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L’espace, le temps et les nobles

II. Insertion économique et ascension politique des nobles protestants dans les structures de l’Etat

1) La diversité socio-économique nobiliaire bas-normande

Aux XVIe et XVIIe siècles, la noblesse normande est abondante et souvent populeuse, mais il existe de très fortes disparités géographiques entre la

noblesse de l’ouest de la province et celle de l’est, ainsi que d’importants contrastes sociaux. Les élites aristocratiques ne côtoient que rarement la plèbe nobiliaire, qui doit souvent affronter des difficultés économiques. C’est donc l’image d’une noblesse plurielle qui se dégage. Dans la province de Normandie, des pratiques très divergentes existent en ce qui concerne les modes de transmission des patrimoines et la reproduction des lignages. Cela entraîne alors des pratiques matrimoniales et familiales différentes à chaque fois.

Ainsi on ne peut pas envisager d’étudier la noblesse de cette région bas-normande de façon uniforme et sans nuances, tant les différences géographiques sont importantes. La très urbaine plaine de Caen, ouverte aux colporteurs, ou un centre commercial de grande taille avec la foire de Guibray ne peuvent être confondus avec un bocage cloisonné et en marge des grands courants migratoires du Royaume. De même Alençon, par son statut de ville ducale, garde pour quelque temps encore une certaine autonomie politique et juridique ; plus tard, elle fait figure d’isolat1 entre le Perche, tourné vers la Beauce et le Hurepoix et cette porte vers la Bretagne, peu facile à franchir que sont les bocages du Domfrontais, puis du Cotentin Aussi à l’instar du modèle de développement de David Nicholls2, il faut rappeler les conditions géo-sociologiques, en réalité plurielles, de la Basse-Normandie. L’intérêt de l’étude de David Nicholls réside

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Dans ce contexte en effet, seule la ville d’Alençon conserve une relative indépendance au milieu du XVIe siècle, jusqu’à ce qu’elle soit rattachée à la couronne à la mort de Marguerite de Navarre en 1549. En tant que capitale provinciale, Alençon voit la création en 1552 d’un Présidial1 sous Henri II ; il est également chef-lieu d’une élection, possesseur de la maîtrise des Eaux et Forêts, grenier à sel et vicomté, chargé des affaires mineures. Précocement placé sous le contrôle du domaine royal dès la fin du XVe siècle, le pouvoir municipal est aux mains d’un lieutenant général (ou bailli, nommé par le duc jusqu’en 1549) et de quatre échevins, nommés tous les trois ans par « assemblée et congrégation des habitants de la ville ». Là encore, est-il nécessaire de souligner les profondes différences d’entités politiques et historiques entre le duché d’Alençon, territoire de marche sur la route commerciale de Rennes, entre Maine et Bretagne, rattaché à la couronne en 1549 et le pays d’Auge plus prospère et industriel. D’après l’Atlas Historique des villes françaises constitué par Gérard Louise en 1994 pour la municipalité d’Alençon, la commune comptait en 1538 une population de 3000 à 5000 habitants, ce qui la plaçait au dix-septième rang des villes du Royaume de France. Deux siècles plus tard, François-Joseph Ruggiu la range, quant à lui, en 42ème position au XVIIe siècle puis, au 61ème rang au XVIIIe siècle. C’est donc une chute lente mais inexorable qu’il faut relever ici pour la ville ducale, à l’écart des grands courants d’échanges. Jouant d’abord et surtout le rôle de marché agricole, la ville conserve comme activité dominante une économie essentiellement liée au monde rural, à l’exploitation et au commerce des grains, fourrage, chanvre, fruits et bestiaux, vendus à la foire tous les premiers jeudis du mois. A cela, s’ajoute l’industrie du textile dans les faubourgs de Courteille et de Damigny qui marque un déclin dès le XVIIe siècle. En ce sens, l’hypothèse émise par François-Joseph Ruggiu est celle du coup de grâce porté par la révocation de l’Edit de Nantes de 1685 qui aurait décimé le commerce de la ville bas-normande, largement aux mains de la communauté protestante.

