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Chapitre 4 : Démarche de recherche et méthodologie

C. Donner du sens au lieu : l’espace symbolique

Les lieux intermédiaires sont des structures hétérogènes de par leurs tailles, leurs projets, leurs équipes et leurs renommées. Ils essaient malgré cela de mettre en avant leurs points communs afin de se constituer une identité commune. Pour cela, le bâtiment, les pratiques qu’il a permis de mettre en place et la localisation deviennent des ressources identitaires symboliques. Leur matériel de construction identitaire obéit à un double mouvement. D’une part, ils se servent des caractéristiques des lieux dans lesquels ils sont établis comme marqueur de leur identité commune. D’autre part, ils cherchent à opérer des distinctions entre leurs théâtres et les théâtres publics afin de s’en démarquer.

Un bâtiment qui sert de marqueur identitaire différenciant I.

Les bâtiments occupés par les lieux intermédiaires ont plusieurs caractéristiques communes dont les organisations s’emparent pour produire leur identité. Nous présentons la liste des caractéristiques communes telles que présentées dans le manifeste des lieux intermédiaires rédigé par le réseau Actes if et reprises par les acteurs au cours des différents entretiens.

« Taille humaine du lieu et proximité des acteurs » : ces lieux sont souvent petits, n’ayant généralement qu’une seule salle de représentation, deux dans certains cas, mais toujours avec des capacités relativement réduites. Le théâtre de l’Echangeur à Bagnolet possède une centaine de places, l’Atelier du plateau à Paris environ soixante. Les acteurs font un lien fort entre les dimensions modestes du lieu et la proximité qu’elles permettent d’engendrer. Dans leur propos, nous avons l’impression que par un effet quasi mécanique, un petit espace rapproche les gens. Ce discours est une critique indirecte émise à l’encontre des théâtres publics. Les salles de spectacles de ces théâtres atteignent facilement mille places. Les acteurs déclarent que cela engendrerait une certaine distance entre les spectateurs et l’œuvre.

« Modularité des lieux et configuration prégnante » : en raison de leur nature même de lieu réaménagé, l’espace est soumis à de nombreuses contraintes. Nous pouvons citer en exemple le Théâtre-Studio d’Alfortville où la scène a une configuration très particulière comme cela est visible sur les photos ci-dessous. A la place du traditionnel fond noir, les murs sont en briques rouges, des poutres porteuses sont visibles au milieu du plateau et des mezzanines en

165 bois sont disposées de part et d’autre de la scène. Ce sont des traces de la configuration ancienne du lieu qui était un entrepôt de vin. Les particularités de la scène sont si fortes que cela produit des effets inattendus sur les pièces créées à tel point que sans cette scène, la pièce perd de sa force. La responsable des relations avec le public explique à ce sujet :

- « J’ai vu l’année dernière « la Mouette » qui a été créée [au Studio-théâtre d’Alfortville] ici, au TOP à Boulogne, qui est un cube noir. Pour la Mouette, ils n'ont

vraiment rien. Ils ont des bancs d’école, et une espèce de rectangle comme ça [elle

mime] en métal qui symbolise tout, mais tout. Dans une cage noire, mais c’était laid, visuellement c’est trop moche. Quand il y a deux pauvres trucs qui ressemblent à peu près à rien, dont un qui doit évoquer plein de choses. Dans un cube noir c’était hyper décevant. Alors que je l’avais vu là et dans quelques autres lieux et c’est magnifique. C’est pour ça que Christian [le metteur en scène et directeur du lieu] a dit cette année il faut qu’on reconstitue le mur. Vous allez voir le mur du théâtre et on l’embarque en tournée. » (Laure, relations publiques du Théâtre-Studio)

Alors que le fait d’avoir une scène atypique pourrait être perçu comme étant une contrainte pour la mise en scène, les acteurs s’en approprient les particularités pour en faire une force : elle enrichit la mise en scène. Elle devient même un élément de la mise en scène si fort, que le metteur en scène envisage d’en répliquer une partie pour pouvoir jouer la pièce dans d’autres théâtres.

