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Contrairement aux communes mixtes de Souk Ahras et de Tébessa qui sont produites à partir de sections parfois distraites d’autres communes mixtes, la commune mixte de la Calle est parfaitement superposée à la commune indigène jusque-là formée en territoire de commandement. Neuf sections la composent. Elle n’intègre pas de centre de population européen dans un premier temps et forme donc un territoire homogène. La commune de plein exercice en constitue provisoirement le chef-lieu, mais est exclue de son périmètre. La création de la commune mixte de La Calle n’institue pas dans ses premiers contours l’association dans une même limite de centres de colonisation et de douars. Ceux-ci peuvent être des villages déjà constitués qui seront distraits d’autres entités administrative, ou bien des créations nouvelles issues de terres préemptées aux tribus et douars de la nouvelle commune mixte. L’arrêté du 29 décembre 1884 propose donc une commune mixte à l’état embryonnaire.

Jusque-là, les projets de villages n’avaient pas été retenus et les requêtes répétées du conseil municipal de la commune de plein exercice n’avaient pas été entendues. Le programme de colonisation de 1885 amorce la création de centres et malgré la lenteur des avancées, huit villages verront le jour à partir de 1887.

Quel que soit le régime en place en métropole, c’est à l’État que revient la prise en charge des choix de stratégie. Cette implication est ancienne : elle se manifeste dès les premiers desseins d’une colonisation de peuplement au travers de projets et parfois de leur mise en œuvre, qui sont émis par la plupart des lieutenants généraux84. Cette question de la façon dont l’État doit impulser et réglementer la venue et la mise en place d’un peuplement européen est récurrente pendant les quarante années qui succèdent à la conquête ; la création de la commune mixte, du fait des centres de colonisation qui en constituent des sections, en est une nouvelle manifestation.

84 Voir notamment les lieutenants généraux Lamoricière et Bedeau, Projets de colonisation pour les

68 La création des centres relève ici exclusivement de l’État mais elle peut aussi être le fait de la colonisation privée. L’expansion du territoire civil s’accompagne alors d’une transformation des paysages au rythme de l’élaboration de villages à la française, projetés, allotis et peuplés selon des normes de plus en plus maîtrisées. En Algérie, l’État est donc l’initiateur des choix territoriaux selon une logique programmatique de plus en plus sophistiquée, qui vise, théoriquement, à écarter ou limiter les impondérables financiers ; elle caractérise l’organisation de la colonisation officielle.

Auguste Burdeau la définit ainsi dans le chapitre VII de son rapport : « l’État prend une partie des terres de son domaine, ou il en acquiert des indigènes, de façon à constituer un territoire suffisant pour nourrir de 40 à 400 familles françaises ; il divise ces terres en lots d’une trentaine d’hectares ; il trace le plan d’un village comprenant les emplacements à bâtir et les jardins ; il construit les rues et les chemins d’accès, il amène les eaux potables, il bâtit les édifices publics nécessaires à la vie municipale : une mairie, une école, une église, un lavoir ; cela fait, il concède gratuitement à des pères de familles, français ou algériens ces lots de terre, sous la condition ou d’y résider pendant cinq ans ou du moins de bâtir et de mettre le sol en valeur ; après quoi le concessionnaire devient propriétaire85. »

Cette description fait état des modalités d’un processus dans lequel l’État intervient systématiquement : l’acquisition des terres, leur allotissement, les divers aménagements, relatifs notamment à la voirie ou aux bâtiments publics, et enfin l’attribution des concessions gratuites aux colons. Il a donné lieu à des dispositifs très divers dont plusieurs travaux rappellent l’historique86, parmi lesquels on retiendra particulièrement l’analyse proposée par le comte d’Haussonville en 1883 et surtout la précieuse enquête de Henri de Peyerimhoff87. Ces documents montrent l’évolution des enjeux les plus saillants ; ils portent sur l’origine des colons à privilégier, sur les conditions d’acquisition d’une concession. Ces questionnements portés par les gouverneurs généraux successifs et les tenants du pouvoir politique de tous bords redéfinissent les critères de la colonisation à la lumière des expériences de leurs prédécesseurs.

