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Les adjoints spéciaux, des agents élus dans les centres

Les centres de colonisation sont les espaces privilégiés du peuplement européen ; ils constituent des îlots édifiés au milieu des immenses douars. Leur peuplement très minoritaire dans la commune mixte leur confère un caractère vulnérable.

Les adjoints spéciaux sont des relais de l’administrateur dans les centres. Ils ont un statut spécifique au sein de la commune mixte, par rapport aux autres personnels. L’article 13 de l’arrêté du 20 mai 1868 leur attribue les fonctions de l’État Civil, mais aussi «les autres attributions qu’il conviendrait à l’administrateur de lui déléguer ». Leurs prérogatives sont donc laissées à l’appréciation de l’administrateur principal, en fonction de ses besoins. Mais cette marge de manœuvre apparente est limitée par le mode de nomination de cet agent : il est nommé à l’élection par les citoyens français inscrits sur les listes électorales de la section. Ainsi, à la différence de l’administrateur et de ses adjoints, il exerce sa fonction en terrain connu et tire sa légitimité des administrés européens. Certes révocable par le gouverneur général, il bénéficie du soutien d’une partie de la population, à la manière d’un conseiller municipal. Contrairement à ses collaborateurs, sa carrière ne

36 ANOM 93 302 / 93, lettre de l’administrateur adjoint Eugène Durand à l’administrateur Emmanuel Elie le 10 août 1908.

153 laisse pas de fiche signalétique ou toute autre trace permettant de définir un profil de l’adjoint spécial.

Deux traits semblent cependant émerger des diverses correspondances : l’adjoint spécial fait partie des colons les plus fortunés de la section et parfois des familles de la première heure dans le centre. Cette assise lui confère une autorité qui le mène à s’opposer parfois à l’administrateur, tout en bénéficiant du soutien des habitants du centre. Ainsi, la fonction d’adjoint spécial peut-elle être envisagée comme une promotion au sein de la commune. Elle atteste de la notoriété et du rayonnement d’un colon et de sa famille, mais aussi de la visibilité de sa richesse foncière. Les familles Arnaud, Cipriani, Thivolet qui comptent parmi les premières installées dans les villages de la commune mixte ont donné aux centres un membre de leur famille comme adjoint spécial. La grande proximité des colons avec ce responsable élu peut expliquer que l’administrateur confie peu de tâches à l’adjoint spécial, autres que celles de l’État civil. Dans une période où la question foncière est première, nous remarquons que les adjoints spéciaux ne sont consultés en aucune manière : l’administrateur se réserve la gestion des agrandissements et des problèmes relevant de l’attribution de lots car il peut craindre de la part de l’adjoint qu’il passe outre les intérêts des populations algériennes. Nous avons précédemment abordé la façon dont les colons de Roum El Souk envisageaient les terres appartenant aux Algériens voisins. On peut supposer que l’adjoint spécial, lui-même propriétaire dans le village, n’adopte des comportements similaires. L’administrateur l’écarte donc des questions foncières afin de préserver l’intérêt des populations colonisées et de ce fait, la cohésion du territoire de la commune mixte.

L’adjoint spécial est parfois amené à travailler avec l’administrateur adjoint. Cette rencontre entre un élu et un nommé, entre un agent sédentaire installé dans le centre et un fonctionnaire plus mobile produit des liens de collaborations ou à l’inverse des concurrences de territoire. Lorsque Léonce Barry est plébiscité par les colons du centre en 1909, il est soutenu par Thivolet, adjoint spécial du centre. A l’inverse, plusieurs cas de conflits existent entre l’administrateur adjoint et l’adjoint spécial. En août 1915, Jean Pila, adjoint spécial du centre de Munier, se plaint auprès du préfet des agissements de l’administrateur adjoint Felgerolles qui aurait, en compagnie de plusieurs zouaves, brûlé trois gourbis et démoli plusieurs autres dans une mechta proche du centre de colonisation37. La famille Pila est implanté à Toustain, puis à Munier, depuis la création de ces villages.

