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Le concept de liberté dans la Critique de la raison pure

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Le concept de liberté dans la Critique de la raison

pure

Mémoire

Sarah Gauthier-Duchesne

Maîtrise en philosophie

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

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iii

Résumé

Dans la Critique de la raison pratique, Emmanuel Kant affirme que « la liberté […] forme la clef de voûte de tout l’édifice d’un système de la raison pure, y compris de la raison pratique » (Critique de la raison pratique, V, 3). Dès le début de la deuxième Critique, la liberté se présente comme le fondement non seulement de la morale, mais aussi de la raison pure. Étrangement, la liberté est d’abord présentée comme problématique dans la Critique de la raison pure. Certes, ce concept de liberté va évoluer tout au long des écrits de Kant. Néanmoins, pour pouvoir comprendre comment se développe la liberté kantienne, il faut commencer par le point de départ, par les conditions de possibilité de la liberté. Dans la Critique de la raison pure, la réflexion autour de la liberté est, certes, d’abord présentée comme un problème d’ordre cosmologique, mais également comme ayant une importance cruciale pour la morale. Ainsi, au concept problématique de liberté transcendantale introduit dans la Dialectique transcendantale s’ajoute le concept de liberté pratique développé dans le Canon de la raison pure : la liberté pratique, qui « peut être démontrée par l’expérience » (Critique de la raison pure, A 802/B 830). Ce nouveau concept nous informe plus sur le statut de la liberté dans la philosophie pratique de Kant, mais il complique la compréhension de la liberté dans la Critique de la raison pure.

Ce mémoire a donc pour but d’expliquer le concept de liberté chez Kant tel que présenté dans la Critique de la raison pure. Pour ce faire, nous distinguons deux concepts de liberté : la liberté transcendantale et la liberté pratique. C’est après avoir bien compris ces deux concepts que nous tentons de les réconcilier en surpassant une contradiction entre la Dialectique et le Canon.

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Table des matières

Résumé ... iii

Table des matières ... v

Remerciements ... ix

Introduction ... 1

Chapitre 1 : La troisième antinomie ... 7

1.1 La liberté : un problème cosmologique ... 7

a) La Dialectique transcendantale ... 8

b) L’antinomie de la raison pure ... 10

c) La troisième antinomie ... 12 1.2 La thèse ... 14 a) L’argument de la thèse ... 14 b) La critique de la thèse... 18 1.3 L’antithèse ... 22 a) L’argument de l’antithèse ... 22 b) La critique de l’antithèse ... 25

Chapitre 2 : La solution au problème cosmologique de la liberté ... 29

2.1 La solution à la troisième antinomie ... 29

a) Les intérêts du rationalisme et de l’empirisme dogmatiques ... 29

b) L’erreur dialectique ... 31

c) L’idéalisme transcendantal contre le réalisme transcendantal ... 34

d) Les antinomies mathématiques et dynamiques ... 39

e) La solution à la troisième antinomie ... 41

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a) Caractère empirique et caractère intelligible ... 44

b) La liberté transcendantale : un concept limité ... 47

2.3 Critiques et réponses ... 50

a) Critique de l’idéalisme transcendantale... 50

b) Une interprétation épistémologique de l’idéalisme transcendantal... 53

c) Une solution pratique à la troisième antinomie? ... 55

Chapitre 3 : La liberté pratique ... 59

3.1 Le besoin d’une liberté concrète ... 59

a) Au-delà du concept problématique de la liberté ... 59

b) La liberté pour la morale ... 60

3.2 Le Canon de la raison pure ... 62

a) L’usage pratique de la raison ... 62

b) Le contenu du Canon de la raison pure ... 64

c) Le Canon et la liberté ... 66

3.3 La liberté pratique ... 68

a) La liberté pratique dans le Canon ... 68

b) La liberté pratique dans la Dialectique ... 70

c) Une preuve par l’expérience ... 73

Chapitre 4 : La relation entre la liberté transcendantale et la liberté pratique ... 77

4.1 La distinction entre les deux concepts de liberté ... 77

a) Une relation ambiguë ... 77

b) Le monde sensible comme outil de distinction ... 77

4.2 La contradiction entre la Dialectique et le Canon ... 79

a) La proposition de la Dialectique ... 80

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c) La contradiction ... 83

4.3 Hypothèses expliquant la contradiction ... 84

a) Le Canon, une section « pré-critique » ? ... 84

b) La liberté transcendantale : inutile pour le domaine pratique ... 86

c) Une dépendance conceptuelle ... 89

d) L’évaluation des interprétations ... 92

4.4 La liberté n’est plus un problème pour la raison ... 95

Conclusion ... 97

Bibliographie ... 101

A. Œuvres de Kant ... 101

B. Monographies et articles cités ... 101

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Remerciements

La réalisation de ce mémoire aurait été impossible sans l’aide et le support de nombreuses personnes. Je ne pourrai malheureusement toutes les nommer ici, mais je tiens à remercier toutes ses personnes qui ont fait partie de ma vie durant mes années de maîtrise. D’abord, je remercie Luc Langlois pour sa direction de recherche, ses judicieux conseils et son temps, mais également pour sa confiance et les nombreuses opportunités d’enseignement qu’il m’a offertes au cours de ces dernières années.

Merci à mes professeurs Sophie-Jan Arrien, Thomas De Koninck, Philip Knee, Pierre-Olivier Méthot, et Patrick Turmel pour la qualité de leur enseignement lors de mes années de baccalauréat et de maîtrise.

Je remercie tous les membres de ma famille qui m’ont supportée et encouragée tout au long de mon parcours. Un merci particulier à mes parents, Anne Duchesne et Michel Gauthier, qui m’ont donné la confiance nécessaire pour commencer cette maîtrise. Un merci spécial à mes grand-parents, Laura et Gilles, qui m’ont accueillie chez eux pour m’offrir la tranquillité nécessaire pour terminer cette aventure.

Merci à tous mes amis et collègues philosophes. C’est grâce à vous si j’ai su conserver mon émerveillement à l’égard de la philosophie durant toutes ses années. Un merci spécial à mon ami Sébastien Lacroix pour ses précieux conseils.

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Introduction

On ne saurait négliger l’importance du concept de liberté dans toute la philosophie d’Emmanuel Kant. On peut d’ailleurs en saisir l’importance par les propos de Kant dans la Critique de la raison pratique : « la liberté […] forme la clef de voûte de tout l’édifice d’un système de la raison pure, y compris de la raison pratique1 ». Par cette unique phrase, Kant

cimente le lien entre raison théorique, raison pratique et liberté : cette dernière n’est rien d’autre que ce qui supporte et relie toute la raison pure, dans son usage pratique comme théorique.

Alors que la liberté occupe une place centrale dans la Critique de la raison pratique et dans la théorie morale en général, qu’en est-il de son statut dans la Critique de la raison pure2 ? Il va sans dire, si la liberté en vient à être la clef de voûte de l’édifice de la raison

dans la deuxième Critique, elle doit sans doute être d’égale importance dans la première Critique. En fait, la liberté occupe un rôle moins majeur dans la première Critique de Kant : rappelons que cette dernière a d’abord pour but de répondre à la question « Que puis-je savoir ? », question qui n’implique pas aux premiers plans le concept de liberté. Toutefois, il serait faux de croire que la liberté n’intéresse pas la raison spéculative. Déjà dans la Critique de la raison pure, on peut commencer à comprendre pourquoi la liberté est la clef de voûte de l’édifice de la raison.

Pour Kant, la liberté est d’abord un problème pour la raison théorique. Avant même de se poser la question de notre libre-arbitre, de notre imputabilité, etc., la raison se pose la question de la possibilité d’une cause libre, indépendante de la nature. Cette question, d’un grand intérêt pratique, est d’abord une question spéculative : est-ce qu’une cause non-naturelle existe, ou à tout du moins est possible ? Donc, avant même de pouvoir en arriver à

1 Emmanuel Kant, Critique de la raison pratique, trad. Luc Ferry et Heinz Wismann, Paris, Gallimard, 1985,

p. 20.