85 Burdeau (A.), L’Algérie en 1891. Rapport et discours à la chambre des députés. Paris, librairie Hachette, 1892, p.30

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Nous pensons notamment aux différents rapports et enquêtes à destination du gouvernement général : l’étude de Peyerimhoff, le rapport Burdeau, mais aussi aux travaux plus de Le Myre de Vilers.

87Le comte d’Haussonville (membre de l’Académie française, Sénateur), La colonisation officielle en

Algérie. Des essais tentés depuis la conquête et de la situation actuelle. Extrait de la Revue des Deux

69 Le début de la IIIème République est marqué par le choix ferme d’une colonisation officielle efficace, à la satisfaction des colons. L’administration militaire doit désormais faire exception et limiter son action aux territoires situés au sud du pays, comme l’affirme Alfred Chanzy, gouverneur général de 1873 à 1879. Son exposé est résolument tourné vers le développement du peuplement et l’assimilation, terme récurrent de son discours et de son programme : « il se résume en quelques mots : assimilation de l’Algérie à la métropole, en tenant compte transitoirement des conditions exceptionnelles que crée ici la différence dans les origines et dans les coutumes des diverses populations qu’il s’agit maintenant de transformer et agréger88. » Il revêt surtout un sens administratif dans cette phase de mutation conséquente du territoire militaire en territoire civil. Mais la politique coloniale envisagée se caractérise par une réflexion sur ce que l’on pourrait appeler une stratégie spatiale de colonisation ; cette préoccupation est nouvelle et résulte des expérimentations passées de la colonisation officielle.

Largement inspiré par les propositions de Le Myre de Vilers, conseiller général et directeur de la colonisation, ce programme met en évidence des filiations plutôt que des ruptures avec d’autres penseurs de la création de villages, mais aussi une appréhension plus fine et plus systématique du territoire à peupler. Il est question de procéder à des créations de villages plus cohérentes en privilégiant leur inscription dans un réseau constitué d’un ensemble de centres mais aussi des voies d’accès les reliant entre eux, et ce afin de favoriser le peuplement et la promotion de régions toutes entières, plutôt que des centres isolés89. Le directeur de la colonisation précise : « portons successivement nos efforts de région en région, de telle sorte que les différents villages à installer se soutiennent toujours les uns les autres90. » Ce souci de cohérence peut apparaître comme une leçon tirée des difficultés de la colonisation par les Alsaciens-Lorrains. Le Comte d’Haussonville rapporte que cette opération, dont le coût est évalué à six millions de francs, a en parti échoué du fait de la dispersion des villages. Faisant référence au voyage de M. Guynemer en 1872, il indique que celui-ci « avait été frappé des inconvénients de l’éparpillement infini de ces

88 Chanzy (A.), Exposé de la situation de l’Algérie 17 novembre 1875, Alger, ,Imprimerie administrative Gojosso et Cie, 56 pages, p.6.

89 Le terme réseau est employé à plusieurs reprises par Le Myre de Vilers dans son rapport au gouverneur général Chanzy.

90ANOM, GGA 5L28, rapport au gouverneur général civil, n° 4508, écrit par M. Le Myre de Vilers, Conseiller Général et Directeur des Affaires civiles et financières, Alger le 6 octobre 1877.

70 familles réparties un peu partout, dans des villages éloignés les uns des autres, et noyées pour ainsi dire, au milieu de populations de provenances très différentes91. »

Cette conception plus globale de la création des centres de colonisation a été étudiée récemment par Tarik Bellahsène dans une thèse pour le doctorat d’architecture. Il l’envisage comme une façon « d’industrialiser le processus de création de centres92. » L’expression traduit à la fois la spécificité de la démarche et surtout l’ambition d’une colonisation de grande envergure. Cette réflexion sur l’organisation spatiale de la colonisation aboutit à envisager les centres projetés dans leur espace, en lien avec d’autres villages, existants ou à créer.

