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Sur le terrain, comment s’organisent ces commissions municipales ? Algériens et Européens, répartis d’ordinaire dans des douars et centres distants, s’y retrouvent. Quelles sont la nature et la qualité de leurs échanges ? Existent-ils?

Alexandre de Peyre, montre que la répartition des conseillers n’est pas respectée : malgré leur nombre minoritaire, les membres européens constitueraient souvent la majorité communale65. La commune mixte de Mekerra, dans l’arrondissement de Sidi Bel Abbès,

64 Larcher (E.), op.cit. ,Vol. 1, p. 662

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172 rassemble 14300 Algériens et 4380 Européens ; elle est portant dotée d’une assemblée qui compte 9 conseillers algériens et 15 conseillers européens. Dans les communes mixtes sans centres, la part des Européens pose question pour les colons dont l’intérêt n’est pas représenté. Cette question est « résolue » par la nomination de colons établis dans des communes limitrophes. Ces pratiques montrent, à l’échelle locale, un détournement de la prescription institutionnelle par les colons et l’administrateur qui dénature l’objectif de la commission municipale. Nous ne l’avons pas observée dans la commune mixte de La Calle. A l’heure où la commune mixte ne compte qu’un seul centre, les Algériens y sont, conformément au texte, largement majoritaire et la population européenne, réduite à quelques dizaines habitants, est représenté par un unique membre. Toutefois, le respect de la représentation des groupes ne garantit pas le bon fonctionnement de cette assemblée. Alexandre de Peyre montre, en faisant le récit d’une séance « modèle », représentative de l’ensemble des communes mixtes, les nombreuses limites au bon fonctionnement de cette assemblée. « On ne peut pas faire que les Algériens, à tort ou à raison, ne considèrent pas comme des intrus les colons européens qui viennent s’installer chez eux ; et l’on ne peut faire que les colons ne considèrent pas les Algériens comme des obstacles à la colonisation. D’où ce fait initial que, dans le sein de la commission municipale, les Européens et les Algériens sont naturellement opposés les uns aux autres66. » Il dénonce ici l’impossible efficience de la commission municipale. Selon cette description, cette assemblée devient un moment de visibilité de l’asymétrie entre les groupes, et non un espace d’émancipation politique. Dès l’entrée, l’emplacement des conseillers signifie la différence : « les conseillers français se groupent et siègent autour de la table au tapis vert. Les membres indigènes, en burnous rouges, se rangent un peu plus loin67. » La barrière de la langue et la fidélité relative des traductions sont des freins au débat entre les parties. La posture dominante de l’administrateurqui préside la séance en uniforme met fin à d’éventuels désaccords à la faveur des colons. L’absence de tout intérêt commun entre les populations réduit cette instance à une « petite comédie parlementaire68. » L’écart est grand entre le projet civilisateur et sa mise en œuvre qui tourne à la parodie démocratique.

Qu’en est-il dans la commune mixte de La Calle ? Il est bien difficile de la savoir à l’appui de quelques extraits de registres de délibération. Les comptes rendus examinés pour la période de 1884 à 1905, peu nombreux, ont surtout pour objet la création des

66Peyre (A. de), op.cit. , p. 21.

67Ibid. p.20.

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173 centres. Les membres de la commission se préoccupent dans cette commune mixte naissante des modalités des transactions foncières ou encore de l’attribution de noms français aux nouveaux villages. Le nombre des participants va croissant, avec la création de nouveaux douars-communes et de centres de colonisation. L’enjeu foncier est au cœur des préoccupations. Il divise les conseillers au lieu de les rassembler autour d’un problème commun qu’il faudrait résoudre ensemble. Les uns doivent donner leurs terres pour que les autres puissent s’y installer. L’intérêt communal n’est pas en question.

Prenons l’exemple d’une séance du15 février 188869. L’objet est la cession de terrains pour la création du village de El Zitoune, futur centre de Toustain. Le compte rendu fait état de l’accord de la djemaa de la tribu des Ouled Messaoud. La djemaa cède, la djemaa consent, la djemaa accepte. La djemaa laisse-t-elle déposséder la tribu qu’elle représente sans résistance, moyennant quelques compensations et indemnités ? Nous pouvons en douter. Comment l’administrateur a-t-il expliqué les enjeux de cette cession de terres ? Il ne l’a pas exprimé lui-même, étant donné sa méconnaissance de la langue vernaculaire. Comment le khodja a-t-il traduit ses propos ? Comment ont-ils été reçus par des Algériens qui n’envisagent pas les villages qui vont sortir de terre et les colons qui vont s’y installer ? Nous ne pouvons répondre de façon catégorique à ces questions, mais il nous est permis de douter du caractère consensuel et lisse qui émane des procès-verbaux. La description d’A. de Peyre, sans concession sur l’authenticité de la commission municipale est juste dans bien des cas.

Mais au fil du temps et des séances, comme nous l’avons évoqué avec l’agrandissement des centres, le refus est audible dans la salle de la mairie. Les nouvelles cessions de terres sont de trop pour ces tribus déjà démunies. Les générations suivantes ont vu les Européens s’installer et acceptent plus difficilement de donner la terre. La commission municipale devient alors un espace d’apprentissage, mais pas au sens espéré par ses concepteurs. Les Algériens se familiarisent avec les intentions des colons et sont de plus en plus aptes à saisir les remises en cause de leurs intérêts.

