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Critiques et réponses

Chapitre 2 : La solution au problème cosmologique de la liberté

2.3 Critiques et réponses

Nous venons tout juste de présenter la solution de Kant à la troisième antinomie. Il va sans dire qu’une telle solution n’est pas inattaquable. En effet, certaines propositions de Kant sont facilement critiquables, surtout si l’on sort de son système. La solution générale aux antinomies est très fragile puisque dès que l’on ne s’accorde pas avec la théorie de l’idéalisme transcendantal, on rejette la solution. Comme nous l’avons déjà mentionné, Kant affirme que l’idéalisme transcendantal est la clef de la solution aux antinomies cosmologiques. Si l’idéalisme transcendantal est faux, la clef est perdue. Il faut donc prendre très sérieusement les critiques contre l’idéalisme transcendantal. Et elles sont nombreuses. De plus, il n’y a pas que l’idéalisme transcendantal qui est critiqué dans la solution à la troisième antinomie. En effet, plusieurs se demandent en quoi la solution est réellement théorique, et non pas pratique. D’ailleurs, le concept de liberté développé par cette solution est peut-être trop faible pour être satisfaisant. Bref, Kant nous propose une solution à la troisième antinomie, mais cette solution peut elle-même être critiquée.

a) Critique de l’idéalisme transcendantal

Commençons par la critique à la fois la plus simple et la plus virulente envers la solution aux antinomies, c’est-à-dire la critique de l’idéalisme transcendantal. La distinction entre phénomène et chose en soi ne va pas de soi. Que les seules choses que l’on arrive à connaître soient les phénomènes, c’est-à-dire les objets que l’on peut appréhender uniquement dans le cadre de notre intuition spatio-temporelle, cela n’est pas une thèse

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particulièrement controversée. Par contre, d’affirmer que les causes extérieures de ces phénomènes sont des choses en soi inatteignables par la raison humaine, on peut plus facilement en débattre. En effet, comment peut-on affirmer que les phénomènes sont causés par les choses en soi si l’on ne peut rien connaître de ces dernières? La thèse phénoménaliste de Kant semble se contredire elle-même : on ne peut que connaître les phénomènes, mais pour qu’il y ait des phénomènes, il doit y avoir des choses en soi qui les causent, mais dont on ne peut rien dire. Cette dissonance a été, et reste encore, l’objet de nombreuses critiques. La critique la plus solide est certainement celle de Jacobi :

« Y demeurer [dans le système kantien] en admettant ce présupposé est absolument impossible, puisque la conviction de la validité objective de notre perception d’objets hors de nous, comme choses en soi et non comme phénomènes simplement subjectifs, est au fondement de ce présupposé, tout autant que la conviction de la validité objective de nos représentations des relations nécessaires que ces objets entretiennent entre eux et leurs rapports essentiels, comme déterminations objectivement réelles. Assertions qui ne laissent en aucune matière concilier avec la philosophie kantienne, puisqu’elle s’emploie entièrement à prouver que les objets, tout comme leurs rapports, sont des êtres simplement subjectifs, simples déterminations de notre propre moi et n’existant absolument pas hors de nous108 ».

Le recours à la chose en soi est nécessaire pour Kant, puisqu’il veut à la fois montrer que notre raison ne peut que connaître les objets s’inscrivant dans notre intuition sensible, et que ces objets ont tout de même une origine extérieure à nous. La chose en soi est donc nécessaire si l’on veut répondre à ces deux critères. Mais parler d’une chose en soi comme cause du phénomène, c’est appliquer les catégories de l’entendement à autre chose que notre intuition sensible, donc à en faire un usage inapproprié. C’est pourquoi Jacobi souligne que la chose en soi nous empêche d’entrer dans le système kantien, mais que ce dernier ne tient pas la route sans la chose en soi.

Il va sans dire que la distinction entre chose en soi et phénomène est incertaine. Dans notre cas, c’est un problème de taille puisque l’idéalisme transcendantal est fondé sur

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cette distinction. Rappelons que l’idéalisme transcendantal est la théorie selon laquelle tous les objets de notre connaissance possible, c’est-à-dire les représentations dans notre intuition sensible spatio-temporelle, n’ont aucun fondement qui leur est propre. Mais comme notre sensibilité est une réceptivité, il faut qu’il y ait un objet purement intelligible qui cause le phénomène : « La cause non sensible de ces représentations nous est totalement inconnue, et c’est pourquoi nous ne pouvons pas l’intuitionner comme objet [...]. Nous pouvons toutefois appeler objet transcendantal la cause simplement intelligible des phénomènes en général, mais uniquement pour que nous disposions de quelque chose qui correspond à la sensibilité envisagée comme une réceptivité109 ». Ainsi, l’idéalisme

transcendantal se fonde sur la distinction entre monde empirique, où tout n’est que phénomène représenté dans notre intuition sensible et lu par notre entendement, et monde intelligible, duquel on ne peut rien dire, sauf que les choses qui y appartiennent doivent être la cause des phénomènes. Sans cette distinction entre monde empirique et monde intelligible proposée par l’idéalisme transcendantal, la solution à la troisième antinomie tombe à l’eau.

