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A. Les références médiévales européennes

1. La composition

Il faut souligner que certains modèles proposent une composition inattendue : les modèles 544 et 613 (Annexe 21) ont une construction similaire aux jeux de perspectives développés par Gallé avec la connaissance des règles de l’art japonais.

- La fiche d’inventaire du dessin MOD 173 décrit le sujet comme « Une proces-sion du Moyen Âge avec Jeanne d’Arc sous un dais ».

Fig. 18 : Atelier Gallé, Étude de décor Jeanne d’Arc, gouache sur papier fort, Nancy, musée de l’École de Nancy.

L’usage, ici, de la gouache rend difficile l’observation de détails, notamment sur l’identité des personnages. On reconnaît cependant que la représentation d’une procession est correcte, à lire de droite à gauche. Les hérauts soufflent dans leur instrument, tandis que suit une première ligne de cavaliers en armure. Derrière eux, sur le côté, un personnage à genoux lâche des co-lombes qui s’élancent vers le ciel en passant entre les cavaliers et les porteurs du dais. Ces derniers sont quatre, deux à l’avant et deux à l’arrière, entourant le personnage central de la scène. Il est d’ailleurs couronné, les épaules couvertes par un manteau d’hermine et tenant le sceptre en sa main. Derrière ce groupe central, chevauchent deux cavaliers – sans doute des généraux parce que leur casque est habillé de panaches de plumes, suivis par deux cavaliers une fois encore, chacun tenant une bannière différente.

Il n’est pas évident de reconnaître Jeanne d’Arc sous le dais ; bien que le personnage semble porter les cheveux longs, Jeanne d’Arc est vue en son temps, et bien après, comme une figure héroïque nationale, mais elle ne peut porter les attributs de la royauté, n’étant pas souveraine. Elle est, au contraire, davantage dépeinte avec les cheveux courts, en armure et l’épée à la main – ce qui n’est absolument pas le cas sur cette représentation. Son attribut religieux et pacifiste serait, par contre, un dais annonçant sa bénédiction divine et son rôle de protecteur du royaume. La thématique médiévale est, de fait, parfaitement cohérente parce que le dessinateur fait une analogie entre la libération de la France par une héroïne – peignant une grandeur française ro-mancée- avec la libération tant souhaitée en Lorraine de l’Alsace-Moselle (sujet politique repris maintes fois, et sous plusieurs représentations, par Gallé et ses ateliers). Le message de paix et d’espoir est symbolisé par la rupture de la procession entre les premiers cavaliers et le reste du groupe, avec le lâché de colombes. Cette procession part peut-être en guerre pour libérer le territoire de l’ennemi, ou bien, toujours dans une vision de victoire, vient justement de vaincre les assaillants.

Le dessin se compose en une longue bande, comme un motif continu qui peut être appliqué sur tout le pourtour, ou bien la face, d’un objet (qu’il soit sphérique ou rectangulaire). Il forme une sorte de frise, qui peut être exploitée comme modèle entier, ou fragmentée pour agrémenter d’autres types d’ornements.

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- MOD 613 se compose d’une scène d’intérieur, vu depuis l’extérieur au travers de vitres rondes d’origine médiévale, des cives :

Fig. 19 : Atelier Gallé, Étude de décor, crayon, gouache et encre sur papier, Nancy, musée de l’École de Nancy.

« Disque de verre obtenu par centrifugation d’un verre préalablement soufflé. (…) Les cives qui servaient de vitrage au moyen âge sont encore présentes dans certaines verrières à moins qu’elles ne prêtent la touche pittoresque de leur boudine à quelque reconstitution néo-gothique »108.

Si Gallé put connaître l’usage et l’origine de cet élément architectural par sa culture, il put aussi en maîtriser la touche pittoresque par les écrits et les réalisations d’Eugène Viollet-le-Duc, dont il était un amateur certain. Le cadrage de la composition interpelle par la représentation d’un instant de vie animé, mis en valeur par la légère plongée qui permet à l’observateur extérieur de prendre part à un voyage temporel. Le spectateur observe cette remontée dans le temps à la dérobée. L’encadrement prolonge la sensation d’immersion dans un passé très proche de l’au-thentique puisque le dessin, et à terme le modèle, s’impose sur une grande dimension, à savoir tout le support.

Ces mises en scènes, tout autant ludiques qu’instructives, se développent durant le XIXème siècle par le biais de revues richement illustrées.

« Publication périodique, le plus souvent mensuelle ou trimestrielle, brochée, qui présente généralement un bilan de la période écoulée dans un domaine particulier et qui s'intitule souvent « revue » (Revue des deux mondes, Nouvelle revue française, etc.). 109

»

Les revues se distinguent généralement entre revues historiques, littéraires, archéologiques, etc. Ce type de publication se développe durant le premier tiers du XIXème siècle, suivant l’évolu-tion de la presse écrite depuis le XVIIème siècle environ ; après la Révolul’évolu-tion Française, ce support apparaît comme le lieu idéal d’une expression curieuse et libre permettant de faire par-tager au plus grand nombre les découvertes et les évolutions d’un monde qui poursuit son évo-lution rapide ; au XIXème siècle enfin, c’est la transformation des moyens de production – plus précisément dans la décennie de 1840 – qui fait exploser la diffusion des titres périodiques. Une des revues à laquelle est abonnée la famille Gallé, depuis le temps de Charles Gallé, s’in-titule le Magasin Pittoresque. Les périodiques s’accumulent dans la bibliothèque paternelle du-rant l’enfance d’Émile Gallé, qui est donc familier du support et en a très certainement parcouru

108 DEROITTE Luc, Dictionnaire de l’ornement, Éditions Gisserot, 2012, p.74. 109 https://www.cnrtl.fr/definition/revue consulté le 08/05/20.

