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L'histoire de la brigade topographique en Afrique du nord lors de l'expédition d'Alger de 1830 est un des feuillets de l'histoire méditerranéenne d'opérations militaires et astronomiques françaises du début du XIXe siècle. L'espace méditerranéen est visité par la campagne d’Égypte de Napoléon Bonaparte, la mesure du méridien jusqu'aux Baléares par Arago et Biot, ou la mission de Morée, et ce sont autant de moments auxquels les acteurs de l'expédition d'Alger se rapportent. Blais évoque une « culture cartographique partagée par plusieurs générations d'officiers topographes236 » et, nous ajoutons, de savants de l'Observatoire.

La campagne de Bonaparte en Égypte est une innovation « qui transfère vers l'horizon méditerranéen tout proche pour l'appliquer à l'étude et à l'appropriation d'un territoire le dispositif de la mission savante237 ». Cette mission est constituée de civils, comme l'astronome

235 Rozet C.-A., 1832, Relation…. Tome 2, op. cit., p.160.

236 Blais H., 2014, Mirages…, op. cit., p.88.

237 Bourguet Marie-Noëlle, 1999, « Des savants à la conquête de l'Egypte ? Science, voyage et politique au temps de l'expédition française », dans Bret Patrice (ed), L'expédition d'Egypte, une entreprise des Lumières (1798-1801), actes du colloque de Paris (8-10 juin 1998), Paris, Académie des sciences et Technique & Documentation, p.24.

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Nouet qui, sous la protection militaire, effectue les travaux de géodésie et de cartographie. La période allant de la campagne d’Égypte à l'expédition d'Alger, 1798-1830, est une période d'intenses échanges, de transferts et de normalisation des techniques dans le domaine de la cartographie. Pendant cette période les astronomes cèdent le terrain aux officiers polytechniciens formés au Dépôt de la Guerre et au terrain par la Carte de France. La mission d'Arago et Biot entre 1806 et 1808 sur les côtes méditerranéennes de l’Espagne occupée par les armées françaises est la dernière à laquelle participent des astronomes de l'Observatoire de Paris dans la première moitié du XIXe siècle. La brigade topographique envoyée à Alger acte de cette prise de possession des techniques par les savants militaires qui participent seuls aux opérations.

Dans cet espace nouveau, de ce qui est désigné alors comme la régence d'Alger, les étoiles sont une constante, un espace partagé avec la France, où la conquête peut s’amarrer. La rupture géographique de la mer Méditerranée est rapidement comblée et le ciel, repère commun et semblable, sert de base pour ancrer cette géographie nouvelle par le truchement de l'observatoire, « lieu particulier qui, situé dans l'espace, participe de la construction de la relation entre lieu et espace238 ». Les récits de Rozet soulignent bientôt les similitudes dans la constitution du paysage, la géologie, la faune ou la flore, entre Alger et la Provence.

Si l'installation d'un observatoire à Alger dès les premières semaines de l'occupation est un signe de conquête spatiale, il est aussi une des formes « à travers lesquelles une culture affirme sa présence239 ». À Alger, cette dynamique est physiquement perceptible. Le khodja est dépossédé de sa maison pour l'affecter à la mission de la brigade qui y installe l'observatoire. Les instruments en cuivre, dont les baromètres de Dollond, exposés dans le palais du Dey à côté des horloges, y remplissaient une fonction symbolique de mise en scène du pouvoir. Ces objets remplissent désormais une fonction technique pour la brigade topographique. Ils permettent de produire des mesures et des connaissances sur le lieu. Selon les récits de Levret, les instruments en opération éveillent la curiosité des habitants de la campagne d'Oran et participent alors à la construction d'une altérité, de part et d'autre.

238 Aubin David, 2015, « L'observatoire. Régimes de spatialité et délocalisation du savoir », dans Pestre Dominique (ed), Kapil Raj, H. Otto Sibum (Tome 2, eds), 2015, Histoire des sciences et des savoirs. Tome 2. Modernité et globalisation, Paris, Seuil, p.57.