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Théâtre-Studio d’Alfortville. La scène et les gradins vus depuis la Mezzanine qui sert également d’espace scénique.

Théâtre-Studio d’Alfortville. La scène vue depuis les gradins. On aperçoit la mezzanine au-dessus.

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Salle de spectacle du théâtre de l’Odéon vue depuis le balcon.

Salle de spectacle du théâtre de l’Odéon vue depuis la scène.

« Importance des espaces de rencontres » : alors que l’on pourrait penser que la salle de spectacle est la pièce centrale d’un théâtre et que c’est elle qui a le plus d’importance, ce sont les autres pièces, celles qui sont utilisées en dehors des moments de représentations qui sont valorisées. 15 faustinetournan.wordpress.com 16 http://2spectateurs.blogspot.fr/2013/12/trois-soeurs-tchekhov-benedetti-theatre.html 17http://www.linternaute.com/savoir/grands-chantiers/06/dossier/odeon/diaporama-guillaume-maucuit- lecomte/1.shtml 18http://www.linternaute.com/savoir/grands-chantiers/06/dossier/odeon/diaporama-guillaume-maucuit- lecomte/22.shtml

167 - « Il y a un comédien qui a un projet de mise en scène et il va nous en parler et il va

nous en parler là au bar après le spectacle et on va se dire pourquoi pas. » (Marion, administratrice du théâtre de Vanves)

On voit ici comment le bar devient le premier point de contact entre les artistes souhaitant travailler au théâtre et les collaborateurs du lieu. C’est d’ailleurs au bar que nous avons été reçue lors de notre rencontre avec Marion. Les espaces de rencontres sont primordiaux pour deux raisons principales. D’une part, ils génèrent un moment de convivialité après le spectacle. Les spectateurs peuvent échanger entre eux ou avec les comédiens autour d’un verre. Aller au théâtre ne consiste plus à venir voir une pièce puis à repartir aussitôt, on y intègre une dimension de partage de l’expérience et de confrontation des points de vue. D’autre part, au-delà de la volonté d’enrichir l’expérience, ces lieux de convivialité peuvent être une manière d’aborder différemment le théâtre en tant que lieu de vie sans nécessairement assister à une pièce. Le rôle du restaurant du Petit bain, organisation membre du réseau Actes if, est évoqué en exemple:

- « Le Petit bain a un restaurant, les gens qui travaillent autour viennent au restaurant

le midi pour manger mais mine de rien, ils mettent les pieds dans ce lieu, donc ensuite c’est plus simple d’aller y voir des spectacles. » (Chloé, coordinatrice du réseau Actes

if)

Il y a une volonté de rendre le lieu quotidien. On ne va pas au théâtre pour une grande occasion mais tous les jours, pour une occasion différente. A ce titre, la plupart de ces structures ont mis en place des ateliers de pratiques. Des amateurs viennent prendre des cours de théâtre généralement dispensés par des artistes de la compagnie résidant dans le lieu. Ces temps de pratique participent aussi de cette dynamique. La volonté de désacraliser le lieu- théâtre est très forte. Elle s’oppose à leur vision des théâtres subventionnés qui ont parfois été appelés des Cathédrales et perçus comme étant des lieux trop impressionnants pour que les spectateurs modestes se sentent autorisés à en passer la porte. En rendant le lieu quotidien, l’aspect rituel de la représentation est estompé.

« Des lieux qui symbolisent l’ailleurs » : souvent en référence à leur passé industriel et leur

caractère de bâtiment déclassé puis réhabilité, ces bâtiments sont souvent atypiques comparé au paysage urbain dans lequel ils sont insérés. De plus, ces lieux ont généralement une

168 dimension artisanale forte, ce sont souvent les premiers membres de l’équipe qui ont eux- mêmes réalisé une partie des rénovations à partir de matériaux récupérés. De cela découle un caractère mouvant. Par exemple, le théâtre de Vanves repeint régulièrement une nouvelle fresque sur les murs de son bar. Les locaux changent de formes petit à petit : l’Echangeur a commencé avec une seule salle, mais au fur et à mesure, l’équipe essaie de louer le reste du bâtiment pour étendre son activité, cela change la configuration du lieu.