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154 Joseph Pila, premier de la lignée à s’installer en Algérie, est né à Grosseto Prugna, un petit village du canton de Saint Marie Siché au sud de la Corse. Il fait partie de ces familles qui découvrent l’Algérie en s’installant dans l’un des centres de la commune mixte. En 1899, il compte, avec sa fratrie, parmi les premiers concessionnaires et avec d’autres familles insulaires, tels les Antona originaires du même canton, il s’implante durablement dansla commune mixte de La Calle38. Avec les années, des solidarités locales se renforcent et se concrétisent par des mariages entre les deux familles. Jean Pila doit probablement son élection au titre d’adjoint spécial à ce soutien des familles corses. Dans sa lettre au préfet en 1915, il condamne les agissements de l’administrateur adjoint, mais c’est surtout l’intrusion de ce fonctionnaire dans ce qu’il considère comme son territoire qu’il condamne : Felgerolles a agi « sans m’avoir prévenu de son arrivée », « tout cela pendant mon absence39.» L’ancienneté de la famille Pila dans le centre, mais aussi l’éloignement du village de Munier par rapport au siège de la commune mixte favorisent des formes de rejet de l’autorité métropolitaine, lorsque celle-ci se fait trop présente. Ces colons de la première heure reconnaissent l’autorité distante à laquelle il s’adresse, incarnée ici par le préfet, mais rejettent toute tentative d’intrusion dans ce centre qui est devenu leur village, indépendamment de son intégration dans la commune mixte. Jean Pila ne condamne pas les agissements de l’adjoint envers les Algériens ; il n’a d’ailleurs aucune légitimité dans cette mechta dépendant du douar Meradia et non du centre de colonisation. Il se sent menacé, concurrencé dans ses fonctions. Cette réaction vive montre aussi qu’il surestime sa charge réduite en théorie à la gestion de l’État civil. Elle nous permet de supposer que les adjoints spéciaux élus dans des villages excentrés peuvent outrepasser leurs missions et prérogatives.

Les centres de Toustain, Lamy, Munier au sud et dans une moindre mesure ceux de Lacroix et Roum El Souk à l’est constituent des périphéries administratives dans lesquelles l’autorité métropolitaine et la continuité de l’État trouvent leurs limites. Les adjoints spéciaux adoptent fréquemment une posture de repli, une attitude défensive qui nuit à une approche globale de l’administration de la commune mixte. La circonscription ne revêt pas de réalité pour eux ; ils ne sont pas intégrés dans une équipe autour de l’administrateur.

38 ANOM 93/2311, dossiers de colons.

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4. L’ADMINISTRATION DES DOUARS : LES ADJOINTS INDIGENES

Dans les villages de colonisation, la population européenne est bien peu nombreuse au regard des Algériens qui peuplent les douars. C’est l’administration des habitants des douars, qui constitue l’enjeu majeur de la tâche administrative en commune mixte. Le poids du nombre, la dispersion sur le territoire, la barrière de la langue, l’opposition larvée de tribus dépossédées de leurs terres constituent les difficultés particulières dans la gestion de cette entité.

Le recrutement

En commune de plein exercice, la distorsion démographique entre Européens et Algériens n’est pas aussi importante qu’en commune mixte. En effet, si l’on observe les données du peuplement de l’arrondissement de Bône en 1892, au cœur de notre première période, les différences sont frappantes. Cet espace comprend alors 13 communes de plein exercice et 3 communes mixtes. Au sein des communes de plein exercice, la part de la population algérienne par rapport à celle de la population française est variable ; à l’exception de Bône où elle est inférieure à la population française, elle oscille entre un rapport de 1,6 (Bugeaud) à 13 fois (Herbillon, Nechmeya) la population française. Cette asymétrie démographique importante est faible comparée à celle qui caractérise les communes mixtes : 26 fois pour La Calle, 27 pour Beni-Salah et 198 fois pour l’Edough qui est une commune mixte dépourvue de centre à cette date40.

