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CHAPITRE 1 DÉFINITIONS DES MOUVEMENTS ECCLÉSIAUX ET DES

4. L’inculturation

4.4 La kénose comme élan vers l’inculturation

Le pasteur anglican, John Skinner, cofondateur de la Northumbria Community147, dans le nord de l’Angleterre, a partagé la réflexion suivante à l’automne 2015 dans un cours qu’il dirigeait en ligne sur le nouveau monachisme (new monasticism).

Voici l’essentiel : l’Église, telle que nous la connaissons actuellement dans sa forme visible et institutionnelle, est vouée à l’échec. Elle perdra sa place, son pouvoir et les privilèges qui ont été les siens et qu’elle a su exercer jusqu’à présent. Elle devra rivaliser avec un nouveau panthéon de dieux et de mythes, laïque et religieux, qui vont remplir l’espace autrefois occupé par l’Église. Ce sera une kénose involontaire, une humiliation traumatique (car l’Église ne

146 Juan Carlos Scannone, SJ, « Incarnation, Kenosis, Inculturation, and Poverty», dans Antonio Spadaro

et Carlos María Galli (dir.), For A Missionary Reform of the Church, The Civilta Cattolica Seminar, 28 septembre – 2 octobre 2015, à Rome, Mahwah, NJ, Paulist Press, Inc., 2017, chapitre 23. « The reform of the Church according to the gospel […] is aimed at having the Church renounce her self-referentiality and kenotically step outside of herself for the mission entrusted to her by Christ. She is the people of God sent to all the peoples of the earth, and to each single person within them, in dialogue with them […] This

incarnational and kenotic pouring out of oneself implies inculturation, poverty, and service to the poor. » TDA.

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quittera pas d’elle-même la chrétienté), et seulement à partir ce lieu, l’Église sera en mesure de lever la tête et regarder vers son avenir148.

Pour ce qui est du pasteur Nick Brotherwood, ancien directeur du mouvement Fresh

Expression pour le Canada, il écrit, « Quant à la citation (de Skinner), ce que l’auteur projette

dans le futur, je voudrais le situer dans les temps soit du présent ou du passé149. » Je ne sais quand remonte son texte, toutefois, je suis d’accord avec Brotherwood pour confirmer que la situation décrite par Skinner s’inscrit dans la réalité du passé et du présent. Toutefois Skinner a tout à fait raison de dire que la kénose subit par les Églises était bien involontaire de leur part. La kénose a rattrapé les Églises alors qu’elles auraient dû l’initier. Alors qu’est-ce que la kénose et quel est son rapport avec l’Église et la mission que Jésus lui a attribuée ?

Le mot grec, kénose, (du verbe grec kénoô (κενόω), n’apparaît qu’une seule fois dans l’épître de Paul aux Philippiens, chapitre 2 et verset 7 que nous trouvons dans le Nouveau Testament. Il a été traduit le plus souvent en français par le mot dépouillé. Il représente l’attitude (v. 5) d’humilité (v. 8) qui a amené Jésus-Christ à obéir de la naissance jusqu’à sa mort sur la croix et que nous sommes appelés, en tant que disciples, à imiter (v. 5).

Si l’Incarnation du Christ dans le monde a comme premier et dernier mouvement, de sa naissance à sa mort, la kénose comme constante, et que Jésus envoi ses disciples dans le monde comme le Père l’a envoyé, faisant ainsi de la kénose le modèle du témoignage de ses disciples, de son Corps terrestre (Jn 17,18 ; 20,21), les Églises doivent alors se demander si elles ont suivi ou non cette même trajectoire, si elles ont emboité le pas faisant du dépouillement continuel leur leitmotiv, leur principe fondamental en réponse au Christ. C’est selon ce principe qu’elles sont et qu’elles seront jugées. Or, le jugement de l’Église par le monde aujourd’hui s’exprime par la postchrétienté qui est devenue la trame normative

148 John T. Skinner, « Introducing New Monasticism », lors du premier d’une série de 59 cours en ligne intitulé

The European School of New Monasticism, qui s’est tenu du 13 octobre au 13 novembre 2015. Le site internet n’existe plus. « The bottom line is this, the Church as we currently know her, in her visible and institutional form, is going to fail. She will lose her position, power and privileges that have been hers to exercise until now. She will have to compete in a new pantheon of gods where myths, both secular and religious, that will fill the space the Church once occupied. It will be an involuntary kenosis, a traumatic humiliation (because the Church will not walk out of christendom), and only from that place, the Church will be able to raise her head and look to her future. » TDA.