Façade de l’Echangeur à Bagnolet. Façade de l’Odéon à Paris, VIe arrondissement.

En comparant ces deux images, la distinction entre les deux types de théâtres est visible. A droite, le théâtre de l’Odéon présente une façade néoclassique, elle pourrait se rapprocher des « copies d’espaces grecs » qui ont été critiqués dans le contexte empirique. En s’installant dans des bâtiments industriels, les acteurs opèrent une rupture architecturale nette qui contribue à les différencier des théâtres subventionnés.

« Le partage de l’outil » : la configuration du lieu est comme nous l’avons vu une dimension

très présente, mais il est également question de la manière dont celui-ci est utilisé. Les acteurs des lieux intermédiaires insistent sur le fait que leur structure est avant tout un lieu d’accueil pour les artistes. A propos du Studio-théâtre d’Alfortville :

- « On aime bien pouvoir dire à une compagnie : bien sûr, vous restez là deux mois.

Elles ont les clés. Donc si elles veulent bosser de 6 heures du soir à 6 heures du matin elles peuvent. » (Laure, relations publiques)

Cette caractéristique fait écho aux critiques présentées dans le contexte empirique à l’encontre du fonctionnement bureaucratique des théâtres publics. A l’inverse, un lieu intermédiaire

169 n’accueille pas une compagnie sur une durée précise avec des conditions d’accueil strictes. Il n’y a pas de nombre d’heures maximum d’utilisation des plateaux, d’obligation de monter un atelier d’action culturelle ou la nécessité d’aboutir à la création complète d’une œuvre. Au contraire, ces lieux s’érigent en refuge pour les compagnies. Les ressources sont distribuées au maximum aux artistes sans contrepartie.

Une localisation en périphérie qui devient le symbole d’une pratique alternative II.

La configuration du lieu n’est pas le seul élément au service de la construction identitaire des lieux intermédiaires. L’argument de leur localisation est également très important à leurs yeux. La plupart de ces théâtres ne sont pas situés à Paris intra-muros, beaucoup sont regroupés dans les communes de l’est de l’Ile-de-France. La Seine-Saint-Denis contient une forte concentration de lieux intermédiaires. Les rares qui sont installés à Paris sont également à l’est, en périphérie de la ville. Cet emplacement particulier est chargé d’une dimension symbolique pour les acteurs :

- « Des gens se sont approprié des espaces parce qu’ils n’avaient pas la possibilité de

s’approprier d’autres espaces, il n’y avait pas de place dans ce qu’il est commun d’appeler l’institution. Donc c’était faute de mieux. Et puis des gens, dont je fais partie, qui pensaient que c’était indispensable, qu’il y avait du sens à être là. Que l’endroit de la parole avait changé et que ce lieu, il n’était plus au centre mais à la périphérie. » (Christian, directeur du Théâtre-Studio)

Ce verbatim ne nie pas que l’installation des lieux intermédiaires en périphérie des centres urbains soit en partie le fruit d’une nécessité. En effet, ces localisations sont plus accessibles car moins denses et moins prestigieuses. Cela explique en partie pourquoi les lieux intermédiaires sont localisés ici. Cependant, comme on l’observe dans le verbatim ci-dessus cette caractéristique devient un élément différenciant. Elle est revendiquée comme un atout. Les pratiques artistiques alternatives se constituent dans des espaces géographiques marginaux : à un type de pratique est associé un type d’espace géographique.

Là encore, la particularité de leur localisation est un élément différenciant vis-à-vis des théâtres subventionnés issus des pouvoirs publics. Les grandes institutions parisiennes telles

170 que la Comédie française, le Théâtre de la Ville ou encore l’Odéon sont au cœur de Paris. Avoir une localisation radicalement différente de ces institutions permet de s’en distinguer. Cette distinction par la localisation est un élément très structurant. Le réseau Actes if, qui regroupe les lieux intermédiaires franciliens, le montre en image dans son dépliant de présentation (voir carte ci-dessous). Cette carte permet de visualiser immédiatement la localisation particulière de ces lieux.

