• Aucun résultat trouvé

Une confusion entre l’activité liée au lieu et celle liée à la compagnie qui peut les mettre en péril

Chapitre 4 : Démarche de recherche et méthodologie

B. Une confusion entre l’activité liée au lieu et celle liée à la compagnie qui peut les mettre en péril

Nous nous concentrons sur le cas où le lieu intermédiaire est créé par une compagnie afin de pouvoir travailler sur ses créations et de les montrer au public. Le cas où celui-ci est géré par des opérateurs non artistes présente d’autres caractéristiques. La compagnie n’utilise pas le lieu à 100 % de ses capacités. En effet, elle peut soit être en période de repos soit en tournée à l’extérieur. Dans cette situation, les compagnies décident de prêter leur lieu à d’autres compagnies qui n’ont pas d’espace de création et de diffusion propre. Les membres de la compagnie composent alors avec les activités propres à la compagnie d’un côté et de l’autre côté celles propres au lieu. Les deux structures sont parfois mal délimitées que ce soit du point de vue juridique ou du point de vue des pratiques quotidiennes. Si cette situation permet parfois des effets de synergies entre les deux, il arrive que le lieu pénalise la compagnie qui doit alors considérer l’éventualité de fermer le lieu.

Des relations ambiguës entre le lieu et la compagnie I.

Une partie des activités de la compagnie et de celles du lieu se recoupent du fait que la compagnie localise une partie de son travail dans le lieu. Il se développe alors une relation complexe entre l’identité et le travail de la compagnie d’une part et le travail et l’identité du lieu d’autre part. Le fait que les deux structures aient la même localisation tend à créer une ambiguïté entre la compagnie, structure en partie nomade, et le lieu, structure localisée. Tout d’abord, la structure juridique des deux types d’organisation n’est pas toujours clairement différenciée. Si les compagnies ont toujours un statut clairement identifié, les lieux en ont moins. Parfois, une association ou une société est créée de manière distincte pour le lieu. Dans d’autres cas de figure, le lieu n’a aucune identité juridique et n’est qu’un bien possédé par la compagnie. Cela a notamment une incidence sur la capacité du lieu à toucher de l’argent pour soutenir son activité et celle de la compagnie et. L’ambiguïté est telle que les personnes qui y travaillent ne sont pas toujours certaines de la nature des subventions reçues : si elles sont destinées à la compagnie ou bien au lieu.

184 - « Ils [les organismes publics qui les subventionnent] ne savent plus si l’argent va au

théâtre ou s’il va à la compagnie. Au départ, c’était vraiment dissocié, on avait le compte du théâtre et le compte de la compagnie. Et après, ils nous ont dit : vous n’avez jamais d’argent parce que vos comptes sont dissociés alors mettez-les ensemble. Alors on les a mis ensemble. Et quelque part, c’est un peu dur de dissocier le théâtre de la compagnie. Déjà parce que la compagnie répète dans le lieu et ensuite parce que l’argent, l’argent propre est complètement amené par la compagnie. Parce que même si on a la billetterie, 80 % vont à la compagnie et les 20 % restant servent en gros à payer l’électricité des projecteurs qu’on utilise. » (Laure, responsable des

relations publiques du Théâtre-studio)

Cette ambiguïté est généralement une ressource pour la survie du lieu, car comme il est dit ci- dessus c’est cette dernière qui va générer des revenus. En effet, les compagnies qui gèrent un lieu bénéficient d’une certaine reconnaissance et réussissent à se dégager un revenu. En couplant leurs recettes propres avec les subventions qu’elles touchent, elles réussissent à réinjecter de l’argent dans le lieu.

Un lieu dépendant de la compagnie qui le gère II.

La compagnie ne se contente pas de soutenir le lieu financièrement, elle lui apporte une réputation. En effet, le lieu est indissociable de la compagnie qui le gère et plus particulièrement de son directeur. Il n’est pas rare que les spectateurs soient attirés, dans un premier temps du moins, par le nom de la compagnie et de son directeur.