2 Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, trad. Alain Renaut, Paris, Flammarion, 2006, 749 p.

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cette idée de clef de voûte, il faut s’attarder sur la liberté telle que discutée par Kant dans la première Critique.

Nous croyons donc que la Critique de la raison pure est indispensable pour comprendre le concept de liberté chez Kant. L’objectif de ce mémoire est donc de présenter ce concept de liberté tel que traité par Kant dans la Critique de la raison pure. L’inspiration pour ce sujet de mémoire peut se résumer en ces deux points : l’importance de la liberté dans la philosophie de Kant (voire dans la philosophie en général) et l’importance de commencer par des fondements d’un concept pour éventuellement bâtir autour. La Critique la raison pure est le parfait exemple de cette idée de fondation.

Avant de présenter les quatre différentes étapes de notre recherche, nous tenons d’abord à soulever certaines difficultés qui sont impliquées dans le choix d’un tel sujet. Pour chaque difficulté, nous avons dû faire un choix pour rendre cohérent l’ensemble de ce travail et pour limiter le contenu.

Premièrement, la liberté est divisée en plusieurs différents concepts chez Kant. Le philosophe ne parle pas de la liberté en général, il en présente plusieurs déclinaisons. On ne peut donc pas parler « d’un seul » concept de liberté chez Kant. Ceci est déjà une difficulté en soi, mais le problème s’élargit lorsqu’il est temps de dénombrer et de nommer chacun de ces concepts. Les commentateurs ne s’entendent pas sur le nombre de concepts développés par Kant. Kant lui-même parle de liberté transcendantale, de liberté empirique, de liberté cosmologique, de liberté pratique, de liberté psychologique, etc. Est-ce que ces concepts ont tous une signification différente et/ou ont tous la même importance ? Pour répondre à ce problème, nous avons décidé d’aborder uniquement deux concepts de liberté présentés dans la Critique : la liberté transcendantale et la liberté pratique. Pourquoi ces deux concepts seulement ? Parce que ces deux concepts sont à eux seuls suffisants pour expliquer les idées de Kant au sujet de la liberté. En présentant uniquement ces deux libertés, nous arrivons à donner un portrait clair de la question de la liberté dans la Critique de la raison pure. Nous croyons que les autres concepts de liberté sont en fait soit des dérivés des deux principaux concepts de liberté, soit des caractéristiques de ces concepts.

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Deuxièmement, Kant ne définit la liberté de la même façon dans tous ses écrits. Bien sûr, la pensée du philosophe a évolué au cours des années, et c’est sans doute également le cas pour son concept de liberté. Par exemple, la liberté pratique est définie plus clairement dans la Critique de la raison pratique que dans la première Critique. Pour répondre à ce problème, nous nous sommes tout simplement limitée à la Critique de la raison pure. Il est évident qu’un seul mémoire n’est pas suffisant pour traiter du concept de liberté dans l’entièreté de la philosophie de Kant, c’est pourquoi nous nous limitons à un seul ouvrage. Comme mentionné plus haut, nous avons choisi la première Critique puisque c’est elle qui traite du premier problème de la liberté, c’est-à-dire le problème de sa possibilité dans le monde. Cela ne nous empêche pas de faire des parallèles avec d’autres textes de Kant, mais le but de ce mémoire est d’aborder la liberté telle que développée par Kant dans la Critique de le raison pure.

Troisièmement, l’ouvrage choisi est une difficulté en soi. Il va sans dire que la Critique de la raison pure n’est un texte philosophique simple. Mais le problème n’est pas tant la complexité de l’oeuvre que l’étendue de son contenu. En effet, la Critique est un ouvrage massif traitant d’innombrables problèmes philosophiques. Par ailleurs, le sujet de la liberté est abordé à plusieurs endroits dans l’oeuvre et est traité de façons différentes. Pour surmonter cette difficulté, nous avons essayé de nous limiter aux deux parties de la Critique qui traitent le plus en profondeur de la liberté, c’est-à-dire la Dialectique de la raison pure, et même plus précisément l’Antinomie de la raison pure, ainsi que le Canon de la raison pure. Nous avons donc essayé de ne pas trop nous aventurer dans les autres parties de la Critique, à moins que cela n’ait été nécessaire.

Le concept de liberté apparait dans la Critique d’abord comme un problème. Selon Kant, la raison est poussée à unifier toutes ses connaissances pour en arriver à une idée subjective qu’elle prend pour une connaissance objective. Cette illusion transcendantale nous mène à prendre pour objets de notre connaissance des idées qui n’ont en fait aucun objet dans notre monde sensible. L’idée de liberté se trouve au cœur de cette dialectique

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puisqu’elle répond à ce désir illusoire de la raison de connaître « l’absolue complétude de la genèse d’un phénomène en général3 ». La question est simple : est-ce que l’ensemble des

relations de cause à effet dans le monde est possible uniquement par une loi de la nature, ou est-ce qu’il faut penser une causalité spontanée, hors de la nature, libre ? Bref, c’est la fameuse opposition entre déterminisme et liberté. La raison est plongée dans une antinomie lorsqu’elle cherche à trouver cette totalité absolue des causes du monde : les deux positions sont parfaitement contradictoires, mais les deux sont logiquement bien construites. Le premier chapitre de ce mémoire tente donc d’expliquer ce problème cosmologique de la raison et de présenter l’affrontement entre la thèse et l’antithèse. La thèse supporte que la causalité libre existe, alors que l’antithèse affirme que seule la causalité naturelle est possible. Nous évaluons aussi la structure argumentative des deux positions pour nous assurer de leur solidité.

Le deuxième chapitre se penche sur la solution à cette antinomie. L’enjeu théorique est important dans ce conflit de la raison avec elle-même, mais un enjeu pratique est également présent : il est de notre propre intérêt de pouvoir nous concevoir comme libres. L’antinomie doit donc absolument être résolue. C’est ce que nous faisons dans le deuxième chapitre en nous basant sur la solution de Kant, en présentant les distinctions entre réalisme transcendantal et idéalisme transcendantal et entre antinomies mathématiques et dynamiques. Cette solution à l’antinomie nous permet ensuite de bien comprendre le concept clé de nos deux premiers chapitres : la liberté transcendantale. Finalement, nous parcourons certaines critiques que l’on peut faire à la solution de l’antinomie, tout en essayant d’y répondre.

Les deux premiers chapitres se concentrent sur le problème théorique de la liberté dans la Critique de la raison pure. Ils essaient donc de dresser un portrait complet de la liberté transcendantale, notre premier concept de liberté de grande importance. Le troisième chapitre se tourne alors vers notre autre concept clé, la liberté pratique. Au contraire de la liberté transcendantale, la liberté pratique n’est pas un problème de la raison. Kant va même

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dire qu’elle est prouvée par l’expérience. Notre troisième chapitre a donc pour but de présenter la liberté pratique d’abord en élaborant sur le contenu du Canon de la raison pure et ensuite en explorant les différentes définitions que Kant en fait. Finalement, nous expliquons cette surprenante phrase de Kant comme quoi cette « liberté pratique peut être démontrée par l’expérience4 ».

