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CHAPITRE 1 DÉFINITIONS DES MOUVEMENTS ECCLÉSIAUX ET DES

3. Introduction à la postchrétienté

3.1 De la chrétienté à la postchrétienté

Qu’est-ce que la postchrétienté autre que la fin de la chrétienté ? Par chrétienté, je signifie ce que Grand’Maison exprime comme étant là où « Église, société et culture uniforme ne faisaient qu’un77 » et ainsi offrait à la population une identité collective commune. Pour Marcouiller, la chrétienté, dont certains considèrent qu’elle aurait existé du IVe au XVIIIe, « peut être définie comme la période au cours de laquelle les chefs de l’Église, ainsi que les chefs d’État, entretenaient des liens étroits au moment où les lois prétendaient être fondées sur des principes chrétiens78. » Il y a à peine cinquante ou soixante ans, il était généralement compris que les Occidentaux étaient tous chrétiens. Dans cette étude, je prône cette large définition de la chrétienté, tout en étant conscient que le démantèlement de la chrétienté s’est déroulé au cours de plusieurs siècles.

Le terme, postchrétien, fut employé par C. S. Lewis dans un article de 195279. Il s’agit de la plus ancienne occurrence de ce mot que j’ai trouvé jusqu’ici. Le mot n’a pourtant été repris dans les milieux protestants évangéliques qu’au cours des années 2000. Lewis parle de l’homme postchrétien comme étant un divorcé, faisant référence à sa rupture avec le christianisme : « Car un païen, comme le montre l’histoire, est un homme éminemment convertible au christianisme. Il est essentiellement un homme religieux pré-chrétien, ou sous- chrétien (sub-christian). L’homme post-chrétien80 de nos jours diffère de lui autant qu’une

76 G. Monet, L’Église émergente ..., p. 10. 77 J. Grand’Maison, Société laïque ..., p. 131.

78 G. Marcouiller, Repenser les fondements ..., p. 200.

79 C. S. Lewis, Is Theism Important?, The Socratic Digest, No. 5, 1952, p. 48-51. L’article se trouve aussi

dans son livre, God In The Dock, Essays on Theology and Ethics, Grand Rapids, Michigan, William B. Eerdmans Publishing Company, [1970] 1973, p. 172-176. Ce livre dit que l’article fut publié en 1962. C’est une erreur puisque le No. 5 fut la dernière parution de la revue The Socratic Digest à l’Université Oxford, qui fut publiée qu’à 5 reprises de 1943-1952. https://en.wikipedia.org/wiki/Socratic_Club.

80 Le trait d’union, ici et ailleurs, dans le mot « post-chrétien », est employé uniquement par fidélité aux textes

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divorcée81 diffère d’une vierge82. » Contrairement au païen (compris à l’époque comme non- Européen et non-Occidental) pour qui la foi chrétienne est nouvelle et exempte de suspicion, pour l’homme postchrétien (Européen et Occidental), il y a eu un divorce et, comme dans tout divorce, les propos de l’ex-conjointe, l’Église, sont évidemment suspects, la confiance ayant été brisée. Il y eut, en effet, une rupture dans ce que la sociologue Danièle Hervieux- Léger appelle « la lignée croyante » ou la « chaîne de la mémoire croyante83 ». Peelman constate que « l’Église fait désormais face à une culture de rupture84 ». Cette rupture portera différents noms : sécularisation, déchristianisation (Onfray85, Grand’Maison86, Poulat87), exculturation (Hervieux-Léger88), sortie de la religion (Gauchet89, Bellerose90), déconstruction (Rollins91, Caputo92), désintégration (Murray93), déliaison progressive (Meunier94) et encore, émancipation (Jean-Pierre Denis95, Casanova96, Poulat97). Quelque peu provocateur, Peter Rollins propose la fidélité de la trahison98. Quel que soit le terme employé, la notion demeure la même, le fait que l’ère de la chrétienté n’est plus. L’Occident se retrouve actuellement en postchrétienté.

Le prétendu monopole d’autrefois pour ce qui est de l’autorité universelle de l’Église dans sa doctrine et son enseignement a été débusqué. Jacques Ellul résume ainsi la situation dans

81 Italique de Lewis.

82 C. S. Lewis, Is Theism Important? …, p. 172.

83 Danièle Hervieux-Léger, Le pèlerin et le converti, Paris, Flammarion, 1999, p. 24. 84 A. Peelman, Les nouveaux défis ..., p. 29.

85 Michel Onfray, Traité d’athéologie, Paris, Grasset, 2005, p. 257.

86 J. Grand’Maison, Crise de prophétisme, Montréal, L’Action catholique canadienne, 1965, p. 10, 169, 189. 87 Émile Poulat, L’ére postchrétienne, Paris, Flammarion, 1994, p. 134.

88 Danièle Hervieu-Léger, Catholicisme, la fin d'un monde, Paris, Bayard, 2003, p. 23. 89 Marcel Gauchet, La religion dans la démocratie, Paris, Gallimard, 2002, p, 14. 90 M. Bellerose, Les chrétiens ..., p. 7.