L’appréhension plus globale de l’espace à peupler n’est pas la seule évolution remarquable de la colonisation officielle au début de la IIIème République. La volonté acharnée du maintien du peuplement sur les terres conduit à sélectionner avec plus d’exigence les candidats à l’obtention d’une concession. Les dossiers de colons révèlent notamment le poids du critère financier et de l’expérience en matière d’agriculture : il n’est plus question d’admettre en Algérie une population nécessiteuse et peu préparée au travail de la terre. Les expériences malheureuses telles que les colonies agricoles de 1848 ou encore la concession massive de terres aux Alsaciens-Lorrains conduisent à envisager la mise en peuplement des terres avec prudence93. Posséder une fortune d’au moins 3000 francs, détenir du matériel agricole, justifier d’une expérience d’exploitant confirmée par les autorités municipales de la région d’origine, telles sont les conditions matérielles requises pour limiter les abandons de concession et privilégier l’exploitation directe à la spéculation foncière. Dans un même souci du maintien des populations européennes dans la colonie, la législation alourdit les contraintes imposées aux colons selon le décret du 30 septembre 1878. Celui-ci définit les conditions suspensives à l’acquisition du titre de propriété sur une concession gratuite. L’obligation de résider pendant une période de cinq ans après obtention de la concession gratuite constitue la contrainte la plus importante ; les gardes champêtres sont chargés de vérifier le respect de cet engagement et dans le cas

91 Guynemer (A.), Situation des Alsaciens-Lorrains en Algérie. Société de protection des Alsaciens-Lorrains demeurés Français, 1873, 92 p.

92 Bellahsène (T.), La colonisation en Algérie : processus et procédures de création des centres de

peuplement. Institutions, intervenants et outils. Thèse pour le Doctorat « Architecture » soutenue à

l’Université de Paris 8 en 2006, 619 pages.

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Ernest Mercier rappelle les difficultés d’adaptation de ces populations et le résultat décevant de cette opération coûteuse pour l’intérêt de la colonisation : « quand on cessa de distribuer de l’agent et des vivres, un certain nombre d’Alsaciens rentrèrent chez eux ou se dispersèrent ; d’autres attendirent l’expiration des cinq années du bail, vendirent leur concession depuis longtemps grevée et disparurent ». Mercier (E.),

71 contraire, le concessionnaire peut être déchu de ses droits sur les lots attribués dans le village.

Ce projet ambitieux nécessite des moyens. L’analyse du comte d’Haussonville fait état des débats engagés et met en évidence les préoccupations relatives à la gestion financière d’un projet de création de multiples centres. La création d’une caisse de colonisation, ainsi que le projet des Cinquante millions constituent les propositions essentielles. Cette dernière est finalement écartée.

La création et l’élaboration des communes mixtes en territoire civil prennent donc place dans une perception très codifiée du territoire colonial, qui peut s’expliquer par diverses causes, parmi lesquelles on peut envisager en premier lieu des considérations matérielles et financières94. Elles sont particulièrement sous-tendues par une volonté de réduire la contestation, favoriser la légitimation du projet colonial et renforcer ainsi la prise de pouvoir. On peut évoquer ici l’expression de Guy di Méo pour qualifier cette production de territoire en situation coloniale : il s’agit d’une territorialisation autoritaire de l’espace95. Elle renvoie à un processus porté par une idéologie dominante qui impose le cadre territorial dans toutes ses dimensions, et dont la matérialité, la visibilité s’affirment avec la naissance effective du territoire. Ce caractère autoritaire ne concerne pas uniquement les populations algériennes : les conditions suspensives à l’obtention d’un titre de propriété constituent une contrainte imposée aux colons.

La commune mixte dans son maillage territorial abouti relève donc d’un processus qui se caractérise par des découpages successifs du territoire militaire. Il s’accompagne de la mise en œuvre du sénatus-consulte de 1863 qui contribue à ces découpages en limitant les douars-communes mais participe aussi à une réorganisation du peuplement algérien.

