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organiser l'avenir

1.3.3.3 La doctrine météorologique militaire

Alors que les combats avec la résistance algérienne font rage autour d'Alger, Bugeaud est nommé gouverneur général de l'Algérie le 29 décembre 1840 et arrive à Alger le 22 février 1841. Bugeaud ne passe pas pour un intellectuel. Originaire de la campagne périgourdine, son éducation superficielle « lui donna un vernis qui cachait mal le rustre. Il resta un autodidacte, à qui échappait souvent la complexité des questions et qui méprisait ou jalousait les intellectuels »464. Si Bugeaud n’aime pas les savants et les intellectuels, il est cependant conscient qu'il aura besoin d'eux pour entrer dans une nouvelle phase de la politique vis-à-vis de l'Algérie465. Sa détermination est totale et « pendant sept ans, il gouverna l'Algérie de façon autoritaire, en s'inspirant des colonies de vétérans romains : prendre la terre aux ennemis et la peupler de soldats laboureurs466 ». Pour mettre en place cette politique, il favorise la collecte de données météorologiques.

462Almanach royal et national... : présenté à Sa Majesté et aux princes et princesses de la famille royale, 1840, Paris, A. Guyot et Scribe, p.132.

463 Livre 1.08 « Observations sur la météorologie de l'Algérie 1840 ». Fonds Georges Aimé 25J. Archives de l'Académie des sciences.

464 Julien C.-A., 1979, Histoire…, op. cit., p.164.

465 C.-A. Julien rapporte ces propos de Bugeaud, à la veille de sa nomination à Alger, le 25 août 1840 : « Ah ! je bénirais la guerre, si je pouvais y conduire cette surabondance de savants. (...) L'Afrique peut permettre de se débarrasser sommairement des socialistes, des idéologues, des journalistes et des savants, qui osent s'opposer au juste milieu qui est l'incarnation de l'ordre social institué par Dieu. ». Julien C.-A., 1979, Histoire…, op. cit., p.167.

466 Peyroulou Jean-Pierre, Siari Tengour Ouanassa, Thénault Sylvie, 2012, « 1830 – 1880 : la conquête coloniale et la résistance des Algériens », dans Bouchène A., Peyroulou J.-P., Tengour Ouanassa S., Thénault S. (eds),

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Le 12 juillet 1841, Bugeaud écrit à Théodore Ducos, député de la Gironde à Bordeaux, auquel il expose la situation dans la colonie467 : Abd-el-Kader reste insaisissable. Les destructions, nombreuses, de ses « points fixes » l'ont fortement ébranlé. Bugeaud trouve néanmoins que trop peu des hommes du chef de guerre algérien ont été tués. Il ajoute :

En un mot, Abd-el-Kader, fortement ébranlé, n'est pas détruit ; l'édifice de sa puissance est construit beaucoup plus solidement qu'on ne le pense généralement ; il nous faut encore beaucoup de persévérance pour le renverser468.

Si le chef de guerre est déterminé, il dit aussi commencer à se préoccuper de préparer la paix qui suivra et la colonisation nécessaire selon Bugeaud : « Il faut donner du champ à l'agriculture, qui s'accorde si mal avec la nécessité de la guerre469 ». À la fin de 1842, le ministre de la Guerre, Président du Conseil, le maréchal Jean-de-Dieu Soult, duc de Dalmatie (1769-1851) s'adresse ainsi au Gouverneur général de l'Algérie, le général Bugeaud :

