• Aucun résultat trouvé

Chapitre 1 : L’espace organisationnel comme un espace politique

A. L’espace est une construction sociale habilitante

Le chapitre 1 a décrit l’espace comme une ressource mobilisée dans différentes stratégies de pouvoir. L’espace n’est cependant pas un concept unidimensionnel. En affiner les caractéristiques et les attributs permet alors d’identifier les éléments sur lesquels agir pour contester un espace dominant. Cela nous permet de dépasser la vision réifiée de l’espace comme simple contenant de la vie sociale et de le conceptualiser en tant que produit social. Pour appréhender cette perspective, nous introduisons certaines notions de géographie sociale avant de présenter leur utilisation en théorie des organisations ; nous détaillons ensuite les attributs de l’espace.

Matériel, pratique et symbolique : les dimensions de la production de l’espace I.

Dans le contexte de cette recherche, nous étudions avant tout un espace social. En d’autres termes, cet espace est le fruit de l’activité humaine. Pour le comprendre, l’apport d’Henri Lefebvre est décisif. Dans La production de l’espace (Lefebvre, 1974/2000), il entreprend de

définir l’espace. Il regrette que l’espace soit souvent perçu comme un volume vide, un élément fixe et indépendant de toute activité. Au contraire, l’espace est une construction sociale en constante évolution : l’activité sociale est constitutive de l’espace.

Henri Lefebvre distingue trois dimensions de la production de l’espace. La première dimension est « l’espace conçu ». C’est l’espace créé par les architectes, les urbanistes et les dirigeants. Il est visible sur les cartes et les plans. Il est le reflet d’une expression idéelle de l’espace. La deuxième dimension est « l’espace perçu ». C’est l’espace construit par les individus qui l’occupent en y développant des pratiques. Le fait de se déplacer d’un endroit à un autre contribue par exemple à façonner un espace. Enfin, la troisième dimension de l’espace est « l’espace vécu ». Ce sont les images, les symboles et les représentations que l’on associe à un espace.

Lefebvre précise qu’il n’existe pas de relation chronologique entre ces trois dimensions (comme si la planification d’un espace induisait certaines pratiques qui à leur tour engendraient des perceptions). Au contraire, il y a simultanéité du triptyque. Les trois dimensions spatiales coexistent et s’influent mutuellement. Si l’on prend l’exemple d’un

49 espace sacré, comme un temple ou une église, c’est sa charge symbolique très forte, et donc sa dimension perçue, qui va déterminer quels sont les comportements autorisés dans cet espace et non pas sa dimension conçue (Lussault, 2007).

Cette conception permet de montrer les liens entre les dimensions matérielle et pratique de l’espace. Si nous prenons l’exemple d’une salle de classe : les murs, l’emplacement des fenêtres et le tableau noir sont des éléments stables. L’espace est également constitué d’éléments plus mobiles qui vont être, dans le cas de notre salle de classe, le mobilier ou la décoration aux murs. Ces éléments correspondent à une dimension matérielle de l’espace. Cependant, l’espace est aussi constitué par l’activité des élèves et du professeur qui évoluent dans cette classe. En effet, la présence du professeur debout devant le tableau et des élèves assis par rangées va produire un certain espace, alors qu’une réunion des parents d’élèves avec le professeur en produira un différent. Présenter l’espace en tant que pratique sociale change la perspective : la pratique de l’espace au quotidien entre en jeu. Il s’agit donc de dépasser l’analyse de la phase de conception, celle des architectes et des urbanistes – l’espace conçu. L’espace perçu par les usagers de l’espace est intégré à l’analyse.

Cette conception permet aussi d’introduire la dimension symbolique de l’espace. Qui dit s’intéresser aux pratiques des usagers dit s’intéresser à leurs représentations – ce que Lefebvre nomme l’espace vécu. En effet, chaque usager associe des symboles et des valeurs à un espace. Les lieux de commémoration ou les lieux sacrés sont des exemples d’espace où la charge symbolique influence les pratiques (Lussault, 2007). Or, les symboles associés à une pratique peuvent différer d’une personne à l’autre. L’espace est donc en partie subjectif. Les concepteurs produisent un espace dans l’espoir d’induire certaines pratiques et de véhiculer certaines perceptions, mais l’appropriation leur échappe en partie.

Par ce triptyque, Henri Lefebvre souligne que l’espace n’est pas fixe : il est produit par l’action sociale. Plus précisément, il existe une relation récursive entre les individus et l’espace (Lefebvre, 1974/2000) : les individus produisent un espace qui les contraint en retour. Lefebvre précise aussi que les différents aspects de l’espace sont interdépendants : l’espace est à la fois matériel, pratique et symbolique. Ces dimensions sont fortement imbriquées et se recouvrent partiellement, mais leur séparation analytique permet de mieux comprendre comment les organisations font de l’espace un pouvoir.

50

La production de l’espace organisationnel II.