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le contenu110. La caractéristique principale de cette revue fondée par Édouard Charton111, était d’être

« une sorte d’encyclopédie populaire qui, sans négliger les découvertes importantes modernes, s’attachait surtout à ressusciter le passé. La qualification de « Magasin » avait pour but d’indiquer que le recueil contenait un peu de tout : morale, histoire, archéologie, art, sciences naturelles, industrie, voyages, toutes matières, en un mot, qui, s’adressant au cœur, à l’imagination et au goût, seraient de nature à enrichir de distractions pures et instructives les loisirs de la vie intérieure et du foyer domestique. »

Chaque article ou presque possède sa gravure, laissant voir aux lecteurs l’objet de ce qui est lu. L’influence des revues comme support de diffusion des connaissances – et ainsi de modèles – est notable pour les autres thématiques traitées dans ce travail.

- Pour le dessin 544, le cavalier en armure et son écuyer sont disposés dans des losanges aux extrémités tronquées.

Fig. 20 : Atelier Gallé, Deux études d’hommes de dos, crayon sur papier calque, Nancy, musée de l’École de Nancy.

La dissimulation du cheval par cet encadrement, et la position des figures humaines côte à côte traduisent une sensation de mouvement. Les personnages semblent sortir de ces ouvertures géo-métriques, pour représenter une vie qui continue son épanouissement au-delà de la vision de l’amateur du dessin.

Gallé a appliqué ces jeux de compositions pour diverses représentations de nature ou de per-sonnages (Annexe 21). Les encadrements géométriques contrastent avec les fonds peu nuancés et généralement mates des glaçures apposées sur les céramiques, bien que leur brillance apporte un éclat et une intensité aux volumes. L’immobilité des fonds accentue le dynamisme des élé-ments décoratifs.

110 Dans l’ouvrage Le Testament artistique, Philippe Thiébaut cite ce support comme un modèle, pour l’artiste, de création et d’immersion idéale. Gallé se serait servi de ce genre de presse pour composer ses modèles aqua-tiques et marins, tant les planches illustrant les périodiques sont riches de détails et de réalisme dont un œil peut s’inspirer en comprenant pleinement le fonctionnement et la nature de ce qu’il voit.

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La production de dessins réalistes permettait aux dessinateurs et aux connaissances de Gallé et des artistes de se fixer dans une temporalité bien définie. C’est par cette situation pré-cise que l’imagination s’enracine et se développe intensément, apportant aux œuvres de Gallé un renouveau dans un registre authentique.

- Cette idée se retrouve pour le dessin MP84 LVIIc.

Fig. 21 : Atelier Gallé, Étude, crayon sur papier calque perforé, Nancy, musée de l’École de Nancy.

Il illustre au crayon, sans couleur, une scène paysanne tenue devant l’entrée d’un rempart en pierre. La perspective montre un homme d’église conversant avec une femme et sur leur droite, deux vendangeurs récoltent les grappes. Le trait est de facture simple, quelque peu maladroits dans la représentation des deux vignerons. Mais cette scène complète veut définir une atmos-phère concrète pour projeter l’authenticité du sujet : cela se ressent par la perspective instaurée entre les personnages et la profondeur, le détail des costumes, des outils et l’architecture de l’arc d’entrée.

Par la suite, si la composition est réinterprétée entièrement ou sélectionne des détails précis, l’artiste en extrait une véracité qu’il peut aménager en s’éloignant du support d’origine.

Le dessin MP84 LVIIc est, de ce point de vue, similaire à MOD 613, dans la représentation d’une scène animée ancrée dans un temps lointain. Ces compositions peuvent avoir vocation à entraîner les dessinateurs à réaliser des scènes de vie authentiques, pour compléter les modèles réunis dans l’atelier, afin de servir de modèle pour les besoins des projets. À la manière des gravures illustrant des revues comme Le Magasin Pittoresque ou Le Costume illustré, ils for-ment des exemples dans lesquels il est possible de venir puiser des dispositions, des objets ou des costumes précis. Ces dessins forment un savoir encyclopédique donnant aux ouvriers une idée plus nette des représentations faites par le XIXème siècle des temps jadis.

En revanche, il est intéressant de relever que, des œuvres conservées au musée de l’École de Nancy ainsi qu’au musée d’Orsay (et même d’autres, comme dans les collections muséales japonaises qui nous sont connues), il n’y ait pas de représentations de scènes d’intérieur dans les compositions Gallé ; les scènes sont paysagères, portuaires, maritimes, mais pas de vues d’intérieurs. La vision est tournée vers l’extérieur, dont l’encadrement, plus ou moins abstrait selon la forme de l’objet et la thématique choisie, marque systématiquement une ouverture vers la nature.

Le registre médiéval étant le seul à représenter des scènes de vie en environnement humain, l’idée de dessins modelés sur ceux des revues est une hypothèse à retenir.

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