Monsieur le Gouverneur Général,

Depuis quelques années des observations météorologiques sont faites en Algérie par les soins de la Marine dans les principales villes du littoral et le résultat en est annuellement inséré au Tableau de la situation. Pendant l'année 1838 on a constaté à Constantine la température moyenne de cette ville et la quantité de pluie qui y tombe. Il est utile que de pareilles remarques aient lieu dans le courant de l'année prochaine dans les villes de l'Intérieur, à Tlemcen, Mascara, Miliana, Médéa, Sétif et Constantine, où la présence continuelle d'Officier des Corps d'État-major, du Génie, et de l'Artillerie permettra de les faire avec toutes les garanties désirables d'exactitude. Les observations à recueillir embrasseraient la direction des vents, l'état du ciel, les conditions barométriques, la quantité d'eau tombée, etc. Vous comprendrez comme moi, Monsieur le Gouverneur Général, l'importance de pareilles observations par rapport surtout aux travaux de colonisation et d'agriculture à entreprendre en Algérie, quand le temps sera venu de faire pénétrer dans l'Intérieur l'industrie et l'activité des Européens. Elles

467 Ducos est Ministre de la Marine et des Colonies de Napoléon III de 1851 à 1855. Il est aussi Ministre de la Guerre par intérim au cours de l'année 1853.

468 LAS du Lieutenant général Bugeaud à Monsieur Théodore Ducos, député de la Gironde à Bordeaux, Alger le 12 juillet 1841, Archives Nationales 46AP/2.

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auront aussi pour résultat de dissiper bien des erreurs et des idées exagérées sur les conditions climatiques de l'Algérie470.

On retrouve dans ces instructions la trace de Georges Aimé : mesures faites à Constantine en 1838, réseau de points d'observation dans l'intérieur du pays comme mentionné dans son rapport d'activité au ministre quelques mois auparavant. Cependant, l'empreinte de la nouvelle doctrine que souhaite appliquer Bugeaud est aussi bien lisible : passer de l'épée à la charrue. Ainsi, toute la chaîne de commandement militaire s'accorde sur l'intérêt des mesures météorologiques dans l'effort de colonisation. Les données climatiques doivent servir plusieurs objectifs.

Tout d'abord un objectif militaire de combat où la stratégie météorologique participe à la prise de décision. Le baromètre, depuis la brigade topographique de 1830, est un outil de prédiction météorologique à court ou moyen terme et peut permettre de s'assurer de la qualité des conditions de combat. Bugeaud est un météorologue amateur et militant dans ce domaine. En 1855, le Maréchal Vaillant devant l'Académie des sciences moquait « La Grenouille du père Bugeaud, aussi bien que sa Casquette471 » qui égayait les bivouacs des soldats de l'armée d'Afrique. Vaillant prétend que Bugeaud « consultait sa Rainette avant de mettre ses troupes en marche pour une expédition472 ». En réalité Bugeaud avait fait sien un large spectre de techniques météorologiques, mélange de savoirs vernaculaires de sa campagne natale, d'observations personnelles et connaissances académiques. Fin 1841, il envoie un baromètre au colonel Tempoure, commandant de la place d'Oran, et l'accompagne d'un cours de météorologie pratique.

C'est un instrument indispensable pour régler les opérations militaires pendant l'hyver [sic] et le printems [sic], mais il ne suffit pas d'avoir l'instrument, il faut savoir l'observer et joindre à cela les observations lunaires et atmosphériques473.

S'il ne cite pas la fameuse grenouille dans cette lettre, il évoque néanmoins les araignées des champs et des jardins ou le vol des hirondelles. Dans une autre lettre au Général Bedeau, commandant de la place de Mostaganem, il recommande l'usage du baromètre pour décider du

470 LAS du 10 décembre 1842, Paris, le Président du Conseil, Ministre Secrétaire d’État de la Guerre Duc de Dalmatie, à Monsieur le Gouverneur Général. ANOM F80/1602.

471 Vaillant Jean-Baptiste, 1855, « Opinion de M. le Maréchal Vaillant », Comptes rendus hebdomadaires de l'Académie des sciences, t.XLI, p.1145.

472Ibidem.

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départ de caravanes de chameaux pendant l'hiver474. En 1841, le gouverneur général de l'Algérie, Bugeaud, encourageait donc l'usage du baromètre auprès de ses officiers comme outil de prédiction du temps pendant les délicates saisons de pluies.