Après avoir bien expliqué la liberté transcendantale et la liberté pratique, il ne reste qu’à comprendre le lien qui les unit : voilà le but de notre chapitre final. Bien évidemment, liberté transcendantale et liberté pratique ne sont pas synonymes, toutefois étant toutes deux des concepts de liberté, elles doivent avoir certains points en commun. Certes, nous commençons le quatrième chapitre en faisant une distinction claire entre les deux concepts, mais il reste que Kant n’est pas muet quant au lien entre les deux. Le problème est que Kant semble se contredire dans la Critique de la raison pure lorsqu’il fait ce lien. D’abord, dans la Dialectique, il affirme la dépendance de la liberté pratique à la liberté transcendantale : la première se fonderait sur la deuxième. Puis, dans le Canon, Kant souligne l’indépendance de la liberté pratique face à la liberté transcendantale. L’objectif de ce dernier chapitre est donc d’approfondir cette contradiction en proposant certaines hypothèses qui expliquent sa présence dans le texte de Kant. Certaines de ces hypothèses seront à rejeter, alors que d’autres permettent de bien comprendre l’apparence de contradiction et de lever cette dernière.

4 CRP, p. 656, A 802/B 830.

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Chapitre 1 : La troisième antinomie

1.1 La liberté : un problème cosmologique

Dans la Critique de la raison pure, le concept de liberté est traité pour la première fois en profondeur sous un aspect théorique. En effet, la liberté, telle que définie par Kant dans la troisième antinomie de la raison pure, est « une absolue spontanéité des causes consistant à inaugurer par soi-même une série de phénomènes qui se déroule d’après des lois de la nature5 ». C’est ce qui définit la liberté transcendantale. On voit ainsi que la

liberté est d’abord vue comme une sorte de causalité : la liberté est une cause qui engendre une série de causes et d’effets par soi-même; plus simplement, une cause qui n’a pas elle-même de cause. On constate ainsi que Kant aborde la liberté en premier lieu sous un aspect amoral : la liberté est une idée reliée au monde et à ses relations causales, et non, pour le moment, à la morale. C’est en considérant la liberté comme causalité que l’on peut se pencher sur son rôle dans une cosmologie. En effet, pour Kant, l’Idée d’un Tout du monde doit comprendre la genèse des phénomènes. Autrement dit, pour comprendre le monde, il faut comprendre les relations de causes et d’effets. Ainsi, il est normal qu’il faille évaluer les différents types de causalité. C’est ce qui amène Delbos à affirmer que le « problème de la nécessité et de la liberté, c’est le problème de la réalité du monde6 ». La liberté étant

considérée comme une sorte de causalité, en tant que cause spontanée, on ne s’étonne pas qu’elle soit traitée comme un problème d’ordre cosmologique.

Pourquoi comme un problème? En fait, l’idée même du Monde est problématique pour Kant. C’est ce qui est développé dans la Dialectique transcendantale. En effet, après l’Esthétique et l’Analytique transcendantales, Kant se penche sur les dérives de la raison lorsque cette dernière dépasse les limites de son pouvoir de connaître. C’est dans la Dialectique donc qu’on découvre que l’idée d’un Tout du monde serait une Idée

5 CRP, p. 444, A 447/B 475.

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transcendantale, une idée inévitable de la raison mais qui dépasse les limites de la connaissance.

Avant d’attaquer le problème cosmologique de la liberté, il est nécessaire de s’attarder sur le contexte dans lequel ce problème se pose. C’est pourquoi nous tâcherons d’expliquer la Dialectique transcendantale et ses problèmes cosmologiques pour mieux comprendre en quoi la liberté est elle-même un problème cosmologique.

a) La Dialectique transcendantale

La Dialectique transcendantale traite de nombreux problèmes dans la Critique de la raison pure, notamment le problème de l’Idée d’un Monde. Après les résultats de l’Esthétique et de l’Analytique transcendantales, Kant arrive à circonscrire le domaine de la connaissance : ce qui n’est pas donné dans un cadre sensible ne peut être l’objet d’une connaissance pour la raison.7 D’après ce constat, comment peut-on arriver à une

connaissance métaphysique? Comment arriver à connaître ce qui est au-delà de la sensibilité? La réponse de Kant est simple : on ne peut pas connaître les choses en soi, on ne peut connaître que les phénomènes, les choses telles qu’elles nous apparaissent dans le cadre spatio-temporel de notre intuition. Mais un problème demeure : la raison ne se satisfait pas de cette connaissance limitée au sensible, elle va toujours tenter de remonter à un objet qui lui échappe. Ce problème est celui qui occupe la Dialectique transcendantale. Cette dernière doit montrer de quelle façon la raison s’illusionne, quelles sont ses erreurs, mais également quelles conclusions peut-on tirer d’une telle volonté de connaître8.

Pour comprendre le problème dialectique de la raison, il faut d’abord expliquer quel est le pouvoir de la raison. Le pouvoir de la raison se comprend bien en le distinguant du pouvoir de l’entendement. En effet, l’entendement juge, alors que la raison raisonne. Mais

7 CRP, p.143, A 50/B 74.

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qu’est-ce à dire? L’entendement est le pouvoir des règles; il juge des intuitions sensibles, des phénomènes, et les classe sous des règles. La raison est le pouvoir des principes; elle unifie les règles de l’entendement pour en faire des principes. On peut déjà noter une différence de taille entre le pouvoir de l’entendement et celui de la raison : le premier s’applique toujours uniquement à des phénomènes, alors que le deuxième ne se rapporte jamais directement à des phénomènes, mais seulement à des règles9.

Reprenons un exemple de Kant pour mieux comprendre la distinction entre l’entendement et la raison10. La proposition « Tous les humains sont mortels » est un

jugement de l’entendement : l’entendement applique une règle directement une règle sur des phénomènes sensibles. La proposition « Tous les savants sont mortels », quant à elle, n’est pas qu’un simple jugement, elle est un raisonnement plus développé. En effet, cette dernière proposition n’étant pas inclue dans la première, elle doit être conclue par un raisonnement de raison. Pour arriver à la conclusion « Tous les savants sont mortels », nous avons besoin d’une majeure (« Tous les humains sont mortels »), mais également d’une mineure (« Tous les savants sont des humains »). Tout comme dans les différents types de jugement, il existe trois rapports différents de raisonnement : « Ces sortes de raisonnement sont donc exactement au nombre de trois, comme c’est le cas pour les jugements en général, lesquels se distinguent par la manière dont ils expriment dans l’entendement le rapport constitutif de la connaissance : ce sont des raisonnements catégoriques, hypothétiques ou disjonctifs11 ».

Alors, quel est le problème dialectique de la raison? La raison a tendance à évaluer les jugements et à en retracer les règles précédentes pour s’assurer qu’il n’y ait pas de propositions « superflues », si nous pouvons nous permettre l’expression. La raison est poussée par un élan à remonter de conditions en conditions pour arriver à un inconditionné qui unit les conditions précédentes : « le concept transcendantal de la raison porte toujours

9 CRP, p. 334, A 302/B 359. 10 CRP, p. 335, A 303/B 360. 11 CRP, p. 336, A 304/B 361.

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uniquement sur la totalité absolue dans la synthèse des conditions et ne s’arrête jamais qu’à ce qui est inconditionné absolument12 ». Cette recherche de l’inconditionné est une

aspiration logique incontournable de la raison, mais n’a pour autant qu’une valeur subjective. Le problème survient lorsque la raison pose cet inconditionné comme objet connaissable. La Dialectique se concentrera donc à montrer comment la raison arrive à ces inconditionnés, mais également quoi faire avec eux.