Le triptyque de Lefebvre offre une grille de lecture simple et complète qui a largement été reprise dans d’autres études en théorie des organisations sur l’espace (Dobers & Strannegard, 2004; Taylor & Spicer, 2007). Plus généralement, la géographie sociale a été mobilisée pour défendre une conception de l’espace organisationnel comme socialement construit. Halford (2004), par exemple, dénonce une tendance à la réification de l’espace. Il est présenté comme donné aux acteurs alors qu’en réalité ils prennent une part active à la production de l’espace. L’espace organisationnel ne produit pas un effet par lui-même, il est rendu effectif par la pratique des acteurs (Zhang & Spicer, 2013). C’est en développant des pratiques en cohérence avec l’intention proposée par l’espace que les acteurs vont effectivement reproduire des relations de pouvoir. Zhang et Spicer montrent par exemple comment les employés d’une entreprise gouvernementale chinoise reproduisent les relations de pouvoirs suggérées par l’espace à travers leurs pratiques quotidiennes. Par exemple, les employés ne prennent pas l’ascenseur permettant d’accéder aux étages de la direction, alors que cela n’est pas explicitement interdit. En agissant ainsi, ils acceptent que la hiérarchie dispose de certains privilèges. Beyes et Steyaert (2011) appellent également à penser l’espace en tant qu’élément produit par les acteurs et non pas en tant qu’élément figé. Ils proposent ainsi de parler de « spatialité »7 car c’est par la pratique de l’espace, par l’évolution des corps dans cet espace, que celui-ci est produit. Selon De Certeau (1980), l’important ne réside pas dans l’espace en tant que tel mais dans la manière donc celui-ci est utilisé.

Si les individus modèlent l’espace par leurs pratiques, l’espace les façonne en retour (Dale, 2005). La théorie de l’affordance (Gibson, 1977, 1979) montre en quoi l’espace, de par sa disposition, son agencement, influence le comportement humain. L’espace offre certaines possibilités d’actions à l’individu qui va décider ou non de les mettre en œuvre. La poignée de porte offre la possibilité à l’individu de la tourner et d’ouvrir la porte, mais l’individu a également la possibilité de ne pas actionner la poignée et de laisser la porte fermée. L’espace contraint les possibilités d’action, mais ne les détermine pas. L’affordance s’applique aux individus comme aux interactions sociales (Clark & Uzzell, 2002).

51 L’espace organisationnel, aussi contraint soit-il, laisse toujours une marge de manœuvre dont l’acteur peut se servir. Ainsi il lui est possible d’utiliser, manipuler ou détourner l’espace à l’aide de tactiques. De Certeau (1980) postule que cette capacité créative est l’apanage des plus faibles car elle est réalisable en l’absence de toute forme de pouvoir. Pour détailler les éléments manipulables dans la construction d’un espace, nous présentons maintenant les attributs spatiaux identifiés par Lussault (2007).

Les attributs spatiaux : des éléments de construction de l’espace III.

Michel Lussault, dans son ouvrage L’homme spatial (2007), présente différents attributs de

l’espace. Il en définit quatre : l’échelle, la métrique, la substance et la configuration. Nous en ajoutons un cinquième : le temps. Ces attributs se combinent les uns aux autres et permettent de créer différents types d’espace.

a. Les quatre attributs de l’espace

L’échelle détermine ce qui est grand et ce qui est petit, elle est « l’instrument de définition des

rapports de taille entre différentes entités spatiales » (Lussault, 2007 : p82). Rien n’est petit ou grand en soi mais par comparaison à d’autres espaces. Par exemple, l’échelle locale peut désigner aussi bien la ville entière que le quartier.

Ensuite, le concept de métrique introduit la notion de distance, entre deux espaces ou au sein d’un même espace. Si là encore une mesure euclidienne universelle de la distance existe, les notions de proche et de lointain sont laissées à la discrétion des acteurs et une même distance euclidienne pourra être interprétée de différentes manières. Celle-ci pourra même évoluer au cours du temps pour un même acteur. Si la distance Paris-Marseille semble lointaine lorsqu’il s’agit de la parcourir à pied, car nécessitant plusieurs jours de voyage, elle est couverte en moins d’une heure grâce à l’avion et donc semble proche.

La substance renvoie à ce que Michel Lussault appelle la société avec l’espace. Il insiste sur le fait que la société se développe avec l’espace et non pas dans l’espace. La société est un élément constitutif de l’espace et non pas un élément qui évolue dans un espace vide. En

52 d’autres termes, la substance est « la mise en espace des choses sociales » (Lussault, 2007 : p87).