Bref, comme l’idéalisme transcendantal se fonde sur la distinction entre phénomène et chose en soi, et que cette distinction est assez controversée, la solution à la troisième antinomie est menacée. D’une part, s’il n’y a pas de distinction entre chose en soi et phénomène, on ne peut tout simplement plus accorder la liberté et la loi de la nature. L’antinomie demeure puisque causalité naturelle et causalité libre s’affrontent encore une fois sur le même terrain. D’autre part, si on rejette totalement l’idée d’une chose en soi, on doit aussi rejeter l’idée d’un monde intelligible, et il s’ensuit la fin du concept de liberté. En effet, comme la causalité libre ne peut que se trouver dans un monde intelligible selon Kant, la liberté transcendantale n’a plus lieu d’être s’il n’y a aucun monde intelligible. La critique contre l’idéalisme transcendantal est donc à prendre très au sérieux. Comment peut-on alors sauver le concept de liberté étant donné l’incertitude de la thèse de l’idéalisme transcendantal? Deux options s’offrent à nous : défendre l’idéalisme transcendantal, ou trouver une toute nouvelle solution.

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b) Une interprétation épistémologique de l’idéalisme transcendantal

Commençons par la première option. L’idéalisme transcendantal de Kant est parfois mal interprété. Ou plutôt, il est possible d’interpréter l’idéalisme transcendantal d’une façon plus charitable. Il est important de comprendre que lorsque Kant parle de phénomène et de chose en soi, il le fait dans un cadre épistémologique, et non ontologique. L’important pour Kant, c’est de montrer que notre connaissance se limite à notre intuition sensible, et que tout objet qui sortirait de ce cadre ne nous est tout simplement pas accessible pour la connaissance. Kant précise clairement qu’il est possible de penser n’importe quel objet, mais que la connaissance se limite aux objets sensibles : « je veux simplement rappeler que les catégories ne sont pas limitées dans la pensée par les conditions de notre intuition sensible, mais qu’elles possèdent au contraire une extension illimitée; et que c’est la connaissance de ce que nous pensons, l’acte de déterminer l’objet, qui a besoin de l’intuition110 ». Cette emphase sur la connaissance montre que la distinction entre les objets

de notre intuition (les phénomènes) et les objets indéfinissables et hors de notre intuition (les choses en soi) est épistémologique.

Que signifie cette précision pour notre troisième antinomie? L’idéalisme transcendantal vient essentiellement limiter notre connaissance au sensible. C’est pourquoi cette théorie est la solution à toutes les antinomies : elle montre en quoi la poussée dialectique de la raison sort du cadre de la connaissance possible. Plus précisément, dans la troisième antinomie, la thèse comme l’antithèse ne tiennent pas la route telles qu’elles sont formulées d’un point de vue épistémologique. Comme la connaissance se limite aux objets sensibles, on ne peut pas parler du monde comme d’un phénomène entier. L’antithèse peut nous paraître plus vraisemblable, puisqu’il est vrai que tout objet de notre expérience rencontre la loi de la nature, mais on ne peut tout de même pas appliquer cette loi à l’entièreté du phénomène « nature », puisque la nature en tant que tout n’existe pas comme phénomène. L’idéalisme transcendantal vient ainsi nous montrer que les propositions de la

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thèse et de l’antithèse sont certes antinomiques si on les applique au concept abstrait d’un Tout du monde, mais qu’elles ne s’opposent pas lorsqu’on reconnaît qu’un tel concept n’est pas un objet de notre connaissance possible. Lorsqu’on fait la distinction épistémologique entre ce que l’on peut connaître (les phénomènes) et ce que l’on ne peut pas connaître (les choses en soi), la troisième antinomie peut être solutionnée. Nous arrivons à connaître les liens causaux que l’on observe dans la nature, mais rien ne nous empêche de penser qu’il puisse y avoir une autre forme de causalité qui ne s’inscrit pas dans la nature. Toutefois, nous ne pouvons pas connaître cette autre forme de causalité, contrairement aux lois de la causalité naturelle.

La distinction entre phénomène et chose en soi n’est pas aussi obscure que ce qu’on peut en croire à prime abord. Lorsqu’on se limite à une distinction épistémologique, on peut comprendre que la chose en soi n’est pas l’Autre du phénomène, mais plutôt la même chose selon un point de vue que notre connaissance rationnelle humaine ne peut pas adopter : « the transcendental distinction is not primarily between two kinds of entity, appearances and things in themselves, but rather between two distinct ways in which the objects of human experience may be “considered” in philosophical reflection, namely as they appear and as they are in themselves111 ». Donc, on doit concevoir l’idéalisme transcendantal

comme une position épistémique qui sert surtout à limiter le champ de la connaissance humaine aux représentations sensibles, et non comme une position métaphysique prouvant l’existence des choses en soi: « the transcendental distinction, which constitutes the heart of transcendental idealism, is a bit of metaphilosophical therapy rather than a first-order metaphysical doctrine112 ». Cette interprétation de l’idéalisme transcendantal permet de

diluer la critique contre la distinction entre phénomène et chose en soi. En se rappelant que cette distinction est d’ordre épistémologique et non ontologique, on peut plus facilement être d’accord avec l’idéalisme transcendantal. Toutefois, il se peut que l’on reste en désaccord avec la position de Kant et que l’on n’accepte aucunement l’idéalisme transcendantal.

