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L’administration coloniale, un objet de la recherche

L’administration en situation coloniale est indissociable de l’exigence de domination. La constitution des personnels et les cadres institutionnels qui définissent leurs attributions sont au service d’une mise en œuvre du pouvoir colonial. Ces principes d’administration, inspirés des fonctionnements métropolitains, portent alors des spécificités appliqués au contexte local : ils connaissent des accommodations, des aménagements de diverses natures.

Ces mécanismes font l’objet de champs de recherche récemment renouvelés. La thématique de l’administration coloniale intéresse à la fois les acteurs qui l’exercent et les structures mises en place dans tous les espaces colonisés au sein d’une démarche souvent comparative. Ainsi, le colloque Les administrations coloniales, dont les actes ont été publiés en 2009, rassemble des contributions qui mêlent les analyses tant sur l’espace africain qu’asiatique2. L’étude des pratiques administratives conduit également historiens et sociologues à dépasser la frontière entre colonies et métropole pour s’intéresser notamment aux circulations de pratiques des fonctionnaires de la colonie devenue indépendante vers la métropole, dans une chronologie postcoloniale3.

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Les administrations coloniales XIXème-XXème siècles. Esquisse d’une histoire comparée, Rennes, PUR, 2009, 265 p.

3 Voir notamment de Barros (F. de), « Contours d'un réseau administratif « algérien » et construction d'une compétence en « affaires musulmanes » » Les conseillers techniques pour les affaires musulmanes en métropole (1952-1965), Politix, 2006/4 n° 76 , p. 97-117.

134 La thématique de l’administration coloniale renvoie également à des travaux relatifs au « monde du contact » qui a récemment donné lieu à diverses publications4. Celles-ci mettent en évidence la diversité des réalités qu’il recouvre et suggèrent qu’il faut chercher les formes de contact ailleurs que dans leurs manifestations les plus explicites.

Nous pouvons, en accord avec Emmanuel Blanchard et Sylvie Thénault, considérer que ce contact est plus spécifique au monde urbain et nous interroger alors sur la réalité d’un contact en commune mixte, en milieu rural, du fait de la faible présence des Européens et de leur cantonnement dans les centres de colonisation. Cette relation ténue du fait du nombre est d’autant plus difficile à établir que les groupes sont comme assignés à vivre dans des sections bien déterminées. Dans ce contexte, les acteurs de l’administration ont un rôle décisif et assurent à plusieurs égards un contact, même si il est indirect, notamment dans les douars. Ainsi l’adjoint indigène, auxiliaire de l’administrateur dans les douars,y véhicule les exigences de l’administration française comme autant de paramètres de la domination coloniale. Toutefois, cette transmission est indirecte et porte les marques de celui qui la véhicule. Ainsi, comment l’adjoint indigènes’approprie-t-il ses fonctions ? Dans quelle mesure son appartenance à la sphère des colonisés modifie-t-elle sa perception de la fonction et ses pratiques ? Autant de questions qui méritent attention, mais que les traces trop rares laissent parfois sans réponse.

Dans les centres de colonisation, ce contact est moins le fait des pratiques administratives que des nécessités commerciales : la rencontre s’établit d’abord de façon hebdomadaire sur les lieux des marchés. Toutefois, nous verrons que les adjoints indigènes participent aussi aux contacts entre colons et Algériens au travers de la question de l’agrandissement des centres. La commission municipale, organe de gestion de la commune mixte, peut être a priori considérée comme le lieu et le temps du contact dans la mesure où elle rassemble des représentants de l’ensemble des groupes. Il s’agira alors d’interroger et d’apprécier la nature de ce contact.

4 Blanchard (E.) et Thénault (S.), « Quel monde du contact » ? Pour une histoire sociale de l’Algérie pendant la période coloniale, Le Mouvement Social, 2011/3 n°236, p.3-7.

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Une stratégie différenciée

La commune mixte est un vaste territoire constitué sur la base de l’asymétrie des groupes qui le constituent. Son administration peut être analysée comme une véritable stratégie qui est à la fois un plan d’ensemble et une approche différenciée, en référence aux travaux de Bernard Durand5. L’auteur indique que le terme de stratégie n’est pas applicable avant que la conquête ne soit terminée ;c’est à partir de la deuxième moitié du XIXème siècle que la notion peut prendre sens. L’analyse de cet historien du droit se rapporte à la justice mais, comme l’envisage Samia El Mechat, elle peut constituer une grille d’analyse pour l’ensemble du fait administratif en contexte colonial6. Retenons d’abord la définition de stratégie proposée par le juriste : « Au premier sens figuré, la stratégie structure le réel, elle met de l’ordre dans les choses, au second sens elle désigne un équilibre fragile entre adversaires dans son tout, elle est instrument de gouvernement permettant la combinaison entre pouvoirs et micro-pouvoirs, ordre et mobilité, quadrillage du corps social et adaptation, ‘ normalisation’ et ‘relation’7. »

Appliqué à l’administration coloniale, le premier sens du terme renvoie à son objectif général, unilatéral, à savoir, ordonner, réguler l’espace récemment conquis par la mise en place d’institutions et de personnels. Le second sens, plus riche, porte ce que cette organisation produit, au-delà de ce qui est prévu, et qui interdit toute tentative d’envisager l’administration dans ses seuls cadres figés. En contexte colonial, Durand enrichit la notion en évoquant une « stratégie des différences » fondée sur la logique de domination des colons dont l’un des buts est de légitimer leur pouvoir par le droit8.