2 David Nicholls, “Social change and early Protestantism in France: Normandy - 1520-1562”, in

surtout dans le caractère nuancé de son observation. Celle-ci met en effet en avant l’existence de « plusieurs Normandie » et des voies multiples de la conversion au protestantisme dans la région. Tout d’abord, il distingue celle, prospère et féconde, du pays de Caux, puis celle, industrielle et portuaire, à Rouen et Dieppe. Il définit ensuite celle de Caen, d’Alençon, ou d’Argentan, villes plus tournées vers le textile et perméables aux idées nouvelles grâce à la vigueur de leur université ou de leurs foires et marchés, et enfin la Normandie du bocage, autour du Cotentin, de Vire, Saint-Lô, Mortain, Domfront, marquée par l’isolement économique et social, où la pauvreté semble réelle.

David Nicholls distingue aussi trois phases en ce qui concerne la pénétration des idées nouvelles en Basse-Normandie. La première s’étend de 1520 à 1530 ; elle est marquée par l’affirmation religieuse d’individus ou d’humanistes. A cette date, le mouvement s’appuie sur toutes les classes sociales sauf la noblesse. Nicholls souligne le caractère spontané et désorganisé de ce mouvement. La seconde période couvre la période allant de 1540 à 1550. C’est un moment de consolidation en ce qui concerne la progression de la foi réformée. La dernière phase, enfin, marque l’irruption du protestantisme dans la noblesse vers 1555. L’historien anglo-saxon la qualifie de « manorial protestantism »1 dans les régions pauvres du bocage normand. Il souligne le rôle de protection de certaines familles locales. Vers 1560, entre un quart à un tiers de la population est protestante à Caen ; un tiers à Rouen. Normandie et Languedoc sont les deux régions les plus pourvoyeuses de réfugiés vers Genève entre 1549 et 1560 ; Rouen est en tête des villes, le pays de Caux est très touché aussi, puis viennent les villes d’Alençon ou de Mortagne qui font figure d’isolat, robustes certes mais davantage conçues comme des relais. En Basse-Normandie, ce lien est assuré ensuite par Caen et l’espace situé entre Saint-Lô et Coutances. Il faut aussi observer le ralliement tardif de la noblesse. Ce n’est en effet qu’à l’extrême fin de la décennie cinquante que la noblesse passe à la réforme. Tandis qu’en Haute-Normandie, le protestantisme est le fait de quelques grandes familles, très en vue et pour qui la conversion ne passe pas inaperçue. C’est le cas des Martel de Bacqueville, par exemple. Dans le Cotentin, la réforme touche surtout les petite et moyenne noblesses. Mais c’est dans la région de Bayeux que les effectifs restent les plus

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forts, avec plus de 200 nobles protestants convertis, dès 1560. Le reflux apparaît cependant dès 1570. En 1597, seulement 70 chefs de famille restent fidèles. Ils sont surtout issus de familles riches (41% de la noblesse appartient au quart le plus riche du second ordre). Il est vrai que les nobles plus pauvres ont dû se soumettre, comme le sire de Gouberville. En ce qui concerne ces régions du bocage, marquées par la présence d’une certaine plèbe nobiliaire, l’auteur lie volontiers réforme et pauvreté. Dans le bocage domfrontais, et sur un espace à dominante rurale entre Saint-Lô et Coutances, les structures nobiliaires resteraient marquées par une pauvreté accentuée par un mode successoral défavorable aux fils puînés. Ces derniers deviendraient de ce fait plus réceptifs « aux novelletées ». De plus, faute de la proximité d’un port commercial et industriel, le mouvement reste éphémère. Ainsi l’article de Nicholls vient donc nuancer, mais sans la démentir complètement, l’idée d’une « réformation de la prospérité », émise par Pierre Chaunu. Pourtant sa démonstration peut être en partie récusée. Il a été démontré que la réforme ne touche pas seulement les cadets de la noblesse. Ce phénomène est bel et bien général et intéresse toutes les catégories du second ordre (et peut-être aussi toutes les classes sociales) sans distinction.

2) Un fort enracinement local des réseaux matrimoniaux :