- « On a des spectateurs quand c’est une mise en scène de Christian Debenetti. Quand

c’est les autres il faut aller les chercher et vraiment loin et vraiment bien quoi. C’est un sacré boulot. » (Laure, relations publiques du Théâtre-studio)

Cette renommée, comme nous pouvons le voir dans ce verbatim, garantit au lieu un public minimum. Grâce aux travaux de la compagnie, le lieu attire un peu de monde et commence à bénéficier d’une certaine réputation. Il est cependant difficile de dépasser ce stade afin d’inciter les spectateurs à fréquenter le théâtre lorsque d’autres artistes proposent leur spectacle. Les cas où les lieux intermédiaires dirigés par une compagnie arrivent à faire reconnaître leur activité en dehors de celle de la compagnie existent mais sont peu nombreux.

185 L’existence du lieu est parfois si étroitement liée à la présence d’un artiste que son départ peut mettre en péril tout le projet :

- « Il était en shortlist donc prêt à être nommé. La préoccupation générale de toute

l’équipe, s’il est nommé ailleurs : est-ce que le théâtre ne va pas fermer ? Dans le sens où c’est l’artiste qui est vraiment soutenu. » (Laure, relations publiques du Théâtre-

studio)

Le metteur en scène qui dirige le théâtre d’Alfortville a été pressenti pour prendre la direction d’un Centre Dramatique National. S’il avait été effectivement nommé, la pérennité du lieu aurait été sérieusement remise en question. En effet, les sources de financement proviennent principalement de sa compagnie, son départ aurait laissé le lieu sans ressource propre. Le directeur est un atout relationnel fort qui va au-delà de l’aspect strictement financier. Grâce à sa renommée personnelle, il peut porter le lieu dans une certaine mesure. Le directeur d’Alfortville est par exemple suffisamment connu des pouvoirs publics pour être reçu au ministère de la Culture.

Un lieu qui met en péril l’existence de la compagnie III.

Cet équilibre est très précaire et la compagnie a parfois du mal à développer une activité artistique dédiée au lieu. En effet, l’argent reçu par la compagnie permet généralement de financer les frais de la compagnie et de payer les coûts liés à l’entretien du lieu (entretien des bâtiments, frais de fonctionnement, salaire des équipes), mais pas nécessairement plus. C’est- à-dire qu’il ne reste pas d’argent pour développer des projets artistiques. Un directeur de lieu intermédiaire lança une pétition en 2011 pour alerter l’opinion sur sa situation.. Sa compagnie reçoit des subventions pour son travail artistique, mais aucune aide ne vient soutenir l’activité propre à son lieu.

- « Sans marge artistique, rien ne sera de fait possible. Il n’y a aucun intérêt à être les

gardiens des murs ». (Christian, directeur et metteur en scène du Théâtre-studio) Il souligne ici que sa compagnie n’a aucun intérêt à conserver ce lieu si elle n’a pas les moyens d’y développer une activité artistique en dehors du travail de la compagnie. L’expression « gardien des murs » montre bien que pour les acteurs un espace n’est utile que

186 s’il permet de générer une activité artistique. De plus en plus de compagnies possédant un lieu se retrouvent aujourd’hui dans cette situation précaire. Par le passé, la DRAC19 Ile-de-France

