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Chapitre 1 : L’espace organisationnel comme un espace politique

B. La dimension intra organisationnelle du pouvoir spatial

L’impact de l’environnement spatial sur l’exercice du pouvoir dans l’organisation (Fleming & Spicer, 2014) est observé depuis un certain temps déjà. De nombreux travaux ont cherché à savoir comment l’architecture (Kornberger & Clegg, 2004), l’organisation des bureaux, la décoration, le mobilier peuvent contrôler les employés. L’espace contraint « les actions, les

interactions, les significations, les émotions et l’identité » (Dale & Burrell, 2008 : p43). Ainsi

l’espace organisationnel est perçu comme un outil au service des objectifs et des intérêts de la direction qui cherche à contraindre les comportements et l’identité des individus au sein de l’organisation. Nous présentons les stratégies suivies pour prendre le contrôle de l’espace intra organisationnel avant de détailler les cibles du pouvoir intra organisationnel.

Les stratégies de prise du contrôle de l’espace intra organisationnel I.

Le pouvoir en théorie des organisations a été analysé sous plusieurs angles. Les situations d’exercice d’un pouvoir sont en effet variées. Comme le déclarent Clegg, Courpasson et Phillips (2006) « power is to organisation what oxygen is to breathing » (p3). Le pouvoir est en effet présent dans toutes les strates de la vie organisationnelle. Cela explique pourquoi les formes du pouvoir et les sites où il s’exerce sont nombreux. Parmi les stratégies de pouvoir évoquées dans la partie précédente, quelles sont celles qui ont été étudiées dans le but de comprendre le rôle de l’espace dans leur mise en œuvre ?

La grande majorité des études sur l’espace et le pouvoir au niveau intra organisationnel porte sur la relation de pouvoir hiérarchique. D’autres types de domination spatiale sont également perceptibles au sein des organisations (Zhang & Spicer, 2013). La hiérarchie organisationnelle ne se joue pas uniquement au niveau de la relation direction/employés. La différence de traitement entre les différentes fonctions d’une entreprise est matérialisée dans l’espace. Les fonctions les plus importantes seront situées dans les locaux les plus visibles et les plus prestigieux, tandis que les fonctions « indésirables » seront reléguées dans des locaux moins reluisants. Dans sa thèse de doctorat, Minchella (2015) explique comment les fonctions « nobles » de la Société Générale avaient pu s’arroger les meilleurs bureaux du siège social tandis que les fonctions supports ont dû prendre ce qui restait. Ce déséquilibre est parfois d’autant plus criant que ces fonctions peuvent être localisées à d’autres endroits, loin des

31 sièges sociaux. Une organisation peut installer son siège social dans le quartier d’affaires au cœur de la ville mais localiser son département d’archivage dans une zone industrielle en périphérie, car ce dernier ne correspond pas à l’image que l’organisation souhaite donner d’elle (Hirst & Humphreys, 2013).

D’autres types de domination ne sont pas directement en lien avec la question hiérarchique. L’expression de la domination masculine dans les organisations a été par exemple analysée. Pendant longtemps, il a été avancé que l’espace professionnel était un espace exclusivement masculin, les femmes étant supposées s’occuper de l’espace du foyer. Et si les femmes ont fait leur entrée dans le monde du travail, certaines études montrent comment les femmes subissent toujours une pression masculine au bureau. Elles se sentent par exemple contraintes dans l’expression de leur féminité. Elles ne s’autorisent à s’approprier leur espace de travail que de manière modérée et conforme aux attentes masculines. Par exemple, les mères vont éviter de mettre des photos de leurs enfants sur leur bureau (Tyler & Cohen, 2010). Zhang et Spicer (2013) lancent un appel pour élargir l’étude à d’autres types de dominations spatiales comme la couleur de peau ou bien la classe sociale. Wasserman et Frenkel (2015) explorent la manière dont le genre masculin est imposé à travers l’espace du ministère des affaires étrangères israélien. Ils constatent que les femmes réagissent différemment à cette domination en fonction de leur classe sociale. Celles provenant de classes sociales modestes ressentent plus fortement cette domination que celles provenant de classes sociales supérieures. Cet article montre bien que différentes strates de pouvoir peuvent se combiner.

C’est donc principalement le rôle de l’espace dans l’exercice du pouvoir hiérarchique qui a fait l’objet de recherches. D’autres formes de pouvoir ont également attiré l’attention. Il s’agit des relations de pouvoir entre les différentes fonctions de l’organisation et celles qui existent entre le genre masculin et féminin. Ces différentes formes ont toutes la particularité de s’exercer dans l’organisation, pour reprendre la typologie des formes de pouvoir de Fleming et Spicer (2014).

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Les cibles du pouvoir intra organisationnel II.