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L'activité scientifique de la brigade topographique, comme celle de la commission d’Égypte, prend place au milieu des combats. Cependant, le travail des géodésiens en Algérie est-il très différent de celui de leurs prédécesseurs de 1792, confrontés à la violence et la suspicion dans les provinces françaises ? Ken Alder raconte savoureusement comment Delambre manque d'être lynché par la population de Saint-Denis, après que la garde nationale ait arrêté sa voiture et découvert ses instruments240. Normalisation et centralisation ont été jugées avec suspicion par les provinciaux de France. L'âpreté des combats en Algérie, l'échelle territoriale réduite sur laquelle elle se déroule, et les enjeux politiques et culturels qui sous-tendent l'expédition distinguent néanmoins les pratiques des ingénieurs-géographes en Algérie de celles de France. Parmi celles-ci, il convient tout particulièrement de souligner le rôle joué par le baromètre dans la préparation des combats et la nécessité d'un corpus de mesure qualifiant le climat local.

Ces savants-là ne viennent pas ajouter un point de mesure dans le grand désordre de la nature que les voyageurs du XVIIIe et XIXe siècles parcourent. L'objectif premier des membres de la brigade topographique est de dresser des cartes. La brigade s'inscrit dans l'entreprise de dépossession dès le tout début de l'installation des Français en Algérie. Comme pour leurs aînés en Égypte, « l'utilité d'un observatoire » est fondamentale pour cette tâche241. L'astronomie est une technique au service de la géodésie et les sciences pratiquées dans l'observatoire incluent aussi la météorologie et l'étude du magnétisme terrestre, au moins la déclinaison de ce champ. Les savants impliqués dans ce moment initial rentrent en France dès 1831 pour se livrer à leur travail de cabinet et exploiter les mesures faites pendant l'opération algérienne. Dans un second temps, l'expédition d'Alger est une opportunité pour construire une carrière en raison de l'intérêt que suscite l’événement dans le grand public. En 1830, Bourbons, Orléanistes, opposants républicains, donnent tous un sens profond à l'attaque d'Alger, la liant à l'avenir politique de la France242. Rozet et Filhon, qui ont perçu le potentiel de leur participation à cette expédition militaire et qui sont au cœur de la construction des connaissances sur ce territoire, publient largement leurs travaux en dehors du domaine militaire à leur retour en France.

240 Alder Ken, 2005, Mesurer le monde. L'incroyable histoire de l'invention du mètre, Paris, Flammarion, p.46-54 (2002 ed. orig.).

241 Bourguet M.-N., 1999, « Des savants… », art. cit., p.28.

242 Restauration de l'ordre symbolique de l'Ancien Régime pour les Bourbons, reconquête de la liberté par le peuple pour les autres. Sur ce point, voir tout particulièrement le premier chapitre « A Tale of Two Despots » de Sessions Jennifer E., 2011, By Sword and Plow. France and the conquest of Algeria, Ithaca and London, Cornell University Press, 365p.

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Certains de leurs travaux échappent même, pendant un temps, au ministère de la Guerre. Rozet et Filhon sont, tous deux, mis en cause par leur hiérarchie en raison de leur production commerciale. Par le comportement de ces savants de l'Armée, il est possible de valider, et d'étendre à la brigade topographique, l'hypothèse, que faisait Bernard Lepetit, « d'un contrôle restreint de l'autorité militaire sur le développement de l'expédition scientifique243 ».

Finalement, dans une situation militaire délicate à Alger, tout indique la vulnérabilité des savants dans cette période : l'observatoire n'est qu'une cabane en bois temporaire, les expéditions pour combattre à l'extérieur d'Alger interrompent les mesures, le maniement des instruments se fait sous protection armée et donne droit à une prime. Ce travail limité dans le temps et sous la pression des combats évoque plus le coup de force d'une reconnaissance militaire que le travail patient du naturaliste. Les observations géodésiques, météorologiques ou magnétiques à Alger s'interrompent en 1831 et ne reprendront que quelques années plus tard.

1.3 Parcours d'expert : Georges

Aimé, « le jeune physicien de