répond à la question « Que dois-je faire? », mais aussi à la question « Que m’est-il permis d’espérer? » en développant autour du

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Le Canon introduit ainsi les grandes lignes de ce qui deviendra la philosophie morale de Kant. Sans entrer dans les grands détails, on peut trouver dans le Canon les germes des conceptions sur les lois pragmatiques131, l’impératif catégorique132, le

Souverain Bien133, etc.; bref, les germes de la théorie morale de Kant. Le Canon répond très

brièvement à la question « Que dois-je faire? », mais il nous présente plusieurs éléments de réponse très importants. C’est pourquoi il est essentiel d’étudier le Canon pour bien comprendre le concept de liberté dans toute la première Critique : la liberté ne se limite pas à un problème théorique, bien entendu, elle a également une importance primordiale pour la raison pratique et pour la morale.

c) Le Canon et la liberté

Le Canon devient donc une étape incontournable de la Critique de la raison pure si on veut obtenir un résultat positif à propos des questions concernant la liberté. Nous le répétons, la Dialectique a pour résultat un concept problématique de liberté pour résultat. Le Canon est alors un terreau fertile pour développer un concept de liberté positif puisque l’usage pratique de la raison pure n’a pas les mêmes limites que son usage théorique. Ce nouveau concept de liberté se nommera « liberté pratique » et concernera l’usage pratique de la raison. La liberté transcendantale a été pensée dans le contexte d’un problème cosmologique, donc d’un problème pour l’usage spéculatif de la raison. À l’opposé, la liberté pratique pourra être pensée par l’usage pratique de la raison.

Comme le Canon est la section de la Critique de la raison pure qui parcourt l’usage pratique de la raison, il devient évident que le Canon s’intéresse au concept de liberté. Non

souverain Bien. La Critique de la faculté de juger continue la réflexion autour de la dernière question en abordant le thème de la finalité.

131 « [Le] bonheur et la combinaison des moyens pour y parvenir constituent tout l’ouvrage de la raison,

laquelle ne peut fournir à cette destination que des lois pragmatiques de la libre conduite, en vue d’atteindre les fins qui nous sont recommandées par les sens, et non pas, par conséquent, des lois pures, déterminées complètement a priori ». CRP, p. 655, A 800/B 828.

132 « Celle-ci [la raison] fournit donc aussi des lois qui sont des impératifs, c’est-à-dire des lois objectives de

la liberté ». CRP. p. 656, A 802/B 830.

133 « L’idée d’une telle intelligence, où la volonté moralement la plus parfaite, associée à la suprême

béatitude, est la cause de tout bonheur dans le monde, en tant qu’il est dans un rapport d’exacte proportion avec la moralité [...], je l’appelle l’idéal du souverain bien ». CRP, p. 661, A 810/B 838.

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seulement pour toutes les raisons décrites plus haut, mais aussi simplement par la définition du terme « pratique » donnée par Kant dans le Canon : « Est pratique tout ce qui est possible par liberté134 ». On constate aussitôt un problème important lorsqu’il est temps de

définir la liberté pratique : le mot « pratique » est défini par le mot « liberté ». Dans la définition du terme « pratique », il faut tout simplement entendre « liberté » par « causalité libre ». Donc, est pratique tout ce qui est possible par causalité libre. On comprend ainsi que les mécanismes de la nature ne sera pas l’objet de l’usage pratique de la raison, bien évidement. Ce qui intéresse l’usage pratique de la raison, c’est ce qui est possible selon une causalité libre, c’est-à-dire une cause spontanée, rationnelle et non naturelle. Il faut souligner l’importance du terme « possible » dans la définition : il signifie le réalisable, ce qui peut s’effectuer, et non le théorique. C’est pourquoi la liberté pratique s’inscrit dans le monde sensible, contrairement à la liberté transcendantale : elle est possible.

Certes, le Canon est ce qui expose le mieux ce qu’est la liberté pratique dans la première Critique. Toutefois, cette exposition n’est pas particulièrement développée. Kant présente une définition relativement brève de ce qu’est la liberté du point de vue de la raison pratique, plusieurs aspects importants sont donc laissés en plan. Nous essaierons donc de définir la liberté pratique le plus précisément possible malgré les lacunes de la Critique. Par ailleurs, la Dialectique transcendantale mentionne également la liberté pratique. Le Canon n’a donc pas l’exclusivité de ce concept. Il faudra ainsi faire un retour en arrière et essayer d’éclaircir ce concept à travers les quelques indications que Kant nous donne dans la Dialectique. En outre, il ne suffit pas de définir la liberté pratique, nous nous pencherons donc également sur la preuve de l’existence de la liberté pratique, preuve qui est impossible du côté de la liberté transcendantale.

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