91 Peter Rollins, How (Not) to Speak of God, Brewster, MA, Paraclete Press, 2006, p. 10, 25, 32, 44.

92 John Caputo, The Prayers and Tears of Jacques Derrida, Bloomington and Indianapolis, IN, Indiana

University Press, 1997, p. 1-19.

93 S. Murray, Post-Christendom ..., p. 145. « disintegration ». TDA.

94 E.-Martin Meunier, « L’ancrage du catholicisme au Québec et sa déliaison progressive : une sociologie

historique de l’exculturation », dans Solange Lefebvre, Céline Béraud et E.-Martin Meunier (dir.),

Catholicisme et cultures. Regards croisés Québec-France, Québec et Rennes, Presses de l’Université Laval et Presses universitaires de Rennes, 2015, p. 21-43.

95 Jean-Pierre Denis, Pourquoi le christianisme fait scandale, Paris, Seuil, 2010.

96 José Casanova, « Rethinking Secularization: A Global Comparative Perspective », The Hedgehog Review,

Spring & Summer 2006, p. 7.

97 É. Poulat, L’ére postchrétienne ..., p. 254.

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laquelle l’Église d’aujourd’hui se retrouve : « […] le dernier aspect décisif de la société postchrétienne, c’est que justement celle-ci est passée au travers de l’expérience chrétienne et elle en est ressortie99. » On peut ajouter que, de son côté, l’Église en est ressortie bredouille.

Dans sa propre réflexion sur la place du rituel sacramentel en postchrétienté, le théologien Arnaud Join-Lambert réalise que « […] le système de chrétienté a disparu ou est en voie de disparition. Le constat est rude pour des Églises chrétiennes qui ont bâti leur agir multiséculaire sur un idéal d’une société entièrement chrétienne100. » Il nous présente l’une des conséquences ainsi :

Les Églises et communautés chrétiennes n’ont plus aucun monopole d’interprétation du sens. La multitude des spiritualités revendiquées et le caractère fluctuant de leur contenu en sont une preuve indéniable. Les confessions chrétiennes traditionnelles sont ou deviennent la minorité la plus importante dans une société où s’instaure un pluralisme éthique et religieux101.

Les visions du monde qui participent aujourd’hui à l’interprétation du sens ne se limitent pas qu’aux domaines de la spiritualité et de la religion auxquels fait référence Join-Lambert, puisque le nombre des non-religieux, selon l’Enquête nationale sur les ménages 2011 de Statistique Canada, ne fait qu’augmenter102. Le pluralisme est un fait de la postchrétienté. Pour Ryan Bolger, « la post-chrétienté est cet espace social où il y a une mémoire chrétienne, mais cette mémoire n’a plus d’influence sur la façon dont les gens donnent un sens à leur

99 Jacques Ellul, Les nouveaux possédés, Paris : Arthème Fayard. 2e édition Paris : Les Mille et Une Nuits,

2003, p. 42.

100 Arnaud Join-Lambert, « Sens et limites de la ritualité des sacrements en postchrétienté occidentale »,

Ephémerides theologicae lovanienses 85/1 (2009), p. 6.

101 A. Join-Lambert, Sens et limites ..., p. 7.

102 Michel Cantin fait remarquer que, selon l’Enquête de Statistique Canada, « 24% de la population se

déclarait sans religion alors que dix ans plus tôt, ce pourcentage était de 16,5%. Au Québec, 937 000 individus déclarent n’appartenir à aucune tradition religieuse. En 2001, ils étaient 413 190. Leur nombre a plus que doublé en dix ans. » Michel Cantin, Devenir partenaire de Dieu, pistes pour une pratique chrétienne dans une société laïque, Montréal, Les Éditions Carte blanche, 2015, p. 121-122. Voir aussi Daniel Baril qui, selon cette même enquête, expose le fait que le pourcentage de ceux qui se déclarent sans appartenance religieuse (agnostiques, athées, humanistes ou sans-religions) au Québec est plus élevé parmi les immigrants que parmi les gens nés au pays. Daniel Baril, « Tous des intégristes, les immigrants ??? », Montréal, Voir, le 17 mai, 2013, [https://voir.ca/daniel-baril/2013/05/17/tous-des-integristes-les-immigrants]. Aux États-Unis, « The big loser here is Christianity, down from a 78.4 percent share of the US population in 2006 to 70.6 percent in 2014. The biggest winner is the church of the “Unaffiliated,” up from 16.1 percent in 2006 to 22.8 percent. » Dominic Green, « Soul Survivor: Metaphysics as Intraphysics in the Age of Re-enchantment », The Hedgehog Review, Vol. 17 NO. 3 (Fall 2015).

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vie103. » Michel Cantin, quant à lui, soutient que « l’avenir du christianisme repose sur les épaules de ceux et celles qui sont capables de faire le deuil de la chrétienté […] 104». Avant de poursuivre une telle réflexion, regardons à présent de quoi est constituée la postchrétienté.