111 Allison, Kant’s Theory of Freedom, p. 3.

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c) Une solution pratique à la troisième antinomie?

Est-il possible de trouver une solution à la troisième antinomie si on rejette totalement l’idéalisme transcendantal? Du point de vue de Kant, cela serait très certainement impossible. En effet, si on considère légitime la troisième antinomie, mais que l’on refuse de faire la distinction transcendantale de Kant, il est difficile de voir une solution théorique à notre problème. Par contre, il serait possible de défendre une certaine forme de causalité libre si on n’accorde aucun crédit au problème cosmologique de la raison. La liberté pourrait être fondée sur son intérêt pratique uniquement. C’est ce que semblent proposer certains commentateurs113. Selon eux, le problème cosmologique de la

causalité libre n’aurait pas vraiment d’importance puisque Kant arrive éventuellement à fonder la liberté grâce à la raison pratique. En fait, l’intérêt pratique de la thèse n’est jamais caché par Kant dans toute la Dialectique, à un tel point que l’on peut se demander si cet intérêt pratique n’est pas plus important que celui théorique même dans le cadre du problème cosmologique de la raison.

Par exemple, selon Bennett, ce qui intéresse vraiment Kant dans la thèse, c’est son intérêt pratique : « What really engages Kant’s interest in the Thesis is not much that it “offers a point of rest to the enquiring understanding in the chain of cause” as that it offers “a liberation from compulsion”114 ». Cette thèse nous semble trop forte. Bien que l’intérêt

pratique de la thèse soit énorme – comme nous l’avons déjà expliqué, la liberté est d’une importance primordiale pour la morale – le problème cosmologique de la causalité libre n’est pas que poudre aux yeux, il est bel et bien réel pour Kant. La place qu’occupe le concept de la liberté dans la philosophie pratique de Kant est sûrement plus grande que dans sa philosophie théorique, toutefois cela ne veut pas dire que l’intérêt spéculatif de la

113 Jonathan Francis Bennett, Kant’s Dialectic, London, Cambridge University Press, 1974, p. 191;

George Schrader, « The Thing in Itself in Kantian Philosophy ». Robert Paul Wolff, dir. Kant, Notre Dame, University of Notre Dame Press, 1968, p. 182-183;

P. F. Strawson, The Bounds of Sense: An Essay on Kant’s Critique of Pure Reason, London, Methuen, 1966, p. 213.

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thèse est absent. Affirmer le contraire serait fermer les yeux sur les propos mêmes de Kant : « De là vient que la question de la possibilité de la liberté concerne assurément la psychologie, mais que, dans la mesure où elle repose sur des arguments dialectiques de la simple raison pure, c’est exclusivement la philosophie transcendantale qui doit s’occuper d’obtenir sa solution115 ». Cette phrase montre très clairement que la liberté, malgré son

importance pratique, doit être solutionnée à partir des problèmes théoriques qu’elle apporte. En outre, nous n’avons qu’à rappeler les pages de De l’intérêt de la raison dans ce conflit avec elle-même116 qui concluent que l’intérêt pratique des thèses n’est pas en jeu dans le

problème théorique de la raison avec elle-même. Bref, on ne peut pas tout simplement mettre de côté le conflit des antinomies et trouver une solution uniquement pratique.

En fait, l’intérêt pratique de la liberté vient seulement rappeler que le problème théorique de la liberté doit être résolu : « Les difficultés inhérentes à la question de la liberté sont d’ordre cosmologique et transcendantal, non d’ordre pratique; la certitude de la liberté pratique nous avertit seulement qu’elles doivent être résolues117 ». Mais maintenant

que la solution est trouvée, qu’est-ce que cela signifie pour la liberté pratique? En quoi cette solution modeste du problème cosmologique de la causalité est-elle en lien avec la liberté au sens pratique? Au terme de l’Antinomie de la raison pure, l’existence de la liberté est loin d’être prouvée, elle n’est que pensée comme non contradictoire avec la causalité naturelle et comme logiquement possible. Est-ce qu’une telle solution est suffisante pour bâtir une solide théorie concernant la liberté? Bref, est-ce que la solution à la troisième antinomie nous fournit un concept de la liberté transcendantale assez fort pour aller de l’avant et prouver la liberté?

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La liberté transcendantale développée dans la troisième antinomie demeure un concept assez flou. C’est bien normal, puisque nous ne pouvons pas avoir de connaissance

115 CRP, p. 496, A 535/B 563.

116 CRP, p. 454-462, A 462/B 490 - A 476/B 504.

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à son propos. Maintenant que le problème cosmologique de la liberté est réglé, il faut aller plus loin et bâtir un concept de liberté ayant plus de substance. C’est pourquoi nous devons désormais nous tourner vers l’idée de liberté pratique développée par Kant. C’est ce que nous tâcherons de faire dans la prochaine partie.

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