La population des communes mixtes formée par une majorité d’Algériens dispersée sur un territoire immense est considérée comme une justification à l’étendue des pouvoirs de l’administrateur : le maintien de la sécurité y revêt un caractère plus délicat qu’en commune de plein exercice. Dans les communes mixtes, étendues comme des départements, la « pacification » n’est pas considérée comme acquise et conduit au prolongement de pratiques particulières qui conduisent à poursuivre la guerre par d’autres moyens. Ces espaces constituent des lieux de rupture avec les pratiques métropolitaines. La

40Tableau général des communes de plein exercice, mixtes et indigènes des trois provinces (territoire civil et territoire militaire) : avec indication du chiffre de la population et de la superficie, Gouvernement général de

156 coexistence de nombreux douars très peuplés et de centres européens regroupant au plus quelques centaines de personnes implique d’inventer des modes de gestion spécifiques.

Adjoints indigènes, caïds, cheiks, auxiliaires,… On relève plusieurs façons de désigner ceux qui ont la charge d’administrer un douar et de participer à la gestion de la commune mixte. L’évolution de ces dénominations révèle la transformation d’une fonction, son glissement, d’abord caractéristique de l’organisation traditionnelle des populations algériennes à l’époque ottomane, puis intégrée dans les personnels administratifs des communes de la colonie française.

Dans l’administration ottomane le bey plaçait le caïd à la tête d’un outhan, portion de territoire d’un beylik. Il était doté de pouvoirs civils, judiciaires et militaires. Claude Collot nous indique cependant que les compétences du caïd dans l’Algérie ottomane sont variables. Ensuite, sous la domination française, il devient en commune de plein exercice l’adjoint indigène dont la mission consiste à « renseigner l’autorité municipale, aider à recouvrir l’impôt, veiller à l’exactitude des déclarations d’état-civil des musulmans41. »Il n’a pas la fonction judiciaire qu’il pouvait exercer pendant la période ottomane.

Cette définition de la fonction proposée par Claude Collot met en évidence le caractère autoritaire et coercitif qui crée entre l’adjoint et les Algériens une relation de subordination particulière. Elle est renforcée en commune mixte où les fonctions de l’adjoint sont plus importantes : il peut notamment proposer un internement administratif. Quel est le sens de cette intégration des auxiliaires indigènes dans les rouages de l’administration municipale ? Le système du caïdat est hérité de la période ottomane, et Tahar Ouachi affirme que « la décision de maintenir le régime de caïdat sonne comme une fausse note dans l’œuvre assimilationniste française qui s’est fixée comme objectif, dès 1884, d’appliquer à l’Algérie la loi municipale française42. » Dans ce cas en effet, l’invention de modalités d’administration spécifiques associe le fonctionnement métropolitain et les structures traditionnelles. Il faut cependant largement nuancer cette assise ancestrale dans la mesure où le recrutement des adjoints pour la période qui nous intéresse ne s’appuie pas sur les grandes familles de notables mais plutôt sur des agents soumis à la domination française. Il y a bien un transfert de la fonction mais la continuité avec une organisation administrative antérieure s’arrête là.

41 Collot (C.), op.cit. ,p. 22.

42 Ouachi (T.), « La mise en place de l’administration civile en Algérie et la pérennité du caïdat », Les

administrations coloniales. État de l’historiographie. Structure et acteurs. Bulletin de l’IHTP n°87, 2007, p.