Le mouvement dialectique de la raison, cette remontée de conditions en conditions pour atteindre l’inconditionné, mène à ce que Kant appelle les Idées transcendantales. Elles ne sont qu’au nombre de trois, selon les trois types de raisonnement vus plus haut : « un inconditionné, premièrement, de la synthèse catégorique dans un sujet, deuxièmement, de la synthèse hypothétique des membres d’une série, troisièmement, de la synthèse disjonctive des parties dans un système13 ». Les trois Idées transcendantales seront donc « l’absolue

(inconditionnée) unité du sujet pensant », « l’absolue unité de la série des conditions du phénomène » et « l’absolue unité de la condition de tous les objets de la pensée en général14 ». Il est important de comprendre que ces trois Idées ne sont pas des produits

d’une imagination arbitraire, mais plutôt de la raison elle-même : « the traditional metaphysical concepts of the soul, of the world-whole, and of God are not supposed to be arbitrary inventions of philosophers, but the natural products of the human faculty of reason15 ». Ainsi, de ces trois classes d’unité absolue découlent, pour la métaphysique

traditionnelle, trois « sciences » pures de la raison, c’est-à-dire la psychologie, la cosmologie et la théologie rationnelles. Voilà donc nos trois Idées transcendantales, qui n’ont aucun référent dans la sensibilité : l’Âme, le Monde et Dieu.

b) L’antinomie de la raison pure

Chaque partie de la Dialectique transcendantale traite de l’une de ces trois Idées transcendantales de la raison pure. Celle qui nous intéresse tout particulièrement est la

12 CRP, p. 349, A 326/B 382. 13 CRP, p. 347, A 323/B 379. 14 CRP, p. 354, A 334/B 391.

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deuxième, celle qui se penche sur la cosmologie rationnelle, nommée l’Antinomie de la raison pure. Lorsque la raison se pose la question de l’unité absolue des phénomènes du monde, elle adopte toujours deux positions contradictoires, l’empirisme pur et le dogmatisme pur, d’où l’utilisation du terme « antinomie ». Pour Kant, l’empiriste pur soutient que le savoir se fonde uniquement sur des données sensibles; il ne peut donc pas y avoir de connaissance a priori. Le dogmatiste pur, ou rationaliste dogmatique, affirme qu’il existe des connaissances purement intellectuelles. Pour arriver à l’Idée de Monde dans sa totalité, la raison peut partir de deux principes différents selon ces deux dogmes : un principe d’unité des phénomènes du monde complet par lui-même (l’empirisme pur); et un principe d’unité des phénomènes incomplet, qui a besoin d’autres principes à l’extérieur du monde, des principes intelligibles (le dogmatisme pur)16. Ces deux voies paraissent

parfaitement cohérentes en elles-mêmes, mais elles s’opposent entre elles, ce qui mène la raison à des impasses apparemment insolubles. Chacune des positions parait valable et il est impossible d’accorder une plus grande importance à aucune des deux. Le conflit entre les deux positions n’est pas un conflit de rigueur logique : Kant se porte garant de la rigueur logique de chacune des positions17. En effet, suivant son désir d’unité absolue des

phénomènes, la raison fait une synthèse objective des phénomènes suivant deux voies possibles, mais contradictoires. C’est pour cela que, considérant les problèmes du monde, on en arrive à des antinomies.

Ces impasses se comptent au nombre de quatre : « Il n’y a donc pas plus de quatre Idées cosmologiques, conformément aux quatre titres des catégories, si l’on retient celle qui impliquent nécessairement une série dans la synthèse du divers18 ». La synthèse objective

des phénomènes est une recherche de l’inconditionné donné à travers une série de conditions données. Certaines catégories impliquent une synthèse d’une série de phénomènes. D’après cela, c’est en se penchant sur ces catégories, qui s’élèvent en Idées,

16 CRP, p. 456, A 465/B 493. 17 CRP, p. 426, A 420/B 448.

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que l’on arrive aux antinomies de la raison. La première antinomie concerne « l’absolue complétude de la composition de la totalité donnée de tous les phénomènes19 » : la thèse

supporte l’idée qu’il y a un commencement dans le temps et qu’il y a une limite à l’espace; l’antithèse affirme que le temps comme l’espace sont infinis. La deuxième antinomie traite de « l’absolue complétude de la division d’une totalité donnée dans le phénomène20 » : la

thèse défend l’idée que le monde est composé de parties simples; l’antithèse soutient que tout dans le monde est divisible. La troisième antinomie est celle qui nous intéresse tout particulièrement et se penche sur « l’absolue complétude de la genèse d’un phénomène en général21 » : la thèse affirme qu’il existe une causalité libre; l’antithèse défend l’idée qu’il

n’y a que de la causalité naturelle. Finalement, la quatrième antinomie examine « l’absolue complétude de la dépendance de l’existence de ce qu’il y a de changeant dans le phénomène22 » : la thèse supporte l’idée qu’il existe un être nécessaire; l’antithèse soutient

qu’il n’y a rien de nécessaire.

Maintenant que l’on comprend le mouvement dialectique de la raison, en quoi ce mouvement mène à des problèmes cosmologiques, et lequel de ces problèmes posent la question de la causalité, nous pouvons nous mettre à étudier ce problème plus particulier de l’inconditionné causal du monde.

c) La troisième antinomie

La raison cherche l’inconditionné de la série causale du monde : voilà le problème cosmologique d’où découle celui de la liberté. En effet, pour arriver à cet inconditionné, il faut se pencher sur la notion de causalité et sur son interprétation selon les deux voies de l’absolue (l’empirisme pur et le rationalisme dogmatique). La cause est-elle simplement la loi de causalité naturelle, qui est toujours conditionnée, qui englobe toutes les causes du

19 CRP, p. 423, A 415/B 443. 20 Id.

21 Id. 22 Id.

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monde, ou existe-t-il une cause faisant partie des séries de causes mais qui est tout de même inconditionnée?23 Les antinomies se présentent toutes sous la forme de l’opposition entre

une thèse et une antithèse, la thèse présentant la voie rationaliste dogmatique et l’antithèse choisissant la voie empiriste dogmatique. La troisième antinomie ne fait pas exception, et ce sera la thèse qui prendra la défense de la liberté.

En effet, la thèse touche directement à la liberté : une cause inconditionnée, c’est-à-dire qui n’a pas elle-même de cause, c’est une cause absolument spontanée, comme la liberté. La liberté transcendantale se traduit par cette proposition d’une cause inconditionnée faisant partie de l’ensemble des causes. Voici comment Kant formule la thèse : « La causalité qui s’exerce d’après les lois de la nature n’est pas la seule d’où puissent être dérivés les phénomènes du monde considérés en leur totalité. Il est encore nécessaire d’admettre en vue de leur explication une causalité par liberté24 ». L’antithèse,

au contraire, rejette toute conception de la liberté, puisque l’inconditionné de l’absolue totalité de la série des causes est le principe de la causalité naturelle qui propose que chaque effet a sa cause, donc qu’il ne peut pas y avoir de cause spontanée, donc de liberté. L’antithèse, telle qu’écrite dans la Critique de la raison pure, s’oppose à la liberté d’une façon très claire : « Il n’y a pas de liberté, mais tout dans le monde arrive uniquement d’après les lois de la nature25 ». Il faut préciser ici que chacune des positions tente de rendre

compte de l’unité de l’expérience des phénomènes. Les deux ont pour but d’expliquer l’unité des relations causales du monde. Le problème est donc de savoir laquelle des deux parties satisfait entièrement la raison26. C’est pour cela que la liberté est avant tout un

problème cosmologique : la causalité libre est en apparence une bonne explication du monde pour la raison, et pas seulement une nécessité pour la morale.

23 CRP, p. 424, A 417/B 445.

24 CRP, p. 442, A 444/B 472. 25 CRP, p. 443, A 445/B 473.

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Il devient maintenant beaucoup plus évident pourquoi la liberté est d’abord traitée par Kant comme un problème cosmologique. En tant que sorte de causalité, la liberté s’inscrit dans un mouvement dialectique de la raison qui est inévitable. Donc non seulement il faut traiter de la liberté d’un point de vue théorique et cosmologique, ne pas se limiter au point de vue pratique, mais il faut le faire en premier lieu, puisque c’est ce problème cosmologique qui s’impose d’abord à la raison. En effet, avant que la raison pratique fasse de la liberté son concept central, ce que nous verrons plus loin, il importe que la raison théorique n’y oppose pas son veto absolu. Ainsi, la troisième antinomie de la raison pure devient le terrain où se déploient les premiers enjeux reliés à la liberté chez Kant : « La cosmologie est le berceau de l’idée transcendantale de la liberté. La question qui se pose en effet n’est pas de concilier une liberté préalablement admise ou établie, avec la nécessité naturelle, mais de résoudre un conflit qui surgit au sein même de la raison27 ». L’enjeu est

immense pour la liberté : si la thèse se révélait être totalement fausse, le concept même de liberté serait contradictoire, donc aucune liberté ne pourrait être possible, ce qui par ailleurs aurait des conséquences funestes pour la morale et la raison pratique. Cela dit, il faudra se questionner quant à savoir ce que l’expression « totalement faux » signifie exactement. Toutefois, cette question sera traitée plus loin.