En commune mixte, cette stratégie différenciée prend tout son sens selon les modalités envisagées par Durand. Les différences sont d’abord des justifications à l’action administrative coloniale, qui se définit dans ses apports à des populations considérées comme moins « civilisées ». Elles génèrent des usages différenciés « en développant des institutions et un droit constamment adaptés aux réalités coloniales et fortement éloignés des mécanismes métropolitains9. » Elles produisent ainsi le régime de l’Indigénat, appliqué

5 Durand (B.), La Justice et le droitinstrumentsd’unestratégiecoloniale, Rapport fait à la mission de Recherche Droit et Justice, 2001.

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El Mechat (S.), « Introduction », Les administrations coloniales XIXème-XXème siècles. Esquisse d’une histoire comparée, Rennes, PUR, 2009, p.13-14.

7 Durand (B.), op.cit. p. 7

8Ibid.p.9.

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136 notamment par l’administrateur de commune mixte. Enfin, les différences, dans une politique tournée vers l’assimilation, sont amenées à être réduites pour diffuser des modes administratifs homogènes ; c’est ainsi que la commune mixte n’est envisagée que de façon transitoire et prépare une homogénéisation administrative du territoire en communes de plein exercice.Cette stratégie différenciée s’inscrit donc dans le processus de colonisation de ce territoire inédit.

Les spécificités du territoire de la commune mixte induisent un impératif double : garantir un contrôle unifié du territoire et du peuplement tout en entretenant des rapportsdistincts aux groupes qui y vivent. Ainsi, le cadre légal mais aussi les modes de gestion des colons se distinguent de ceux qui concernent les Algériens. Ces principes contredisent le développement d’un intérêt commun dans une structure où les règles qui organisent la vie des groupes ne sont pas homogènes.

Pour mener cette étude, nous disposons de fragments. Une pétition, une lettre de l’administrateur s’étend rendu dans un douar, une plainte de colon,… Ces traces disjointes ne permettent certes pas d’affirmer des généralités sur l’administration des communes mixtes. Mais elles ouvrent des portes sur des moments de vie d’hommes et de femmes (elles sont peu visibles) vivant dans une même circonscription et présentent les actes quotidiens de l’administration comme autant de moment de rencontres.

Les travaux de recherche relatifs à l’administration coloniale ne font que peude place à la commune mixte. Elle y est davantage perçue comme le théâtre de pratiques ordinaires, rarement décrites, que comme un territoire spécifique qui génère la mise en place de modalités que l’on pourrait qualifier d’hybrides, qui prennent appui sur l’existant colonial tout en incluant des éléments empruntés aux instances autochtones. Ainsi, les travauxde C-R. Ageron ou Claude Collot ont précisé les modalités administratives selon leur cadre théorique, distinguant ce qui différencie la commune mixte de la commune de plein exercice10. Mais il n’est pas d’étude qui aborde au concret, dans un cadre territorial déterminé, toute la complexité des rouages et des relations de pouvoir dans cette entité. L’administration de la commune mixte se différencie fortement de celle de la commune de plein exercice par des composantes originales : c’est un administrateur et non un maire qui a la charge de cette commune. L’équipe qui l’entoure se compose d’adjoints européens mais aussi d’auxiliaires algériens qui sont à la croisée des djemaa et de la

10Ageron (C-R), op.cit. , p.19-30, Collot (C.), Les institutions de l’Algérie pendant la période colonial

137 commission municipale ; les décisions se prennent dans le cadre d’une commission municipale et non un conseil municipal dont la composition et les prérogatives seront à préciser. L’ensemble est une construction originale et hétéroclite à l’image du territoire de la commune mixte.

La commune mixte forme un espace très vaste dont l’accessibilité n’est pas toujours facile. Elle recouvre une superficie moyenne de 140 000 ha. Dans la commune mixte de La Calle, l’étendue (160 000 ha dans son étendue la plus grande) n’est pas la seule contrainte. Au sud et à l’est, le couvert forestier important et les reliefs plus élevés entravent la circulation et peuvent conduire à tenir à l’écart des portions du territoire. Aux yeux des défenseurs de la colonisation, ces enclaves risquent alors d’échapper à la domination coloniale et de contrarier un projet unificateur du territoire conquis. Cette approche de l’administration s’appuie sur un lien fort entre l’efficacité des pratiques administratives et la proximité des administrés. La connaissance concrète du terrain, les relations régulières avec les habitants sont garantes d’une gestion totale de la circonscription et d’une visibilité de l’autorité. En commune mixte, ces pratiques semblent contredites par la taille du territoire.

Cette préoccupation donne lieu à l’octroi de pouvoirs importants attribués à l’administrateur et la mise en place d’équipes « mixtes » qui regroupent Européens et Algériens. Les agents qui les composent et qui feront l’objet d’une étude détaillée se voient donc confier des pouvoirs par délégation. Avec l’administrateur, ils sont les intermédiaires des autorités centrales, dont les représentants et les desseins leur sont inconnus.

2. L’ADMINISTRATEUR, UN FONCTIONNAIRE NOMME DANS UN

TERRITOIRE INEDIT

L’administrateur n’est pas une figure propre à la commune mixte ou encore à l’Algérie coloniale. L’évolution de l’étendue de ses pouvoirs, de ses pratiques, ou encore de sa formation a suscité de multiples études. Diverses publications explicitent sa

138 formation, ses prérogatives, sa rémunération, son avancement11. Peu d’entre elles décrivent les pratiques quotidiennes d’un agent doté de larges pouvoirs.