possédait un budget dédié aux « compagnies avec lieu ». C’est-à-dire qu’elle reconnaissait l’existence conjointe mais différenciée des deux structures. Le financement prévu pour ces compagnies leur permettait de concilier les activités de la compagnie et celles du lieu. En 2009, ce financement spécifique a disparu et les compagnies ont dû choisir entre être subventionnées au titre de compagnie ou au titre de lieu. Le cas de l’Avant-rue est emblématique de ce qui est arrivé à un certain nombre de ces compagnies avec lieu. L’Avant- rue a été créée en 1999 par une compagnie des arts de la rue qui s’appelle Friches théâtre urbain. Ce lieu est situé dans une ancienne usine de céramique dans le XVIIe arrondissement de Paris, qu’elle loue à un bailleur privé. Le bâtiment sert de lieu de travail pour la compagnie et en parallèle elle y accueille gratuitement d’autres groupes d’artistes des arts de la rue et du cirque pour des temps de création. Aucune représentation n’est donnée dans ce lieu. A partir de 2001, la DRAC Ile-de-France accorde une subvention à la compagnie Friche théâtre urbain, au titre de compagnie avec lieu. Mais en 2009, il leur est demandé de choisir entre la compagnie et le lieu. Voici la réponse du directeur de la compagnie :

- « Nous avons choisi d’être compagnie car nous nous identifions au travail de

compagnie plus qu’au travail de gérant d’un lieu et de programmateur de salle. »

(Pascal, directeur de la compagnie Friche théâtre urbain)

Comme d’autres compagnies dans cette situation, Friche théâtre urbain a décidé de rester une compagnie car ce type de structure correspond plus à leur identité d’artiste qu’un lieu. En faisant ce choix, le lieu n’est plus considéré comme étant une structure juridique à part entière : il perd son existence légale en quelque sorte. En conséquence, la compagnie décide de perdre toute localisation pérenne et de redevenir une structure totalement nomade. Friche théâtre urbain a alors vu baisser ses subventions de 12 % car ces dernières ne prenaient désormais plus en compte les coûts liés au lieu. Ces coûts sont dus aux frais liés à l’entretien des bâtiments et à l’accueil d’autres artistes. La compagnie décide cependant de maintenir l’Avant-rue et de poursuivre l’accueil d’artistes.

19 La DRAC (Direction des affaires culturelles) est un organisme qui représente l’Etat central dans les régions en

187 Elle se retrouve dans une situation précaire pour deux raisons. D’une part, le nouveau montant de la subvention n’est plus suffisant pour maintenir l’activité du lieu au même niveau. D’autre part, la compagnie en pâtit. En effet, elle dépense plus d’énergie qu’auparavant pour maintenir le lieu à flot, ce qui laisse moins de temps à la compagnie pour gérer ses propres activités. Or, le nouveau cahier des charges de la DRAC pour les compagnies qu’elles subventionnent est plus exigent que l’ancien. Comme aux yeux de la DRAC la compagnie n’a plus de lieu à soutenir, elle devrait avoir plus de temps à consacrer à son activité propre et lui donne un nouveau cahier des charges. Le nombre de créations et de représentations à assurer par an augmente. Cela représente un travail à plein temps, et les compagnies ayant décidé de conserver leur lieu, telle Friche théâtre urbain, ont moins de temps et de moyens pour réussir à respecter le cahier des charges de la DRAC, puisqu’elles continuent d’investir dans le maintien du lieu en parallèle.

En 2012, Friche théâtre urbain se voit signifier par la DRAC la diminution de ses subventions de manière progressive jusqu'à leur arrêt complet au bout de trois ans. La raison de ce déconventionnement est que la compagnie n’arrive plus à atteindre les objectifs fixés par le cahier des charges de la DRAC. La conséquence directe de cette décision est que la compagnie n’a plus les moyens de payer son loyer. Elle se retrouve alors dans l’éventualité de fermer le lieu pour ne pas mettre en péril la compagnie. En 2012, la compagnie semble envisager la fermeture. En 2016, la compagnie déménage. Son atelier de travail est dorénavant installé à Saint-Maur-des-Fossés. Cette installation est précaire puisqu’en mars 2016 elle doit à nouveau déménager. Sur leur site internet, il est écrit ceci :

- « À cause de l'insuffisance des subventions de fonctionnement des institutions

publiques, l'Avant Rue a dû cesser d'offrir gratuitement des résidences de création aux artistes. »

La compagnie a donc dû se résoudre à abandonner toute activité relative à la gestion d’un lieu dans l’espoir de sécuriser son existence. Malgré cette décision, elle se retrouve dans une situation précaire.