1.2 La thèse

a) L’argument de la thèse

Pour répondre au problème cosmologique de la totalité des séries causales du monde, le côté rationaliste dogmatique de la raison va affirmer qu’il ne peut pas y avoir que la seule causalité naturelle en jeu, donc qu’il y a de la causalité libre. On remarque bien vite que la thèse défend la liberté d’une manière négative : c’est en niant la possibilité qu’il n’y ait que de la causalité naturelle que la thèse arrive à conclure qu’il doit exister une autre

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sorte de causalité. Selon Kant, il n’y a que deux types de causalité (naturelle et libre)28,

donc si la causalité naturelle ne peut pas être la seule sorte de causalité dans le monde, la causalité libre doit également en faire partie. Considérant ce qui précède, il est facile de comprendre comment fonctionne l’argumentation de la thèse. En effet, la thèse va procéder par l’absurde en tentant de montrer la contradiction inhérente à l’antithèse. La stratégie de la thèse est de montrer que l’antithèse est fausse, ainsi son opposée directe, la thèse, se doit d’être vraie.

Voyons comment s’articule l’argument de la thèse. Pour ce faire, nous présenterons chaque étape de l’argument suivant directement le texte de Kant29. Nous divisons

l’argument en neuf étapes différentes :

1. Kant commence par poser l’antithèse, c’est-à-dire le fait qu’il n’y ait que la causalité naturelle qui fasse partie du monde : « Supposons qu’il n’y ait pas d’autre causalité que celle qui s’exerce d’après les lois de la nature30 »;

2. Ensuite, on explique ce qu’est la causalité naturelle, que chaque effet a une cause qui lui vient antérieurement, et ce, d’après une loi constante : « dans ce cas, tout ce qui arrive présuppose un état antérieur auquel il succède inévitablement d’après une règle »;

3. La troisième étape est très importante puisqu’elle universalise la causalité naturelle à toutes relations causales : « Or il faut toutefois que l’état antérieur lui-même soit quelque chose qui est arrivé (qui est advenu dans le temps, puisque auparavant il n’était pas), étant donné que, s’il avait toujours été, sa conséquence n’aurait pas elle non plus commencé de naître, mais elle aurait aussi toujours été ».

28 CRP, p. 495, A 532/B 560.

29 Nous nous inspirons de Allison, op. cit., p. 15.

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La raison rapporte le lien entre une cause et son effet à cette même cause. C’est ainsi qu’on arrive à la loi de la causalité;

4. Selon l’étape précédente, on comprend que toutes les causes se plient à la même loi de causalité : « Donc, la causalité de la cause par laquelle quelque chose arrive est elle-même quelque chose qui est arrivé, et qui, d’après la loi de la nature, présuppose à son tour un état antérieur et la causalité de celui-ci, et cet état présuppose de même un état encore plus ancien, etc. »;

5. Que chaque cause soit soumise à la loi de la causalité naturelle implique qu’il ne peut pas y avoir de premier commencement, de cause première, puisque chaque cause a elle-même sa propre cause : « Si donc tout arrive d’après de simples lois de la nature, il n’y a en tout état de cause qu’un commencement subalterne, mais jamais un premier commencement, et ainsi n’y a-t-il en général aucune complétude de la série du côté des causes provenant les unes des autres ». Ici, on commence à toucher au nœud du problème. Si les quatre points précédents sont vrais, il s’ensuit qu’il ne peut pas y avoir de cause inconditionnée qui commence la série des causes, ainsi il ne peut pas y avoir de complétude dans la série des causes, puisqu’il y a une régression à l’infini;

(Les cinq premières étapes ne font que montrer la position de l’antithèse et ses conséquences. Il n’y a toujours pas de contradiction à voir dans ces étapes. C’est à la sixième étape que l’on touche à la contradiction recherchée.)

6. Mais selon Kant, la loi de la nature implique la complétude de la série des causes : « Or, la loi de la nature consiste précisément en ce que rien n’arrive sans une cause suffisamment déterminée a priori ». La loi de la causalité demande à ce qu’il y ait une cause qui puisse assurer la complétude de la série31;

31 Cette étape ne paraît certainement pas convaincante, puisqu’elle n’est pas du tout claire. Elle sera l’objet

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7. On constate donc qu’il y a une contradiction entre les cinq étapes précédentes qui décrivent la loi de la causalité et ce que cette dernière implique : « Donc, la proposition selon laquelle toute causalité ne serait possible que d’après des lois de la nature se contredit elle-même dans son universalité sans bornes ». Ici, il est important de noter que c’est à travers son « universalité sans bornes » que l’antithèse se contredit. En effet, c’est en voulant à la fois la complétude universelle des causes et l’universalité de la causalité naturelle que l’antithèse se contredit;

8. Comme il y a contradiction, il s’ensuit que la causalité naturelle ne peut pas être la seule qui agisse : « et en ce sens elle ne se peut admettre comme la seule causalité »;

9. Comme la causalité naturelle ne peut pas être la seule causalité, la causalité libre doit pouvoir exister. Pour comprendre cette dernière étape, il faut se rappeler que, pour Kant, il ne peut y avoir que deux sortes de causalité: naturelle et libre. On arrive ainsi à poser la liberté transcendantale : « En vertu de quoi il faut admettre une causalité par laquelle quelque chose arrive sans que la cause en soit déterminée encore à son tour par une cause antécédente d’après des lois nécessaires, c’est-à-dire une absolue spontanéité des causes consistant à inaugurer par soi-même une série de phénomènes qui se déroule d’après des lois de la nature, par conséquent une liberté transcendantale, sans laquelle, même dans le cours de la nature, la succession sérielle des phénomènes n’est jamais complète du côté des causes ».

On constate donc assez facilement que la thèse procède par l’absurde pour défendre sa position. C’est à travers cette argumentation que la thèse veut défendre sa position, mais le texte de Kant ne s’arrête pas là. En effet, après avoir détaillé l’argument de la thèse, Kant explique plus largement ce que signifie la liberté transcendantale, c’est-à-dire la liberté dans son concept le plus pur. Kant précise que ce qui est en jeu ici n’est pas la partie empirique de la liberté (l’aspect psychologique, le libre-arbitre si l’on veut). Toutefois, Kant mentionne que la liberté transcendantale, en tant que spontanéité absolue, est nécessaire pour rendre compte de l’imputabilité de l’action. Cette mention aura une grande

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importance pour ce qui est de la liberté pratique et de la morale. Outre cette importance morale, le concept de liberté transcendantale a une importance pour rendre compte des phénomènes du monde, et c’est ce qui était important de montrer dans le cadre de ce problème cosmologique qu’est la troisième antinomie. C’est pour toutes ces raisons que Kant va affirmer, sans peser ses mots, que l’Idée transcendantale de liberté est « la vraie pierre d’achoppement de la philosophie32 ». Avec une telle affirmation, on peut bien voir

que la thèse ne pourra certainement pas se révéler totalement fausse pour Kant.

b) La critique de la thèse

Nous avons vu comment la thèse s’articule et quelle est sa stratégie pour défendre son point. Nous avons même pu constater que défendre le concept transcendantal de liberté est un lourd fardeau, considérant que cette idée est la « vraie pierre d’achoppement de la philosophie ». Néanmoins, après cet éclaircissement viennent plusieurs ombres. En effet, le texte de Kant nous laisse avec quelques éléments confus, et sans précisions. Ces éléments imprécis doivent être bien interprétés, sinon la thèse pourrait se révéler fausse avant même que l’on ait à se tourner vers l’antithèse. Et puis, comme nous l’avons déjà plusieurs fois mentionné, la fausseté totale de la thèse serait un désastre pour la liberté, et du même coup, pour la morale.