149 Nick Brotherwood, dans un courriel personnel le 3 décembre 2015. « As to the quote, what the writer casts

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culturelle, sociale et politique en Occident. L’Église n’est plus source d’inspiration pour notre prochain, pour nos concitoyens. Alors qu’est-ce plus exactement la kénose ?

La kénose est la source et l’expression du kérygme évangélique, à la fois la révélation et la proclamation, l’esthétique et la dramatique150 de la Parole et le Verbe. L’attitude qui était en Jésus-Christ l’a poussé à délaisser l’égalité avec Dieu dont il était familier, à se distancer de la gloire divine qui était sienne « avant la fondation du monde » (Jn 17,5), à se déposséder, enfin, de ce qui était pour lui acquis. Dans son obéissance (car il ne dit et ne fait que ce qu’il voit et entend du Père), il exprime la kénose trinitaire déjà présente dans l’abaissement du Père et de l’Esprit Saint. Le Père s’abaisse en vue de l’élever, lui : « Ceci est mon Fils bien- aimé en qui j’ai mis toute mon affection » (Mt 3,17), « écoutez-le » (Mt 17,5) « Le Père, donc, exprime son amour et sa parfaite confiance dans son Fils et l’élève comme modèle à suivre151 ». Et l’Esprit qui nous « conduira dans toute la vérité » et nous « annoncera les choses à venir », « ne parlera pas de lui-même » (Jn 16,13). Lui aussi s’abaisse, afin de « glorifier le Fils » (Jn 16,14), de nous enseigner toutes choses, et nous rappeler tout qu’il a dit (Jn 14,26). Le franciscain, Richard Rohr, nomme ce mouvement une dance : « Jésus semble enseigner que, d’une manière ou d’une autre, notre inclusion dans la danse compte dans le grand schéma des choses. Ce doit être un approfondissement de la grande kénose — le dépouillement de Dieu — que nous comptons vraiment152. » L’abaissement de soi en vue d’élever et de s’émerveiller de l’autre est le mouvement principal qui anime les membres de la Trinité dans leur émerveillement constant l’un envers l’autre.

Le regard d’amour et d’émerveillement porté en tout temps sur l’autre exprime une parfaite confiance et témoigne d’une autre qualité ou caractéristique du divin, la discrétion. Jésus ne dit-il pas à ses disciples, « ne le dites à personne », au moment où Pierre le reconnait comme messie ? (Mt 16,16-20) Il n’y a pas de hiérarchie en le Dieu trinitaire dont les membres constamment dirigent les regards vers les deux autres. Il habite une lumière inaccessible dans

150 Jean-Louis Souletie, « Raison esthétique et herméneutique christologique chez Balthasar », Nouvelle revue

théologique, 2005/1 Tome 127, p. 18-35.

151 Pierre LeBel, Imago Dei, devenir pleinement humain, Québec, Les éditions La Clairière, 2006, p. 43. 152 Richard Rohr, with Mike Morell, The Divine Dance: The Trinity and Your Transformation, New Kensington,

PA, Whitaker House, 2016. Édition du Kindle, emplacement 3184. « Jesus seems to teach that somehow our inclusion in the dance matters in the great scheme of things. This must be a furthering of the great kenosis—the self-emptying of God—that we really count ». TDA.

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laquelle un mouvement constant d’amour peut être perçu sans pour autant qu’il soit pleinement saisi. La kénose ouvre la réflexion sur une théologie apophatique dans laquelle Dieu conserve le mystère de sa discrétion. Cette discrétion est toutefois remplie d’amour et la kénose de Jésus-Christ jusqu’à la croix en est l’expression.

L’Évangile et la kénose ne font qu’un. La kénose est le chemin que nous devons emprunter en développant une attention particulière aux directives de l’Esprit afin de ne rien faire de nous-même, mais imiter ce que nous voyons l’Esprit faire, comme Christ l’a fait. D’une attitude, la kénose devient obéissance, la réponse à une relation de confiance en Dieu. C’est le seul chemin qui portera en ma vie et dans le monde un fruit qui demeure. La promesse nous est faite dans la première des béatitudes qui en est aussi l’expression : « Heureux les pauvres en esprit, car le royaume des cieux est à eux. » Celle-ci devient alors pour chacun de nous source de consolation et d’espérance. Nous trouvons notre inspiration dans la kénose du Christ lui-même. Notre dépouillement consiste à enlever tous les encombrants qui ont envahi nos vies, afin de favoriser notre relation d’amour avec lui, à travers notre amour et notre service envers notre prochain.

