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Le besoin d’une liberté concrète

Chapitre 3 : La liberté pratique

3.1 Le besoin d’une liberté concrète

a) Au-delà du concept problématique de la liberté

La troisième antinomie a été résolue, et la liberté s’en sort sans être totalement effacée par la causalité naturelle. La liberté transcendantale, c’est-à-dire le pouvoir de causer spontanément un effet sans avoir de cause naturelle, est une Idée de la raison pure qui peut être pensée sans contradiction logique avec la loi de la nature. Il est logiquement possible qu’il y ait un commencement non-phénoménal à la chaîne causale des phénomènes de la nature. Le problème cosmologique de la raison concernant la liberté est résolu, mais est-ce que cela veut dire que les questions autour de la liberté ont elles-mêmes toutes trouvé réponse? Bien sûr que non.

La liberté transcendantale est un concept problématique, une « simple idée118 ».

L’objectif de Kant dans la Dialectique était tout simplement de s’assurer que la causalité libre ne s’oppose pas logiquement à la causalité naturelle. L’atteinte de cet objectif est un immense pas vers le développement d’un concept de liberté satisfaisant, mais il n’est que le premier. La réalité de la liberté est loin d’être prouvée et on peut difficilement expliquer comment cette liberté transcendantale peut être efficace. En effet, comme on l’a déjà vu, Kant ne peut pas expliquer comment une causalité libre peut avoir effet dans le monde sensible. Alors non seulement cette liberté transcendantale n’a aucune réalité objective démontrée, mais ses ressorts théoriques nous demeurent cachés. Cela va de soi puisque la liberté transcendantale n’est pas un phénomène, et donc on ne peut pas développer de connaissance à son propos. La liberté transcendantale est en soi un concept problématique et presque indéfinissable. Comment un tel concept pourrait être à la base de la morale?

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b) La liberté pour la morale

Le problème cosmologique de la raison est résolu, mais l’intérêt que l’on porte à la liberté ne se limite pas à ce problème. Si l’on veut comprendre en quoi la liberté est aussi importante pour la raison théorique et pour la raison pratique, il faut se tourner vers cette dernière. En effet, il est temps de mettre de côté l’intérêt spéculatif de la question de la liberté et de se plonger dans l’intérêt pratique de cette interrogation.

D’après les conclusions de la Dialectique, on ne peut pas affirmer que les êtres humains sont réellement libres. On sait que la liberté transcendantale est possible, mais seulement logiquement. Sa réalité n’est pas prouvée, ni même sa possibilité réelle. Peut-on vraiment fonder la morale sur ce concept de liberté? Il faut bien sûr développer davantage le concept de liberté si on veut non seulement comprendre en quoi celle-ci est nécessaire pour la morale, mais encore plus, pour pouvoir appuyer la morale sur ce concept.

Mais pourquoi la liberté est-elle importante pour la morale? Voici une question très légitime, bien que sa réponse puisse sembler évidente. La morale concerne l’agir de l’être humain, ce qu’il doit faire. La morale implique des actions, donc des relations causales. En effet, poser tel geste (cause) donne nécessairement des conséquences (effets). L’action morale ainsi que ses effets se produisent dans le monde sensible, cela va de soi. Mais est-ce que la cause elle-même de l’action est nécessairement régie uniquement par les lois de la nature? Si tel était le cas, il n’y aurait pas de question à se poser quant à ce qu’il faut faire, puisque chaque action serait déterminée par la nature. Cela pose problème pour la morale puisque la question du devoir-être (Sein Sollen) y est au cœur. Le devoir-être implique quelque chose d'indéterminé par la nature, un choix entre plusieurs actions. La nature n’est jamais concernée par ce qui doit être, mais uniquement par ce qui est. Ce n’est pas la nature qui nous informe de ce qui doit être, donc la morale n’est pas une affaire relevant de la loi de la nature. La décision qui cause l’action doit donc être une cause spontanée, elle ne peut pas être elle-même un effet de la nature. On en vient ainsi à la définition de la liberté transcendantale : une causalité spontanée qui est d’origine intelligible, et non phénoménale.

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On comprend donc que morale et liberté sont intrinsèquement liées. Toutefois, définir le choix moral comme étant une cause spontanée a quelque chose d’étrange. En effet, même si l’agir moral concerne ce qui doit être et non ce qui est, il reste que ces effets sont produits dans le monde sensible. Nous savons déjà que, selon Kant, la liberté transcendantale a des effets dans le monde sensible, mais que le lien entre cette cause intelligible et le monde sensible est inconnaissable. Ainsi, pour mieux comprendre le lien entre liberté et morale, il faut développer un concept de liberté qui s’approche davantage de ce rapport d’effet avec le sensible.

On se trouve alors dans une certaine impasse : la Dialectique transcendantale nous met en garde de ne pas dépasser les limites de la raison, donc de ne pas prendre la liberté pour un objet connaissable s’inscrivant dans la sensibilité, mais la morale semble en demander plus. En fait, cette impasse n’en est qu’une en apparence, puisque le besoin spéculatif de la raison peut être résolu en étant transféré du côté de la raison pratique. En effet, on ne peut pas connaître la liberté en théorie, par contre on peut la comprendre si on se penche vers l’usage pratique, et non spéculatif, de la raison. On n’arrivera sans doute pas à connaître la liberté transcendantale, mais on peut comprendre la liberté d’un point de vue pratique, c’est-à-dire le seul par lequel la liberté se laisse connaître pour nous. C’est pourquoi il faudra délaisser la Dialectique transcendantale, qui reste dans le domaine spéculatif, et se tourner vers le Canon de la raison pure qui traite de l’usage pratique de la raison.

Ce troisième chapitre portera donc sur le Canon de la raison pure et sur une nouvelle définition de la liberté, c’est-à-dire la liberté pratique. En répondant au besoin métaphysique de la raison par l’exploration de son usage pratique, on peut espérer développer un concept de liberté qui est plus significatif pour la morale.

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