La commune de plein exercice qui donnera son nom à la future commune mixte et en sera le chef-lieu constitue le point de départ d’une ouverture de la colonisation vers le sud du territoire civil. La frontière tunisienne incertaine se pose comme une barrière au

94 On peut penser notamment, dans le cadre de la création d’un centre de colonisation, à la crainte d’un rejet par les colons potentiels des lots envisagés, dans la mesure où ceux-ci ne correspondent pas à leurs attentes (localisation, qualité des sols, accessibilité…).

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72 développement de la colonisation jusqu’en 1881. Avec la mise en place du Protectorat, elle constitue un mobile d’accélération de la mise en peuplement par les Européens.

Celui-ci est organisé selon les principes de la colonisation officielle, au sein de huit centres de colonisation qui se développent de 1885 à 1905 selon un mouvement Nord-Sud. Ainsi, c’est l’ancien caïdatde l’Oued El Kebir, premier espace remanié ensuite par le sénatus-consulte de 1863, qui reçoit d’abord les premiers centres de colonisation dédiés au peuplement européen. Dans cette même logique, en 1905, le centre de Lamy érigé le plus tardivement se situe dans la partie méridionale de la commune, longtemps soumise aux turbulences de la zone frontalière et éloignée des villes et des axes de communication proches du littoral méditerranéen.

La création de la commune mixte suscite de vives critiques. Toutes condamnent la nature d’un espace administratif qui semble d’emblée inadéquat pour favoriser la construction de l’espace social attendu. Les Algériens vivant dans les douars-communes constitués ou futurs en forment la population majoritaire. Les colons arrivent ensuite.

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CHAPITRE II -LES CENTRES DE COLONISATION

Pendant les premières années de sa mise en œuvre, la commune mixte est un territoire subi par l’ensemble de ses populations. Algériens et colons s’y inscrivent selon ce que la main des concepteurs de la commune a tracé. Les populations colonisées sont en effet rattachées à des douars dont les limites ne se superposent pas systématiquement à celles des tribus. Les colons peuplent les centres au terme d’un processus qui les choisit et leur assigne des lots de terre. Les processus d’anticipation et de planification qui conduisent à la création de ce territoire gomme d’une certaine manière la frontière qui distingue les catégorisations traditionnelles colons / colonisés. L’ensemble de la population de la commune mixte est en effet disposée et organisée selon les choix de l’administration centrale.

Si la territorialisation s’impose à tous, il n’est pas pour autant question de mettre sur un même plan l’application du sénatus-consulte de 1863 subi par les populations algériennes et les contraintes qu’imposent les règles de la colonisation officielle aux colons. Dans un premier cas, la procédure conduit à la dépossession foncière tandis que dans l’autre, il s’agit de donner la terre. La création d’un centre de colonisation est ainsi au croisement de ces deux processus : elle suppose de prélever une parcelle aux douars pour la lotir et la redistribuer aux colons. En cela, et compte tenu des nuances et des modalités complexes qui régissent ces opérations, la création d’un centre est l’acte officiel fondateur de la domination coloniale, et il l’inscrit dans la durée.

Nous choisissons d’étudier le processus de création des centres en privilégiant le point de vue du colonisateur. Il permet de saisir les étapes de l’appropriation du territoire par des modifications qui aboutissent à dénaturer totalement l’espace initial. Les populations colonisées assistent au bouleversement de ces lieux qui leur sont familiers. Lorsque leur voix est audible, au travers des diverses délibérations de djemaa, il s’agira de jauger leur espace de liberté et de mettre en question les consensus apparents. Face au silence des sources, il faudrait traquer les indices qui disent leur ressenti à la vue de ces

74 villages sortis de terres, où plusieurs dizaines de colons s’installent et apportent avec eux leur mode de vie et leur culture. De façon plus générale, il est enfin essentiel de passer outre cette posture autoritaire et systématique de l’État pour se saisir de toutes les initiatives spontanées : les propositions de colons, souvent par le biais de pétitions, mais aussi les résistances, les contestations des populations algériennes au travers du refus de cession de terres ou des modalités de transaction.

1. CREER LES CENTRES, MATERIALISER LA COLONISATION