Par la kénose, Dieu est devenu un homme afin de redresser notre humanité porteuse de son image. Par le moyen de la kénose, la relation de l’être humain avec Dieu a été complètement renversée. Dieu qui nous créa en son image a pris sur lui la nôtre. La spiritualité la plus profonde et authentique doit être celle qui nous permet de vivre aussi et pleinement notre humanité. La kénose est donc le principe fondamental de l’inculturation qui sera, à son tour, l’expression de notre propre kénose. Par le moyen de l’inculturation, nous cherchons à reconnaître et à nous identifier à l’humanité de notre prochain, de l’étranger et même de notre ennemi que nous devons aussi aimer (Mt 5,44).

Enfin, quel est le rapport entre l’inculturation et la kénose telle que décrite dans Philippiens 2,7 ? N’y a-t-il pas ici l’éventualité de laisser derrière soi la sécurité de son propre cadre ou culture religieuse en vue d’aller vers les autres qui n’y sont pas ? Y aurait-il peut- être même dans ce texte la pensée de suivre Jésus-Christ au-delà des appareils rituels et des traditions religieuses qui sont les nôtres pour aller vivre notre foi, notre spiritualité profondément chrétienne, au sein même de la société dans laquelle nous vivons, et pour moi,

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le Québec ? Une missiologie de l’inculturation pourrait-elle exiger de la part des témoins chrétiens au cœur du monde à renoncer à une idée préconçue et déjà fixe de ce qu’est l’Église, particulièrement dans ses formes institutionnelles et rituelles ? Une telle missiologie compromet-elle vraiment ce qui est le plus essentiel à la foi, la communion avec Dieu et avec notre prochain ? Y aurait-il des limites à une telle missiologie ? Si oui, quelles sont-elles ? La missiologie ne se résume-t-elle pas à vivre notre appartenance à Christ dans le plus profond de notre humanité en relation avec les hommes et les femmes de notre temps dans les sphères culturelles, sociales et politiques qui, ensemble, composent notre culture séculière, laïque et postchrétienne ? Le lieu de l’Église, si l’on s’en tient aux paroles de Jésus, c’est le monde et non pas une culture religieuse parallèle et en marge. Pour Jamie Arpin-Ricci, « Cette idée de kénose marque clairement le chemin que le Christ a emprunté et qu’il nous a appelés à suivre — un chemin de mobilité descendante, pour ainsi dire, vers le service et le sacrifice ultime de soi153. » Ainsi, le dépouillement de la kénose est tout autant un élan vers l’autre, une « outpouring », un déversement de soi envers l’autre dans la danse trinitaire à laquelle nous sommes tous invités, car le Christ ne s’est jamais dépouillé de l’amour qui demeure sa plénitude.

La fin de la chrétienté et l’arrivée de la postchrétienté annoncent la marginalisation déjà actuelle des Églises et de la foi chrétienne en Occident et non pas un bannissement absolu. La postchrétienté impose toutefois aux Églises de repenser autant l’intelligence de la foi que la mission qui leur a été confiée par Jésus. Un tel exercice peut conduire à une éventuelle restructuration des Églises ainsi qu’à un nécessaire repositionnement de celles-ci dans leurs relations avec la société en générale ainsi que dans leurs contextes particuliers.

Conclusion

Dans ce chapitre, j’ai cherché à exposer et à définir les éléments clés qui font partie de mon étude. J’ai premièrement présenté le mouvement des Églises émergentes et comment celles- ci cherchent à vivre leur foi en relation avec et au sein de la culture contemporaine. J’ai alors fait une critique de l’ecclésiologie et de la missiologie du MPEFQ, considérant celles-ci

153 Jamie Arpin-Ricci, Vulnerable Faith, Brewster, Mass, É-U, Paraclete Press, 2015, p. 92. « This idea of

kenosis clearly marks the path that Christ has taken and called us to follow - a path of downward mobility, as it were, into servanthood and ultimate self-sacrifice. » TDA.

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comme insuffisantes face aux exigences du vécu et du partage de la foi chrétienne en postchrétienté. J’ai donc, dans un troisième temps, présenté les quatre phénomènes historiques et sociologiques qui composent aujourd’hui la postchrétienté et comment celle- ci a écarté définitivement l’Église institutionnelle de sa position millénaire au cœur de la société occidentale. Dans la dernière partie de ce chapitre, j’ai présenté l’inculturation comme perspective kénotique en mesure de répondre positivement à l’appel et aux défis du témoignage chrétien dans le Québec d’aujourd’hui. C’est l’esprit dans lequel je crois que les Églises émergentes cherchent leur inspiration.

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Chapitre 2 Le mouvement québécois francophone des