Enfin, le dernier attribut spatial est la configuration. La configuration est constituée des

« modalités de disposition spatiale des substances » (Lussault, 2007 : p87), c’est-à-dire des

modalités d’organisation formelle des choses sociales. Elle est « l’expression formelle de

l’économie relationnelle entre les objets spatialisés » (p87). Une configuration n’est pas

nécessairement stable : elle peut être totalement bouleversée et la disposition dans l’espace des substances modifiée, provoquant une nouvelle configuration d’un espace. Lussault cite le tsunami comme étant un fait spatial capable de bouleverser totalement une configuration spatiale donnée. Plus que l’organisation des choses sociales les unes par rapport aux autres, la configuration exprime également les relations que ces choses sociales peuvent avoir les unes avec les autres.

Définir ces quatre attributs permet de mieux caractériser l’espace et la manière dont il se compose. Ce qu’il faut retenir ici c’est que les attributs spatiaux ne sont pas des caractéristiques matérielles immuables et universelles. Elles sont perçues et interprétées par l’homme, voire façonnées par lui. Elles sont amenées à évoluer dans le temps et en fonction des individus qui les perçoivent et les manipulent.

b. Rôle du temps dans la construction de l’espace

Lussault (2007) n’a identifié que quatre attributs de l’espace – l’échelle, la métrique, la substance et la configuration. Cependant, évoquer la « production » de l’espace sous-entend que celui-ci est le fruit d’un processus qui se déroule dans le temps. En effet, le temps et l’espace ne sont pas deux dimensions séparées : le temps est un élément constitutif de l’espace. Ou, comme le dit Lefebvre (1974/2000 : p57) : « s’il y a production et processus

productif d’espace, il y a histoire ». Lefebvre retrace les transformations de l’espace au fil de

l’Histoire. Il explique comment la société est passée d’un espace de nature à un espace absolu, investi de forces politiques et religieuses, mais encore constitué de vestiges de l’espace de nature. Il se réfère par exemple à la caverne devenue lieu de culte, et semble situer cette période dans l’Antiquité. A partir de l’espace absolu s’est constitué l’espace historique. Cet espace d’accumulation (de ressources et de richesses : les connaissances, les techniques,

53 l’argent, les objets précieux, les œuvres d’art et les symboles) va rompre avec l’espace de nature. L’espace emblématique de cette période est la ville occidentale qui exerce son pouvoir sur un territoire délimité. Peu à peu, l’activité productive va se décorréler de la reproduction qui « perpétue la vie sociale » (Lefebvre, 1974/2000 : p60). Henri Lefebvre explique que ce mouvement conduit à l’abstraction du travail ainsi qu’à l’abstraction de l’espace. Malgré cette évolution historique de l’espace, des sédiments des espaces précédents restent présents. Cette analyse montre donc en quoi un espace est produit dans le temps.

Si Henri Lefebvre se réfère à l’évolution de l’espace dans l’Histoire, chaque espace possède également sa propre histoire. Si nous reprenons le triptyque d’Henri Lefebvre, la transformation peut se produire au niveau de l’espace matériel. C’est le cas par exemple des bâtiments qui subissent d’importantes rénovations afin de les rendre propres à de nouveaux usages. La dimension pratique de l’espace peut aussi évoluer : par son activité, l’individu transforme l’espace. Enfin, sa perception peut être modifiée. Alors que les grands ensembles immobiliers construits à la périphérie des grands centres urbains durant l’après-guerre étaient au départ synonymes de modernité et de confort, leur image s’est aujourd’hui fortement dégradée (De Botton, 2007).

Bien que l’espace se transforme, cela ne signifie pas pour autant que sa forme passée disparaît totalement. François Lautier, dans son livre Ergotopiques : sur les espaces des lieux de travail (1999), explique qu’un espace présente parfois les traces d’un passé révolu qu’il nomme viscosités. Elles sont les témoins du passé d’un espace, de son ancienne fonction qui n’existe plus. Si ces traces subsistent, c’est qu’elles n’ont pas été effacées. En effet, certains aspects d’un espace sont plus difficilement modifiables que d’autres. L’espace passé et l’espace présent se superposent et se mélangent. Si certaines viscosités n’ont aucune utilité apparente dans l’espace actuel, d’autres sont recyclées. Ces dernières prennent un nouvel usage et incarnent de nouvelles valeurs.

François Lautier semble suggérer que les viscosités n’existent que parce qu’il n’a pas été possible de s’en débarrasser. Mais en est-il toujours ainsi ? N’existe-t-il pas des situations où l’on conserve sciemment ces viscosités afin de les utiliser dans un but précis? Que signifie le choix de rénover un bâtiment industriel et de lui attribuer une nouvelle fonction, par exemple culturelle ?

54

*

L’espace est un phénomène social. Il n’est pas seulement l’étendue sur laquelle se déroulent les actes de la société, il est constitutif de la société. Il entretient une relation récursive avec les actes sociaux : l’espace est façonné par les acteurs qui sont influencés par lui en retour. Nous avons fait apparaître trois dimensions – les dimensions matérielle, pratique et symbolique – et cinq attributs – l’échelle, la métrique, la substance, la configuration et le temps – par lesquels les organisations font de l’espace un pouvoir.