Figure 2 : Extrait du dépliant de présentation du réseau Actes-if qui cartographie les lieux intermédiaires membres

Cette carte montre en effet la répartition spécifique des lieux intermédiaires franciliens, essentiellement à l’est de Paris. Le secteur ouest est, quant à lui, dépourvu de ce type de structure.

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La troisième stratégie de production du lieu est de lui associer une valeur symbolique. Les acteurs se servent des particularités du bâtiment dans lequel ils sont installés, de sa localisation et de son fonctionnement comme de marqueurs identitaires collectifs. Cette construction identitaire par l’espace a deux objectifs : tout d’abord se définir en tant qu’organisation spécifique et ensuite se définir en tant qu’organisation alternative à d’autres types d’organisations : les théâtres subventionnés qui dominent le secteur. Ainsi ils associent des espaces architecturaux et géographiques marginaux à des pratiques artistiques alternatives.

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Synthèse du chapitre 5 :

Les lieux intermédiaires souhaitent créer une « utopie de théâtre », en ce qu’ils défendent des pratiques et des valeurs qui ne sont pas mises en pratique dans leur secteur.

Pour cela, ils créent une hétérotopie qui est définie comme étant la mise en espace d’une utopie. Cette mise en espace prend la forme particulière d’un lieu. Sa production comporte trois dimensions. La première est l’espace matériel : cette dimension de l’espace prend forme grâce au processus de réhabilitation de bâtiments industriels. La deuxième dimension est la mise en pratique de l’espace. Enfin, la troisième dimension est l’espace symbolique. Cette dimension sert de ressource aux acteurs pour construire leur identité.

Ils construisent leur identité en utilisant des marqueurs spatiaux de différentes manières. D’une part, le bâtiment sert de base : ils utilisent les restes ou viscosités de l’ancien espace pour en faire des marqueurs identitaires au service de l’espace actuel. Ils s’approprient symboliquement ces viscosités spatiales. Ensuite, ils reprennent la localisation de ce même bâtiment pour en faire un élément identitaire. Ils se servent donc d’une perspective architecturale et géographique de l’espace. Ce processus de construction identitaire permet de constituer une homogénéité intragroupe mais aussi de marquer leur différence vis-à-vis des autres groupes.

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Chapitre 6 : De l’hétérotopie à la dystopie : difficultés rencontrées lors de la

production d’un lieu

Les acteurs des lieux intermédiaires placent beaucoup d’attentes dans la création d’un lieu, car il est l’incarnation de leurs idéaux et l’outil de démonstration de ces idéaux. Cependant, ils éprouvent des difficultés à maintenir en état le bâtiment qui les abrite dans le temps. Son entretien nécessite des moyens que les acteurs n’ont pas toujours à leur disposition. En outre, les acteurs ont tendance à surexploiter le bâtiment, ce qui rend sa gestion difficile. Enfin, les ressources nécessaires sont telles que le lieu finit parfois par nuire à l’activité de l’équipe artistique qui s’en occupe.

Cette situation est bien résumée par le constat de ce metteur en scène :

« Finalement le lieu intermédiaire, c’est une espèce d’utopie de théâtre sauf qu’il n’y a pas le fric. Et que de fait ça ne peut pas durer car à un moment donné les gens ils s’épuisent. A La Générale, le truc a explosé, les gens ne peuvent pas rester, à un moment c’est pas possible. »

(Nicolas, metteur en scène)

Face à ces multiples contraintes, les lieux intermédiaires éprouvent des difficultés à rester complètement autonome et font appel aux pouvoirs publics pour les aider. Il s’engage alors une lutte de pouvoir pour le contrôle des lieux intermédiaires qui passent par le contrôle spatial. L’utopie se transforme en dystopie.

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