Un autre enjeu de la collecte de données météorologiques pour l'armée est celui de combattre l'insalubrité et de protéger la santé des soldats. De 1830 à 1840, de multiples rapports sont adressés au ministre de la Guerre soulignant les pertes considérables en raison du climat. Un mémoire du général Trézel en 1833 souligne par exemple qu'entre le début de l'expédition d'Afrique et le 31 mars 1833, environ 50 000 soldats sont passés à Alger : 5019 sont morts dans les hôpitaux de la Régence qui ont eu 78 655 entrées475. Trézel ajoute :

Tous les feseurs [sic] de projets sur l'Afrique, glisseront très légèrement sur cette question de salubrité et c'est pourtant après celle de sécurité, la plus importante476.

Dans ce contexte de l'enjeu climatique, il n'est pas étonnant de voir les docteurs de l'armée être les premiers observateurs du réseau algérien.

Enfin, le troisième enjeu pour l'armée est lié au précédent. Comment convaincre des colons de venir s'installer en Algérie, travailler les terres dont l'armée repousse les occupants légitimes, quand une véritable hécatombe liée au climat décime l'armée. Une contre-propagande climatique doit donc être organisée démontrant la possible installation d'européens. Des mesures doivent venir compléter celles déjà produites par la commission d'exploration. Le colonel Bory de Saint-Vincent, lors de la séance du 3 juillet 1843 à l'Académie des sciences, insiste auprès du monde savant sur ce point :

En un mot, je demeure convaincu qu'après avoir jeté les yeux sur le tableau des innombrables observations climatologiques faites par notre savant collaborateur M. Aimé et sur notre flore d'Algérie, les bons esprits ne pourront s'empêcher de reconnaître qu'il ne saurait exister pour la France une colonie comparable à celle qui lui fut si glorieusement léguée par les derniers mois du dernier règne477.

A la fin de l'année 1842, date des instructions du ministre, Georges Aimé s'apprête à quitter l'Algérie pour rejoindre Paris où il doit rédiger sa participation à l'exploration scientifique de

474 Ce courrier évoque surtout le succès des « ghazzias » menées par les Français, l’emprisonnement des femmes et l'influence de ces destructions sur le moral d'Abd-el-Kader et des tribus. LAS de Bugeaud à Bedeau, Alger, le 18 décembre 1841. Archives du SHD. GR1H79-2.

475 Mémoire du général Trézel transmis au Maréchal Soult du 22 juin 1833. Archives du SHD. GR1H22-1.

476Ibidem.

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l'Algérie. Pour sa publication, il a besoin de compléter ses mesures et de les enrichir, sur une base de temps plus grande que les quatre années déjà collectées. Ses intérêts se conjuguent à ceux de l'administration militaire. Le réseau météorologique échappe aux affaires civiles d'Algérie pour passer sous le contrôle de l'administration militaire parisienne au sein de laquelle Aimé est l'expert chargé de traiter les données climatologiques relatives à l'Algérie. Le nouveau poste de professeur de physique et de chimie appliquée à la chaire d'Alger pour Georges Aimé matérialise ce changement. Il est une forme d'emploi fictif, simple support administratif pour verser un traitement.

A l'observatoire de Bruxelles, dans la même période, Quételet développe un réseau météorologique européen depuis les années 1840478. Il a convaincu quelques observateurs français, particulièrement dans le sud-est de la France, de transmettre leurs observations479. Le réseau créé par Aimé est discret. Il ne communique pas avec ses collègues européens ou français de métropole. Selon Locher, la météorologie est pour Quételet un moyen d'entrer sur la scène scientifique internationale avec les moyens réduits de l'observatoire de Bruxelles480. Aimé, après sa collaboration avec Herschel, a choisi de coproduire avec l'armée, et ses moyens logistiques, un réseau météorologique aux visées très pragmatiques d'appui à la guerre de conquête de l'Algérie et à sa colonisation.