Une situation similaire est observable à la Maille. La Maille est un lieu intermédiaire créé par la compagnie Théâtre A, une compagnie de théâtre installée dans la commune des Lilas depuis 2009. En parallèle de son activité de création, la compagnie accueille des artistes en

188 résidence ainsi que pour des représentations. Elle propose également des ateliers de pratiques théârales amateures et a mis en place une école d’art dramatique pour les comédiens à visée professionnelle. Suite au déconventionnement de la région, la Maille a subi une forte baisse de son budget et la compagnie qui le gère a décidé de ne pas proposer de saison 2015/2016 faute d’argent pour en créer une.

- « Après cinq années d’activité permanente, où l’utopie était devenue réalité,

démontrant son efficacité et sa pertinence en termes de créations artistiques, d’accueil des compagnies et des projets, d’accueil des publics et des auteurs vivants, d’actions artistiques sur le territoire, de travail avec les amateurs, les apprenants. Le déconventionnement menace notre compagnie et menace de nous obliger à fermer les portes de La Maille, cet ancien entrepôt de bois et de charbon que nous avions transformé en lieu de création au cœur de la cité ». (Marie et Armelle cofondateurs de

la Maille)

Ce choix est fait afin que la compagnie puisse survivre :

- « La compagnie n’a pas voulu sacrifier la compagnie pour le lieu et n’a pas voulu

repartir sur une année qui aurait pu les mettre en péril » (Chloé, coordinatrice du réseau Actes if)

Là encore, la compagnie a décidé de préserver sa propre activité au détriment de celle du lieu. Elle a dû choisir entre faire exister la compagnie ou le lieu. Si elle avait essayé de proposer une nouvelle saison, elle aurait dû engager ses propres ressources dans le lieu, ce qui aurait freiné son activité dans le meilleur des cas ou aurait pu la stopper. En effet, nous avons vu que la gestion d’un lieu exige des ressources importantes, et les acteurs craignent que cela empêche la compagnie de mener une quelconque activité et risque de s’endetter. A terme, cela mettrait fin à l’existence de la compagnie. C’est pour cela que cette dernière sacrifie l’existence du lieu.

Les exemples de l’Avant-rue et de la Maille montrent que si le lieu est un outil intéressant pour développer une organisation alternative, les artistes préfèrent préserver la compagnie qui reste l’outil principal de leur activité en cas de péril. Le lieu ne vient qu’en second. Cela met

189 en lumière d’une part, la dimension clairement instrumentale et pas uniquement artistique de ce lieu, puisqu’il n’est pas nécessaire à la survie de la compagnie. D’autre part, cela nous renseigne sur la fragilité de ces lieux qui ne constituent qu’une force d’organisation secondaire pour les artistes. Cela vient donc questionner la capacité effective de ces lieux à développer une alternative pérenne au sein du secteur du théâtre.

*

Les compagnies sont des structures juridiques non localisées et nomades. En créant un lieu et donc en décidant de créer une forme d’organisation localisée, une compagnie espère être plus stable et être capable d’avoir un impact au sein du secteur. Cependant, on voit que l’imbrication entre le lieu et la compagnie qui le gère est complexe. Les équipes aimeraient que le lieu ne soit plus dépendant de la compagnie mais se suffise à lui-même, à l’image des théâtres subventionnés qui attirent le public grâce leur nom, alors même que le directeur change régulièrement. Les compagnies éprouvent cependant des difficultés à faire vivre de front les deux organisations et cette situation finit par les mettre en péril toutes les deux. La conséquence la plus fréquente est que la compagnie renonce à faire vivre le lieu pour se préserver. Ce choix montre la fragilité du lieu comme forme pour créer une organisation alternative. Pour essayer de consolider le lieu, les lieux intermédiaires espèrent que les pouvoirs publics seront en mesure de les soutenir tout en acceptant de conserver leurs spécificités par rapport au reste du secteur.