157 Les adjoints indigènes sont nommés par le préfet sur proposition de l’administrateur. Jusqu’en 1891, le choix se fait parmi des personnels ou des militaires tels que les khodjas ou les spahis acquis à la cause française, jusqu’à ce que le gouverneur général Jules Cambon s’y oppose. Il souhaite faire appel à des auxiliaires issus de grandes familles de notables, préférant une administration des Algériens par l’influence plutôt que par la contrainte exclusive. D’après Tahar Ouachi, ce n’est qu’à partir du court mandat du gouverneur Jonnart (1900-1901) que ce changement de recrutement devient effectif, préparé dans l’intervalle par la rédaction de fiches signalétiques indiquant des renseignements précis sur les adjoints potentiels43. Pendant la période qui nous occupe, ces recrutements ne répondent donc à aucune procédure systématique, même siles correspondances entre l’administrateur et le préfet laissent entrevoir des critères récurrents, qui ne peuvent toutefois être hiérarchisés44.

La fidélité à l’autorité coloniale constitue l’élément premier pour le choix d’un adjoint. La filiation est parfois citée : il existe quelques rares cas d’une transmission de la fonction du père au fils, sur deux générations. Jusqu’à la loi Cambon, les agents issus de familles de notables sont tenus à l’écart afin de briser les hiérarchies traditionnelles. Ce rapport de soumission à l’autorité métropolitaine est envisagé au gré des nombreux contacts de l’adjoint indigène avec l’administrateur et plus encore avec son adjoint. En commune mixte, l’adjoint indigène est le représentant de l’administration coloniale dans le douar. Il doit y poursuivre l’action de l’administrateur. Le caractère transitoire de la circonscription en fait aussi un vecteur de l’assimilation : en tant qu’intermédiaire, il apporte dans le douar les modes d’administrer de la puissance coloniale.

La personnalité du futur adjoint fait souvent l’objet de description : l’honnêteté, le zèle, le dynamisme sont des qualités qui justifient régulièrement les choix des administrateurs. Ces recrutements aux contours flous rappellent la période de tâtonnement qui caractérise une administration coloniale en quête de structures durables.

Jusqu’en 1919, la fonction des adjoints indigènes est double : ils président la djemaa et administrent le douar ; ils sont membres de la commission municipale.

L’adjoint indigèneet le président de la djemaa sont une seule et même personne, mais dans les faits, ils ne représentent pas la population du douar qui ne les a pas élus. Non

43Ibid. p. 81. Ouachi évoque notamment les circulaires n°28 du 11 août 1880 et n° 4399 du 28 novembre

1885. Elles conduisent à renseigner des fiches signalétiques sur les origines sociales des caïds.

44 ANOM 93302/97-100, dossiers par douar. Les plus récentes commencent en 1907. D’autres informations renvoient aux années précédentes dans ANOM GGA 19H60.

158 reconnus par les populations qu’ils administrent, ils peuvent apparaître comme de véritables pantins de l’administration métropolitaine, révocables sur simple proposition de l’administrateur. Cette réalité n’est pas propre à l’Algérie. Caroline Treiber étudie la fonction caïdale dans le protectorat marocain et montre comment ils sont les instruments de la domination coloniale : « parfaitement intégrés dans la structure administrative du protectorat parce qu’ils permettent une pénétration rapide et aisée de la société colonisée, ils n’en demeurent pas moins tenus à l’écart du processus décisionnel par la tutelle excessive de l’autorité locale de contrôle45. » Le maintien de cette fonction caïdale préexistant la colonisation est ainsi conçu comme le seul moyen de réguler et de canaliser des populations rurales éloignées, inconnues.

Comment au quotidien cette posture peu confortable est-elle envisagée dans la commune mixte de La Calle ? Dans cet espace administratif en construction, qui sont ces hommes ? Quelles sont leurs missions majeures ? Quelles relations entretiennent-ils avec les habitants du douar et avec l’administrateur ?

Ce sont surtout les sources dépouillées dans le fonds des affaires indigènes émanant du Gouvernement général qui permettent d’envisager cette fonction. Les correspondances entre les différentes strates de l’administration et parfois les adjoints indigènes mettent en évidence les relations difficiles avec les habitants des douars,et la façon dont l’administrateur gère certaines situations délicates qui en disent long sur le regard porté sur ces auxiliaires algériens.