Sur le plan de la forme, la thèse semble se tenir. Par contre, c’est sur le plan du contenu que la thèse peut facilement être attaquée. L’endroit qui est le plus facilement dommageable dans le raisonnement de la thèse se trouve à la sixième étape, si l’on reprend les neuf étapes présentées précédemment. L’argument de la thèse est donc souvent attaqué selon cette seule phrase du texte : « Or, la loi de la nature consiste précisément en ce que rien n’arrive sans une cause suffisamment déterminée a priori33 ». Nous nous

concentrerons sur deux critiques particulières qui concernent toutes les deux cette sixième

32 CRP, p. 444, A 448/B 476. 33 CRP, p. 442, A 446/B 474.

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étape. La première critique est plus générale, mais touche tout de même cette étape en particulier : la thèse fait de l’antithèse un « homme de paille »34. La deuxième critique se

concentre directement sur cette étape, puisqu’elle soulève l’ambiguïté des mots « cause suffisamment déterminée a priori ». Nous présenterons donc chacune de ces critiques, puis nous essaierons d’y répondre.

Commençons par l’accusation de « l’homme de paille ». Les cinq premières étapes de l’argument de la thèse ne posent généralement pas problème puisqu’elles ne font que décrire le principe de causalité que défend l’antithèse. Toutefois, les choses se corsent avec la sixième étape. En effet, la thèse affirme que le principe de causalité naturelle recherche la complétude de la série des causes par une cause suffisamment déterminée a priori. Bref, la thèse laisse croire que l’antithèse défend à la fois l’universalité de la loi naturelle et une explication causale finale. Selon plusieurs commentateurs, ce deuxième aspect de la position de l’antithèse est tout simplement faux. C’est le cas de Bennett :

It is true that if there is only the causality of nature then no causal explanation can be ‘ultimate’ in the sense of leaving nothing to be explained. But if that were the point of the Thesis-argument, then the latter would be attacking a version of the ‘principle of causality’ which affirms both that there is only the causality of nature and that every event has an ‘ultimate’ explanation. That is such a straw man that Kant cannot have taken it seriously or supposed that the Thesis-arguer would do so.35

L’antithèse ne tiendrait pas à défendre cette idée qu’il doit y avoir une explication ultime de toutes choses. La thèse serait ainsi en train de s’attaquer à un homme de paille lorsqu’elle affirme que la loi de la causalité naturelle cherche justement cette cause première. Donc, si la sixième étape de l’argument de la thèse tombe à l’eau, l’argument ne tient plus, puisqu’il n’y a tout simplement plus de contradiction dans l’antithèse.

Comment arriver à répondre à cette attaque? Évidemment, il faut essayer de voir si on a véritablement affaire à un homme de paille. Peut-être que l’antithèse est bel et bien dans

34 Jonathan Francis Bennett, Kant’s Dialectic, London, Cambridge University Press, 1974, p. 186.

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cette position de contradiction telle que suppose la thèse. Mais pour ce faire, il faudra faire un détour par la deuxième critique posée contre la thèse : l’ambiguïté de l’expression « cause suffisamment déterminée a priori ». En fait, il semble que ce soit à cause du caractère équivoque de ces mots qu’on soit porté à croire que la thèse fait un homme de paille de l’antithèse. Par conséquent, c’est en faisant la bonne interprétation de cette expression ambiguë que l’on arrivera à dissiper, ou non, le présumé sophisme de la thèse.

Tout l’argument de la thèse repose sur cette idée que la loi de la causalité prescrit que rien n’arrive sans cause suffisamment déterminée a priori : « Or, la loi de la nature consiste précisément en ce que rien n’arrive sans une cause suffisamment déterminée a priori36 ».

Le problème est que Kant n’explique aucunement ce qu’il entend exactement par « cause suffisamment déterminée a priori ». Plusieurs commentateurs ont donc tenté d’interpréter cette phrase. Malheureusement, plusieurs d’entre eux ont tout simplement mal compris la structure grammaticale même de la phrase. C’est le cas chez Kemp Smith et Schopenhauer37, qui ont cru que l’adverbe « suffisamment » était plutôt un adjectif

s’accordant avec le mot « cause ». Résultat : ils ont cru que cette phrase signifie que la loi de la causalité soutient que rien n’arrive sans cause suffisante, ce qui n’entre pas en contradiction avec les étapes précédentes de l’argument, laissant tomber le résultat recherché par la thèse. Il est donc bien important de saisir la forme grammaticale de la phrase, et de rendre compte que l’adverbe « suffisamment » s’applique à l’adjectif « déterminée ».

Cela dit, l’expression reste assez obscure et difficile à interpréter. Qu’est-ce qu’une cause suffisamment déterminée? En quel sens est employé le terme a priori? Cette dernière question est très importante, puisque l’utilisation de « a priori » ne semble pas être faite au sens kantien. En effet, « a priori » signifie habituellement pour Kant « indépendant de l’expérience ». Mais dans le cas qui nous occupe, on dirait plutôt que Kant l’utilise dans le

36 CRP, p. 442, A 446/B 474.

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sens de « antérieur » ou « avant tout »38. Cela voudrait dire que la loi de la causalité défend

que, pour chaque effet, il y a une cause suffisamment déterminée avant cet effet. Reste donc à savoir ce que peut bien vouloir dire une cause suffisamment déterminée. On peut interpréter qu’une cause suffisamment déterminée est une explication ultime, c’est-à-dire une cause complète d’un événement39. Interprétée ainsi, la sixième étape de l’argument de

la thèse paraît juste, puisqu’elle rend compte de la contradiction de l’antithèse. En effet, si la loi de la causalité cherche une explication ultime à chaque événement, il y a une contradiction directe avec la cinquième étape de l’argument qui affirme qu’il ne peut pas y avoir de complétude ultime à l’intérieur même de la série des causes.

Il semblerait donc que l’antithèse défend à la fois l’universalité de la loi de la causalité naturelle et une explication totale des causes, alors qu’à prime abord, les tenants de l’antithèse pourraient rejeter cette deuxième idée. On revient donc à notre première question : est-ce que l’antithèse défend véritablement l’idée qu’il faille une explication finale à la série totale des causes? En fait, nous allons pouvoir répondre à cette question si nous nous replongeons dans le contexte de la Dialectique et de ses antinomies cosmologiques. Rappelons que l’Idée du Monde est un inconditionné recherché à travers la remontée de conditions en conditions faite par la raison. Cet inconditionné doit être l’unité totale des conditions. Chaque antinomie cherche donc cette unité totale. Ainsi, la troisième antinomie, en tant qu’exigence dialectique de la raison, cherche à rendre compte de la complétude des relations causales : « Thus, the question is not whether nature is to be viewed as a dynamical whole (the completeness requirement) but, assuming that it must be, how such a whole is to be conceived40 ». L’antithèse n’échappe pas à cette recherche de

complétude. La question de l’antinomie est de savoir si l’Idée de Monde, dans sa complétude absolue, peut faire place à la liberté. L’antithèse affirme que cela est impossible, mais elle cherche tout de même cette complétude. Donc, lorsque la thèse pose

38 Ibid., p. 185.

39 Allison, op. cit., p. 17.

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la sixième étape de son argumentation, elle ne s’attaque pas à un homme de paille, elle ne fait que rappeler le problème qui est en jeu.

