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La distinction entre les deux concepts de liberté

Chapitre 4 : La relation entre la liberté transcendantale et la liberté pratique

4.1 La distinction entre les deux concepts de liberté

a) Une relation ambiguë

Au terme de la Critique de la raison pure, la liberté est expliquée selon deux idées bien distinctes. La liberté transcendantale et la liberté pratique n’ont pas exactement le même sens, elles n’ont pas le même intérêt pour la raison et elles ont une définition assez différente. Mais bien que ces deux libertés soient à distinguer, il reste que l’on parle de liberté dans les deux cas, et qu’il doit bien y avoir un lien entre les deux. Comme de fait, Kant n’est pas muet à propos de la relation qu’entretiennent les libertés transcendantale et pratique. Toutefois, on constate assez rapidement que cette relation n’est pas du tout claire dans la Critique, voire qu’elle est contradictoire.

Ce chapitre final portera sur la relation entre les deux concepts de liberté définis par Kant dans la première Critique. Nous prendrons d’abord le temps de bien poser les distinctions claires à faire entre les deux concepts. Puis nous présenterons la contradiction apparente entre les propos de la Dialectique et ceux du Canon pour ensuite survoler certaines hypothèses qui peuvent expliquer cette contradiction. Nous évaluerons ces hypothèses et nous soulignerons celle qui nous paraît la plus plausible. Finalement, nous conclurons sur l’idée générale de la liberté dans la Critique de la raison pure à la lumière de la solution apportée à la contradiction.

b) Le monde sensible comme outil de distinction

L’idée de monde sensible est utile pour illustrer la distinction qui s’opère entre la liberté transcendantale et la liberté pratique. Les deux se placent très différemment en lien avec le monde sensible. La liberté transcendantale est en-dehors du monde sensible, bien que ses effets puissent s’y retrouver. En fait, ce qu’il est important de souligner, c’est que la

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liberté transcendantale se caractérise par une indépendance totale par rapport au monde sensible. Ce dernier n’a aucun impact sur elle. En revanche, la liberté pratique est bien plus liée au monde sensible. Bien qu’elle se caractérise par une indépendance de la volonté face aux inclinations sensibles, la liberté pratique s’incarne dans le monde sensible, et ce, plus clairement que la liberté transcendantale. En effet, selon Carnois, « la liberté pratique [...] s’insère, pour ainsi dire, dans la nature elle-même, pour nous délivrer du déterminisme sensible152 ».

Le monde sensible est donc un très bon outil pour distinguer nos deux concepts de liberté. Il nous montre que la liberté transcendantale reste un concept problématique de la raison, tandis que la réalité de la liberté pratique peut être démontrée par l’expérience. Ce qui nous permet de souligner une importante distinction épistémologique entre les deux concepts de liberté. En effet, en tant qu’idée problématique, la liberté transcendantale nous est inconnaissable et demeure uniquement une possibilité logique hors du monde sensible mais ayant des effets dans ce monde. Au contraire, la liberté pratique est prouvable par l’expérience, donc on sait qu’elle est réelle. Ce décalage entre les deux concepts empêche une dépendance très forte entre eux : le problème de la liberté transcendantale n’influence pas le fait pratique de la liberté ; mais de la même façon, la réalité de la liberté pratique ne saurait prouver la réalité de la liberté transcendantale.153 On ne peut donc pas affirmer que

l’une vaut pour l’autre.

De plus, l’outil conceptuel du monde sensible nous permet de souligner les intérêts propres aux deux libertés. La liberté transcendantale répond d’abord à un intérêt spéculatif de la raison : la raison cherche à saisir la totalité des causes des phénomènes du monde, elle en vient à postuler la possibilité logique d’une cause spontanée hors du monde phénoménal. On en revient à cette idée que la liberté transcendantale est complètement à l’extérieur du monde sensible. Avec la troisième antinomie, la raison se trouve devant un problème cosmologique, donc un problème d’intérêt spéculatif, mais qui intéresse aussi chacun d’un

152 Bernard Carnois, La cohérence de la doctrine kantienne de la liberté, Paris, Éditions du Seuil, 1973, p. 57. 153 Ibid., p.57- 58.

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point de vue pratique : il ne nous est pas indifférent de nous savoir libres ou entièrement déterminés par la nature. La liberté pratique, quant à elle, n’a aucun lien avec le problème cosmologique. Que la liberté pratique soit réelle et prouvable par l’expérience, cela n’a aucun intérêt pour l’usage spéculatif de la raison. En effet, affirmer que la volonté d’un être rationnel peut se déterminer par la raison n’apporte absolument rien au problème cosmologique de la raison spéculative. Les libertés transcendantale et pratique partagent toutes deux un intérêt pratique, mais seule la liberté transcendantale a un intérêt spéculatif pour la raison.

La liberté transcendantale et la liberté pratique ne sont donc évidemment pas la même chose pour Kant. Toutefois, les deux étant des concepts de liberté, ils sont nécessairement liés. Comme de fait, Kant mentionne à plusieurs reprises dans la Critique de la raison pure les liens qu’entretiennent ces deux types de liberté. Mais alors, quelle relation entretiennent-ils ? Malheureusement, la Critique ne répond pas clairement à cette question. C’est ce que nous verrons dans le reste de ce chapitre.