Les manières de contrôler les membres de l’organisation sont nombreuses. Certains procédés se présentent ouvertement comme étant effectivement des outils de contrôle alors que d’autres sont plus difficiles à détecter. Cela tient au fait qu’il existe différentes formes de contrôle spatial. Nous présentons ici les deux manières d’utiliser l’espace comme outil de contrôle à l’intérieur de l’organisation. La première se base sur une utilisation matérielle de l’espace : il est configuré de manière à contraindre le comportement des individus au sein de l’organisation. La deuxième manière d’utiliser l’espace consiste à se servir de ses propriétés symboliques afin de manipuler l’identité des individus.

a. Utiliser l’espace pour surveiller et contraindre les comportements des individus

Un des premiers objectifs du contrôle est de surveiller les comportements des employés. Cet axe de recherche s’est dans un premier temps fortement inspiré des travaux de Michel Foucault, plus particulièrement de son ouvrage, Surveiller et punir, Naissance de la prison. (1976). Foucault y explique comment le pouvoir pénal ne s’exerce plus directement sur les corps comme auparavant par l’intermédiaire de pratiques telles que la torture ou peine de mort, mais s’exerce au travers de l’espace carcéral. Il reprend le concept de panoptique que Bentham expose en 1791 dans son ouvrage, réédité en français en 1997, Panoptique :

mémoire sur un nouveau principe pour construire des maisons d'inspections, et nommément des maisons de force (1997). Le panoptique est un bâtiment permettant de surveiller les actions des prisonniers sans être vu d’eux. Il est le symbole de la matérialisation du pouvoir dans l’espace. Cette modalité de surveillance a d’abord été développée de manière directe par la disposition de l’espace à l’intérieur des organisations. Mais, devant le développement des organisations (de plus en plus grande, avec de plus en plus d’employés), l’observation totale directe devint intenable. Pourtant, la volonté de rester omniscient reste toujours d’actualité. L’apparition des nouvelles technologies relance la question de surveillance totale des employés mais cette fois-ci de manière indirecte. La figure du « panoptique électronique » (Bain & Taylor, 2000) est par exemple reprise pour décrire les techniques de contrôle des employés des centres d’appel : chaque appel y est enregistré et est potentiellement écoutable par le manager. La pression de la surveillance y est permanente bien qu’invisible. La

33 technologie a étendu la capacité de contrôle des employeurs et a étendu l’espace contrôlé par l’organisation. Le développement du télétravail a ainsi complètement repensé la relation entre l’espace professionnel et l’espace personnel. Les deux espaces ne sont plus clairement séparés, ce qui permet à l’organisation d’exercer un pouvoir sur l’employé en dehors de son lieu de travail (Fleming & Spicer, 2004).

Les employés ne sont pas seulement surveillés, leurs comportements sont également contraints par la configuration de l’espace organisationnel. Le taylorisme qui prône la division de l’espace afin d’y répartir les différentes tâches à accomplir en est un exemple historique (Pouget, 1998). Cette organisation scientifique de l’espace et du travail avait pour objectif de simplifier et de spécialiser les gestes des employés. Bien que cette organisation popularisée au début du XXesiècle ait parfois été critiquée, la nécessité d’organiser l’espace pour contraindre les employés reste très présente. Clegg et Kornberger (2004) soulignent l’importance de l’architecture dans ce contexte et incitent à se pencher sur la meilleure façon d’organiser l’espace afin de construire un « generative building » qui permettra à l’organisation d’être plus efficace. Les auteurs ne préconisent pas de diviser l’espace à l’instar de Taylor mais plutôt de le décloisonner. Leur objectif est de favoriser la créativité des employés grâce à la mise en place d’une nouvelle architecture. Si le comportement organisationnel idéal et donc si la configuration spatiale idéale évolue au cours du temps, l’idée reste la même : contraindre le comportement de l’employé afin de rendre l’organisation plus performante.

Ces configurations spatiales sont parfois complétées par des dispositifs visant à contrôler le temps. Giddens (1984) explicite le lien qui existe entre temps et espace : « coordination

across time is the basis of the control of space », une idée que Michel Foucault évoque également dans Surveiller et Punir : « L’usine explicitement s’apparente au couvent, à la

forteresse, à une ville close ; le gardien n’ouvrira les portes qu’à la rentrée des ouvriers, et après que la cloche, qui annonce la reprise des travaux, aura été sonnée ; un quart d’heure après, plus personne n’aura le droit d’entrer» (Foucault, 1976 : p167). Le contrôle du temps

vient renforcer l’action de l’espace. Si la configuration de l’espace organisationnel semble connaître une propension au décloisonnement, le temps consacré au travail semble évoluer dans ce sens également. Avec le développement des technologies de l’information et de la communication, les membres d’une organisation ont la possibilité de travailler à l’extérieur de l’organisation. Cette pratique brouille les frontières entre l’espace professionnel et l’espace privé. Par conséquent, cela entraîne le brouillage entre le temps de travail et le temps des