Peut-être que la solution à cette critique ne fait que rejeter le problème plus loin. En fait, la Dialectique est en soi un problème, et il faudra effectivement trouver une solution quant à ses ambitions. Certes, il se peut que la thèse soit tout de même fausse puisque la recherche de l’inconditionné serait elle-même une recherche vaine, mais on nierait du même coup l’antithèse. Toutefois, ne nous attardons pas tout de suite à ces questions, notre but jusqu’à maintenant n’était que de répondre aux critiques à propos de l’argument précis de la thèse.

1.3 L’antithèse

a) L’argument de l’antithèse

L’antithèse défend qu’il n’existe que la causalité naturelle, qu’il ne peut pas y avoir d’autre sorte de causalité dans le monde, donc que la causalité libre est impossible. L’antithèse n’utilise pas la même stratégie que la thèse pour prouver son point. En effet, elle n’essaie pas de montrer que son opposé se contredit, mais plutôt qu’elle ne remplit pas les exigences de la raison. Le but de l’antithèse est de préserver l’unité du principe explicatif. Selon l’antithèse, la thèse est fausse puisqu’elle néglige ce principe explicatif d’unité de l’expérience commandé par l’entendement. Voyons comment s’articule plus précisément cet argument41 :

1. On pose la thèse, c’est-à-dire qu’il existe une causalité libre : « Supposons qu’il y ait une liberté au sens transcendantal, constituant une espèce particulière de causalité d’après laquelle les événements du monde pourraient avoir lieu, c’est-à-dire un pouvoir de commencer absolument un état42 »;

41 Encore une fois, nous nous inspirons de Allison, op. cit., p. 19.

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2. D’après son pouvoir de commencer spontanément un état, la causalité libre peut également commencer une série causale : « par conséquent aussi une série de conséquences de cet état ». Nous posons cette étape séparément de la précédente puisque celle-ci découle de la précédente, mais nous pourrions facilement les rassembler;

3. La causalité libre ne fait pas que déterminer son effet, mais elle se détermine également soi-même : « dans ce cas, ce n’est pas seulement une série qui commencera absolument sous l’effet de cette spontanéité, mais c’est aussi la détermination de cette spontanéité elle-même à produire la série, c’est-à-dire la causalité ». Cela signifie simplement que, comme une cause faite par liberté n’est pas déterminée par une autre cause, elle doit se déterminer elle-même;

4. C’est à cette quatrième étape que l’on se rapproche du problème concernant la thèse. On constate que, si une cause se détermine elle-même, cette cause n’est pas déterminée par aucune loi constante : « en sorte que rien ne précède par quoi l’action qui intervient ainsi soit déterminée selon des lois constantes ». En effet, si la cause libre se détermine elle-même et par rien d’autre, elle ne peut pas être déterminée par une loi;

(Les premières étapes servent à situer la position de la thèse et à souligner ses implications. L’argument de l’antithèse contre la thèse commence réellement à partir de la prochaine étape.)

5. À cette étape-ci, Kant nous rappelle une des conclusions à propos de la loi de la causalité traitée dans l’Analytique transcendantale. Cette conclusion est que toute cause produisant un effet implique que l’état de la cause, avant d’avoir produit cet effet, doit être inactif : « Mais tout commencement inaugurant une action présuppose un état de la cause où elle n’agit pas encore ». On rappelle ici la

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deuxième analogie de l’expérience traitée dans l’Analytique des principes43. Une

cause qui n’a pas encore créé d’effet n’est tout simplement pas encore une cause, elle est un état inactif. Cette exigence d’inactivité fait en sorte qu’une cause ne peut pas se déterminer elle-même. Déjà, on contrevient aux résultats de l’Analytique si on suppose que les étapes précédentes sont vraies;

6. De plus, on pose une cause qui n’a rien qui lui précède, c’est-à-dire un état premier, ce qui est tout simplement impossible selon la loi de la causalité : « et un commencement dynamiquement premier de l’action présuppose un état qui n’entretient aucun lien causal avec l’état précédent de la même cause, c’est-à-dire qu’il n’en résulte d’aucune manière ». Cette sixième étape ressemble à la cinquième, mais elle ajoute à l’argument l’aspect dynamique de la causalité. On ne s’en tient donc pas uniquement à l’aspect temporel comme le faisait l’étape précédente. La thèse s’oppose ici encore plus clairement à la loi de la causalité que dans la cinquième étape;

7. D’après les deux étapes précédentes, on aboutit à une constatation assez simple : « Donc, la liberté transcendantale est opposée à la loi de causalité »;

8. Cela signifie que la liberté transcendantale ne rend pas compte de l’unité de l’expérience, que son concept ne se rencontre pas dans l’expérience, qu’elle est donc vide et impossible : « et une telle liaison des états successifs de causes efficientes, en vertu de laquelle nulle unité de l’expérience n’est possible, et qui dès lors ne se rencontre non plus dans aucune expérience, [la liberté transcendantale] est par conséquent un produit inconsistant de la pensée »;

9. On peut terminer l’argument en soulignant que, comme il n’existe pas de liberté, il n’y a que de la causalité naturelle.

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L’argument principal de l’antithèse est donc simple : l’existence d’une causalité libre s’opposerait à la loi de la causalité, il ne peut donc pas y avoir de liberté, entendue dans son sens transcendantal. La causalité naturelle est donc la seule causalité possible. L’antithèse précise que la liberté transcendantale ne pourrait pas s’exercer dans la nature, sinon cette dernière se retrouverait sans règles, confuse. Pourtant, il est intéressant de noter que l’antithèse n’exclut pas la possibilité que la liberté puisse être un pouvoir causal dans un autre monde que celui de la nature. Cela ouvre la voie à une solution de l’antinomie. Toutefois, nous ne nous attarderons pas tout de suite à ce détail.

b) La critique de l’antithèse

L’antithèse paraît moins problématique que la thèse, puisqu’elle ne repose pas sur une expression ambiguë telle que « cause suffisamment déterminée a priori ». Toutefois, l’antithèse n’est pas exempte de critiques. En effet, l’antithèse est souvent critiquée puisqu’elle reprend des thèses précises de l’Analytique, et ce, sans même les rappeler. En fait, elle n’a pas à le faire, puisqu’elle est un régime dogmatique. De plus, on peut facilement comprendre que Kant reprenne les résultats de ce qui précède la Dialectique; s’il affirmait des thèses opposées, ce serait contradictoire. Toutefois, certains commentateurs y voient une pétition de principe : Kant assume la vérité de la loi de la causalité pour asseoir la vérité de l’antithèse, mais ce serait justement cette loi de la causalité qui est en jeu dans toute l’antinomie. Donc, bien que l’antithèse nous paraisse moins problématique que la thèse à prime abord, elle peut être mise à l’épreuve. Est-ce que l’antithèse fait effectivement une pétition de principe ?

Les étapes 5 et 6 sont des étapes cruciales de l’antithèse puisque ce sont elles qui apportent les éléments importants de la loi de la causalité qui s’opposent à la liberté. Il est donc nécessaire que ces deux étapes soient vraies pour que l’antithèse fonctionne. Dans l’Analytique des principes, Kant développe des analogies de l’expérience44 pour expliquer

44 « Une analogie de l’expérience sera donc seulement une règle d’après laquelle, à partir de perceptions, doit

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la nécessité d’unité de l’expérience tirée à partir des perceptions. La deuxième analogie traite de la relation causale en tant que règle pour l’expérience: « Tout ce qui se produit (commence d’être) suppose quelque chose à quoi il succède d’après une règle45 ».

L’antithèse tire donc ses propositions sur la loi de la causalité de cette deuxième analogie. Le problème est que cette idée qu’il ne peut pas y avoir de cause sans cause précédente est justement ce que cherche à défendre l’antithèse. Plus précisément, la stratégie de l’antithèse est bien sûr d’invalider la thèse, mais son but premier est de montrer que seule la loi de la causalité naturelle est possible. Bref, elle essaie d’affirmer la loi de la causalité. Ainsi, en essayant de prouver l’unique possibilité de la loi de la causalité, l’antithèse a recours à cette loi : c’est en ce sens que l’on peut voir une pétition de principe de la part de l’antithèse.