L’administration, depuis ses fondements théoriques pensés « d’en haut » jusqu’à ses pratiques en contexte local, se meut progressivement au contact des contraintes et des spécificités du terrain. L’observation des différents acteurs de la structure administrative nous conduit à remettre en cause l’idée d’équipe, d’un corps articulé dans lequel les divers agents travailleraient en cohérence. Les modes de recrutement qui associent élus et

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174 nommés, la nature des missions qui met en contact des personnels sédentaires, repliés sur leur territoire et des fonctionnaires mobiles qui côtoient l’ensemble des groupes, tout cela contrarie une gestion du territoire qui se voudrait concertée et cohérente. Ce n’est pas la sous-administration qui freine cette approche globale, mais les postures particulières de ses représentants.

L’administrateur apparaît comme seul capable d’appréhender l’ensemble de son territoire, mais la délégation d’une partie de ses charges à d’autres personnels constitue une limite à la connaissance de la commune et de ses habitants. L’étendue du territoire accentue cette gestion fragmentée du fait d’une hiérarchisation des centres et des douars. Les sections les plus éloignées du cœur administratif se caractérisent par des pratiques marginales et concurrentes, comme celles qui opposent administrateurs adjoints et adjoints spéciaux. La continuité de l’État se dilate et ce malgré les pouvoirs exceptionnels de l’administrateur.

En dépit de quelques rares moments, la commune mixte de La Calle dans les trente premières années de son existence, est un espace administratif segmenté dans lequel la multiplication des agents de l’administration nuit finalement à une gestion homogène. A l’encontre du point de vue des concepteurs de la commune mixte, la proximité des personnels ne sert pas forcément l’autorité et la continuité de l’État.

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DEUXIEMEPARTIE

DYNAMIQUESDEL’ESPACESOCIALET

EVOLUTIONDUTERRITOIRE

176 En 1932, à Blida, sous la présidence de Jules Cardes, les administrateurs des communes mixtes célèbrent le cinquantenaire de la création de cette circonscription. Pourquoi 50 ans à peine ? Cet anniversaire nous renvoie en effet au début des années 1880, et non en 1875, et encore moins en 1868, acte de naissance de la commune mixte en territoire militaire. La lecture du discours de Marcel Gerbié, administrateur de la commune mixte de Cherchell, nous l’indique : les administrateurs sont en réalité réunis pour fêter la création de leur service. C’est aussi l’occasion pour les intervenants de revenir sur l’histoire de cette circonscription. Quelle est cette commune mixte qu’ils célèbrent ici ? Assurément celle du territoire civil. Dans la lignée du centenaire de la colonisation de l’Algérie qui glorifie l’œuvre française dans la colonie, les intervenants se félicitent du chemin parcouru et de l’évolution de cette entité originale depuis 1868.

Au terme de cinquante ans d’existence, qu’en est-il de ce territoire de la transition ? 78 communes mixtes regroupent sur plus de 18 millions d’hectares une population totale de 3 543 745 habitants, dont 45 958 français. Combien de centres de colonisation sont devenus des communes de plein exercice ? Dans quelle mesure cette entité administrative a-t-elle joué le rôle qui lui était assigné ?

A La Calle comme dans la plupart des communes mixtes, bien des villages n’ont pas connu le développement attendu, bien au contraire. Mais la situation n’est pas présentée avec tant de pessimisme par les gestionnaires de ces circonscriptions. Comme le suggère Marcel Gerbié, président de l’Association Amicale des Administrateurs et des Administrateurs-adjoints, force est de constater que la trajectoire assignée à ces communes a été déviée : « Il a souvent été dit que les communes mixtes sont une forme transitoire d’administration dont la mission, consistant à préparer l’accession du territoire au statut municipal intégral, doit normalement prendre fin lorsque cette accession, aboutissement normal du développement de la civilisation aura été entièrement réalisé. Certes, cette construction de l’esprit satisfait notre désir bien français de logique et d’assimilation (…) Si cette splendide possibilité doit se réaliser un jour, c’est à dire si l’Algérie entière doit se couvrir d’un réseau serré de villages français ou si, hypothèse encore plus hardie, la franchise municipale doit être accordée à des groupements non français d’origine cela ne pourra être que dans un avenir bien lointain, tellement lointain qu’il échappe à toute tentative d’anticipation. Jusque-là, la commune mixte restera une institution empirique si l’on veut, mais qui, au cours d’une expérience d’un demi-siècle s’est avérée comme la plus

177 apte à administrer les populations françaises clairsemées au milieu des populations

algériennes peu évoluées

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. » Le projet ambitieux élaboré à partir de 1868 est donc remis à un avenir lointain. La commune mixte n’est plus un outil de colonisation mais une structure de gestion dénuée de toute dimension prospective. Entre les lignes du discours, nous devinons une révision des objectifs à la baisse : l’administration de ces vastes espaces est désormais l’unique visée de la commune mixte.

Après le temps de la construction de l’espace administratif, la commune mixte de La Calle est en fonctionnement dans son étendue maximale, et ce jusqu’en 1946. A cette date, le centre de colonisation de Lamy s’apprête à devenir une commune de plein exercice, la première depuis la naissance de la commune. Pendant une période de plus de trente années, la France métropolitaine et l’Algérie sont touchées par des événements de portée internationale, dont les deux guerres mondiales et la crise des années trente. Ces faits ont des retentissements forts sur l’éveil des nationalismes, les politiques coloniales et ils pèsent sur les dynamiques propres de notre circonscription.

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CHAPITRE I – MOBILITE DE LA TERRE ET RECOMPOSITION