34 loisirs. La flexibilité induite par le travail à distance incite les employés à travailler sur des plages horaires traditionnellement dédiées aux loisirs comme les soirs et les week-ends (Fleming & Spicer, 2004).

b. Utiliser l’espace pour manipuler l’identité des individus

Le contrôle ne se fait pas uniquement par l’utilisation purement fonctionnaliste de l’espace. Sa dimension symbolique joue un rôle extrêmement important (Guillén, 1997). Les espaces sont des narrations qui « communiquent des valeurs, des croyances et des sentiments par le

biais du vocabulaire de la construction matérielle » (Yanow, 1998). L’architecture devient alors le moyen d'exprimer une vision idéale de l’homme.

« L’architecture est fondée sur l’idée que nous sommes […] des personnes différentes dans des lieux différents. […] C’est la tâche de l’architecture de rendre plus clair à nos yeux ce que nous pourrions idéalement être » (De Botton, 2007 : p19).

De Botton, dans l’Architecture du bonheur (2007), exprime clairement l’idée que l’architecture est un vecteur de construction identitaire. En changeant de lieu, l’individu change d’identité car cette dernière est en partie constituée par le lieu. Mais, comme précise De Botton, l’architecture procure une vision idéalisée de ce que l’homme pourrait être. Cette fonction de l’architecture amène l’être humain à s’en servir en tant que propagande, afin de promouvoir certaines idées. Cette propriété de l’espace, que l’on parle d’architecture ou de décoration intérieure (Elsbach, 2004), est utilisée dans les organisations afin d’influencer l’identité de l’employé (Hancock & Spicer, 2011).

Plusieurs études ont cherché à comprendre les processus spatiaux favorisant la construction individuelle de l’identité organisationnelle. Il a été démontré l’importance de l’appropriation et de la personnalisation de l’espace de travail personnel dans la construction de l’identité du salarié. Cette personnalisation peut passer par la disposition d’objets personnels dans son espace de travail ou bien par un aménagement particulier du mobilier de bureau. Cette pratique joue un rôle d’autant plus important que cette personnalisation va être perçue et être interprétée par l’entourage du salarié (Elsbach, 2004). La tendance actuelle des organisations à supprimer les bureaux personnels au profit de bureaux communs menace cette construction

35 identitaire (Elsbach, 2010) car les employés ne sont plus en mesure d’afficher des objets personnels. Cela montre à quel point l’espace et surtout la manière dont les individus sont autorisés à en faire usage sont des outils puissants de construction identitaire. Moins l’employé aura de latitude sur l’aménagement de son espace et moins il aura de contrôle sur sa construction identitaire. C’est pourquoi les organisations tentent de mettre en place un espace qui favorisera le contrôle de l’identité des employés. Un processus en trois étapes est proposé dans la littérature par Dale et Burrell (2008). Il s’agit de l’enchantment (fusion du matériel et du symbolique), emplacement (localisation des activités) et enactment (alignement des pratiques avec le matériel). Dans ce processus, l’importance de l’association des dimensions symboliques et fonctionnelles de l’espace est mise en avant. Une autre dimension se dessine : la nécessité de mettre en cohésion des pratiques spécifiques avec une architecture spécifique pour produire un effet.

Pour conclure sur l’identité, il faut noter que les travaux évoqués ci-dessus se sont surtout concentrés sur la construction de l’identité individuelle grâce à l’espace et aux artefacts et Jones et Massa (2013) montrent que les artefacts deviennent aussi des marqueurs d’identité collective. Ils étudient comment le temple de l’Unité, élaboré par l’architecte américain Frank Lloyd Wright, est devenu un marqueur identitaire pour la communauté religieuse qui le fréquente. Les auteurs montrent que le bâtiment instancie les idées de cette Eglise en devenant un objet frontière qui permet de relier les audiences et de diffuser la nouvelle pratique religieuse. Ils rappellent que la recherche sur les artefacts en tant que marqueur d’identité collective reste encore à explorer.

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Le contrôle à l’intérieur de l’organisation est essentiellement le fruit de la hiérarchie sur ses employés, mais d’autres types de relations de pouvoirs sont visibles. La configuration de l’espace, qu’elle soit matérielle ou symbolique, est utilisée par la hiérarchie afin de contrôler les comportements et l’identité des employés. Nous allons maintenant voir que l’organisation n’exerce pas son pouvoir uniquement au sein de son espace. Elle peut influencer des espaces qui lui sont extérieurs.

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