Mais cette critique de pétition de principe peut facilement être contrecarrée. On pourrait encore se demander si on a véritablement affaire à une pétition de principe - ce ne semble pas encore tout à fait évident - mais ce travail n’est même pas nécessaire. Il suffit de considérer l’opposée de l’antithèse, c’est-à-dire la thèse, et de constater qu’elle aussi assume les principes de la loi de causalité. Les résultats de l’Analytique ne sont pas uniquement repris par l’antithèse, mais par la thèse également. Comme les deux parties opposées reprennent les mêmes principes, la question de la pétition de principe devient tout simplement caduque46.

Par ailleurs, il arrive que l’on critique l’antithèse puisqu’elle comprend une prémisse cachée. En effet, l’antithèse assume dans l’étape 8 que la causalité doit respecter l’unité de l’expérience pour qu’elle puisse être possible. Bien sûr, cela va de soi d’après ce qui a été dit dans toute l’Analytique transcendantale, mais il reste que l’antithèse ne précise pas cette prémisse que tout ce qui est en conflit avec l’unité de l’expérience - voire plus simplement, tout ce qui est impossible dans l’expérience - est absolument impossible47.

Toutefois, il est possible de répondre à cette critique de la même façon que la précédente : ceci n’est pas vraiment un problème puisque la thèse semble adopter la même prémisse. En

45 CRP, p. 258, A 189.

46 Allison, Kant’s Theory of Freedom, p. 21.

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effet, lorsque la thèse affirme que l’antithèse se contredit dans son « universalité sans bornes », c’est parce que cette dernière cherche à la fois l’unité de l’expérience et la totalité des causes. Bref, la thèse aussi suppose cette prémisse que toute cause qui ne respecte pas l’unité de l’expérience est impossible. On pourrait donc tout simplement critiquer cette exigence pour les deux propositions, mais ceci n’est pas l’objectif de ce travail; l’objectif étant de rendre compte de l’opposition antinomique elle-même.

***

Nous avons parcouru la thèse et l’antithèse, leurs critiques respectives ainsi que les réponses à ces critiques. Nous arrivons donc à une compréhension appropriée de la troisième antinomie pour pouvoir désormais travailler sur sa solution. Ce travail d’interprétation des deux parties de l’antinomie était nécessaire pour comprendre pourquoi aucune d’entre elles ne l’emporte sur l’autre, comment Kant arrive à une solution, et en quoi cette solution est pertinente. Jusqu’à maintenant, nous comprenons que malgré les critiques adressées aux deux parties, il y a une façon correcte de les interpréter. Il ne faut donc pas oublier que pour la thèse comme pour l’antithèse, nous avons affaire à des positions dogmatiques se croyant cohérentes en elles-mêmes, mais s’opposant l’une à l’autre d’une façon équivalente. C’est ce que nous résume Allison :

« the thesis, reflecting a dogmatic rationalism, affirms the demand of reason for totality, that is, for an unconditioned unity that satisfies the conditions of thought, whereas the antithesis, reflecting a dogmatic empiricism, affirms the demand of the understanding for consistency and [connectability], that is, for a unity that satisfies the conditions of experience. The antinomy arises because both demands seem to be equally legitimate and each side takes its claim to be incompatible with its opposite48 ».

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Chapitre 2 : La solution au problème cosmologique

de la liberté

Après un approfondissement du problème cosmologique de la liberté exprimé à travers une antinomie, il nous est encore impossible d’accorder une quelconque réalité au concept de liberté. En effet, l’antinomie entre pure causalité naturelle, c’est-à-dire déterminisme, et liberté reste dans son état d’aporie. Comment arriver à conceptualiser la liberté, comment prouver ne serait-ce que la possibilité de la liberté, comment déterminer la liberté si cette dernière est encore une partie prenante d’un conflit de la raison? Pour le moment, tout ce que l’on peut dire, c’est que la liberté se définit comme une cause spontanée qui n’a pas elle-même de cause et qui s’oppose, selon un certain point de vue, à la causalité naturelle. Cette liberté pourrait bien n’être qu’une simple illusion, un fantasme49.

Dans ce chapitre, nous évaluerons la solution de Kant à cette troisième antinomie. Premièrement, nous nous concentrerons sur l’origine de l’erreur dialectique des antinomies en général et nous montrerons que la solution de Kant à la troisième antinomie se base sur deux distinctions importantes : entre l’idéalisme transcendantal et le réalisme transcendantal; et entre les antinomies mathématiques et dynamiques. Deuxièmement, nous tenterons de dégager le concept de liberté transcendantale qui est présenté dans la solution à la troisième antinomie. Finalement, nous nous pencherons sur différentes critiques envers la solution à la troisième antinomie et nous essayerons de les résoudre.

2.1 La solution à la troisième antinomie

a) Les intérêts du rationalisme et de l’empirisme dogmatiques

L’antinomie entre causalité naturelle et causalité libre nous paraît insoluble au terme de leur affrontement détaillé. Et il en va de même pour les trois autres antinomies. Thèses et

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antithèses se combattent à armes égales, aussi n’arrive-t-on toujours pas à donner raison à une position plutôt qu’à une autre, les deux étant parfaitement cohérentes en elles-mêmes et s’opposant fermement. Malheureusement, la raison n’arrive pas à mettre de côté son désir d’absolu. Il serait bien plus simple de laisser tomber les deux parties, mais la raison cherche toujours cet inconditionné, et elle continuera à osciller entre les positions tant qu’elle n’aura pas trouvé de meilleure solution. Quoi faire alors pour départager les deux positions?

Pour répondre à cette question, Kant tente d’abord une approche qui s’éloigne de la pure spéculation. En effet, Kant entreprend de recenser les différents intérêts selon la position adoptée, à savoir pourquoi certains choisissent un côté plutôt que l’autre. Les intérêts se comptent au nombre de deux : l’intérêt pratique et l’intérêt spéculatif. Sous les thèses se cachent la position du « dogmatisme de la raison pure50 », que l’on peut appeler

rationalisme dogmatique. Les antithèses, quant à elles, reposent sur le « pur empirisme51 »

ou l’empirisme dogmatique. Au terme du débat, les thèses, qui ont pour fondement le rationalisme dogmatique, semblent l’emporter sur le pur empirisme des antithèses52.

D’abord, si l’on considère l’intérêt pratique, le rationalisme dogmatique l’emporte sur l’empirisme pur. En effet, rappelons-nous notre troisième antinomie : la liberté doit être possible, sinon la morale serait elle-même impossible. La thèse n’entre donc pas en contradiction avec la raison pratique, contrairement à l’antithèse. Il en va de même pour les autres antinomies. L’intérêt pratique nous enjoint donc de nous tourner vers le rationalisme dogmatique. En revanche, l’empirisme l’emporte contre le rationalisme quant à l’intérêt spéculatif. Le dogmatisme a un certain intérêt spéculatif, puisqu’il permet d’achever la connaissance. Toutefois, l’intérêt spéculatif de l’empirisme est bien plus grand. Dans le contexte de l’empirisme, l’entendement ne dépasse pas ses propres capacités. L’empirisme est supérieur au rationalisme dogmatique puisqu’il reconnaît l’incapacité de l’entendement à dépasser les phénomènes53. Toutefois, Kant fait une mise en garde : il arrive que le tenant

de l’empirisme ne respecte pas lui-même ses propres limites et fasse les mêmes erreurs que

50 CRP, p. 456, A 466/B 494. 51 CRP, p. 456, A 466/B 494. 52 CRP, p. 461, A 475/B 503. 53 CRP, p. 457, A 468/B 496.

Références

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