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L’administrateur dans les douars, une pratique exceptionnelle

Les douars relèvent-ils exclusivement de la gestion des adjointsindigènes ? L’administrateur en est-il totalement absent ? Peu de sources font état d’un contact direct entre celui-ci et les populations algériennes. Un cas pourtant retient particulièrement notre attention.

Le 25 juillet 1900, l’adjoint indigènedu douar Bougous est assassiné en rentrant du marché de Yusuf. Cet événement est relaté dans une lettre que l’administrateur Moreau destine au sous-préfet le 17 septembre 1900. Elle témoigne du déplacement du fonctionnaire dans le douar et constitue un témoignage précieux quant aux relations qu’il

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167 peut entretenir avec les habitants du douar, et avec les adjoints indigènes ; elle montre également un cas d’aménagement de la procédure de recrutement de l’adjoint. Bien évidemment, elle ne constitue qu’un exemple et sa portée ne peut être généralisée. En effet, pour cette période, nous n’avons pas d’autre source relatant une situation semblable.

L’administrateur se rend dans le douar Bougous et assiste aux obsèques de l’adjoint : « J’ai tenu, en compagnie de mon adjoint, à rendre à cette victime les derniers devoirs et au moment où la fosse se recouvrait sur elle, je faisais le serment, devant la foule assemblée, de tout mettre en œuvre pour arriver à découvrir les assassins60. » Cette démarche officielle place l’administrateur en situation de représentation de l’autorité au travers d’un discours public qui se veut à la fois hommage et promesse. Cette pratique est-elle systématique alors que les cas d’asSASsinats sont nombreux ? Aucune autre source de cette nature ne permet de l’affirmer.

La préoccupation sécuritaire est certainement le mobile majeur de ce déplacement : l’administrateur et l’adjoint qui l’accompagne (on peut penser qu’il s’agit de l’adjoint spécial du centre le plus proche, soit Yusuf) se doivent de montrer qu’ils sont les garants de la sécurité dans l’ensemble de la commune mixte, y compris dans le douar. Leur présence aux obsèques veut mettre en évidence la gravité de la situation, à savoir l’atteinte portée à un agent de l’État : il s’agit de ne pas banaliser cet acte et de mettre en évidence la fermeté des autorités face à une population qui n’est peut-être émue par le décès d’un adjoint indigène. Toutefois, quelle est la portée réelle de la présence et du discours de Moreau ? Là encore, il est bien difficile de la cerner car on ne sait pas combien d’habitants « la foule assemblée » désigne. Connaît-elle l’administrateur ? Le comprend-elle ? Autant de questions qui limitent le poids de cette démarche officielle.

Moreau se déplace ici dans un contexte de crise et s’engage à retrouver les coupables. Pour cela, il compte sur le concours des Algériens : « j’ai fait appel au concours de diverses personnalités indigènes et c’est grâce au dévouement de deux indigènes, l’adjoint du douar Ouled Youb et le nommé Serrar Frikh ben Amara parent du défunt que je suis arrivé à mettre entre les mains de la justice les deux coupables et à administrer la preuve de la culpabilité61. » Ces lignes attestent d’une part de la réception très limitée de l’appel de l’administrateur pour retrouver les coupables. Il a été entendu par un autre adjoint et par un parent du défunt ; visiblement les habitants du douar Bougous n’ont pas

60 ANOM, GGA 19H60.

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168 répondu aux attentes de l’administrateur, par crainte de représailles, ou par manque d’empathie avec un agent de l’administration coloniale. Par ailleurs, ces propos rappellent l’étendue de son pouvoir et la marge de manœuvre dont il dispose : il règle cet asSASsinat à sa façon, par des procédés qui relèvent d’une sorte de règlement de compte, sans faire appel à un personnel spécifique. Il n’est d’ailleurs pas fait mention de personnels assurant la police dans les douars. Les ouakafs sont généralement affectés à cette fonction, mais ils sont absents de nos sources, si ce n’est à la fin de la période étudiée, au moment de la guerre d’indépendance. L’administrateur est ainsi amené à gérer rapidement et selon sa seule initiative cet asSASsinat. Nous mesurons ici toute son autonomie dans une affaire qui dépasse largement les prérogatives d’un maire. Il est bien question d’adaptation à un contexte local.

Cette liberté d’action de l’administrateur est ensuite mise en évidence dans la proposition de remplacement de l’adjoint décédé faite au sous-préfet. Au moment de cette affaire, la procédure de nomination des adjoints indigènes est en question, dans le cadre de la politique du gouverneur général Jules Cambon. Celui-ci veut promouvoir la nomination d’Algériens issus de familles de notables, à l’inverse de ses prédécesseurs plutôt enclins à briser les hiérarchies traditionnelles. Pour cela, il envisage d’enlever aux préfets et sous-préfets le pouvoir de nomination qui s’appuie sur les propositions de l’administrateur mais peut aussi s’en dispenser. Mais la pression des politiciens « algériens » est plus forte et la procédure est maintenue : le choix ultime est du ressort des préfets et sous-préfets tandis que le gouverneur général dispose du pouvoir de révocation.

Conformément à cela, l’administrateur Moreau devrait proposer trois candidatures circonstanciéesà sa hiérarchie. C’est ensuite au sous-préfet de choisir la personne qui lui paraît la plus à même d’occuper la fonction. Dans notre cas, cette règle est contournée par Moreau : « je demanderai donc que pour ce cas spécial, il soit dérogé à la règle habituelle, qui veut que les propositions comportent trois candidats, pour ne présenter pour le poste d’adjoint indigèneque le sieur Serrar Frikh ben Amara ». L’administrateur souhaite que ce parent de l’adjoint assassiné soit affecté au douar Ouled Youb où il exercerait sa fonction pour la première fois, et où il serait plus en sécurité que dans son douar d’origine. En revanche la gestion du douar Bougous serait confiée à l’adjoint en place à Ouled Youb qui est plus important et donc plus rémunérateur. Ainsi, en plus d’aménager la règle de recrutement des adjoints, Moreau fait de cette fonction une récompense pour service rendu. Certes, les qualités de ces futurs auxiliaires sont

169 évoquées : « l’adjoint Benhaddad Amara est un excellent agent très pondéré qui par son caractère droit et honnête en impose aux indigènes. Il est très religieux et la considération qu’il en tire constitue une garantie qui ne me fait pas hésiter de le proposer pour le douar Bougous ». Les qualités mises en évidence - tempérance et honnêteté- sont récurrentes dans les fiches signalétiques des candidats à la fonction d’adjoint indigène; par contre, l’attachement fort à la religion est parfois sujet à suspicion de la part des administrateurs qui peuvent y voir un corollaire à la résistance et au rejet de la culture européenne.

Pour le parent de l’adjoint défunt, qui n’a jamais occupé la fonction, l’administrateur n’a pas de référence à caractère professionnel ; il met en avant son « excellente réputation ». Par ailleurs, il « a été sous l’autorité militaire rattachée au douar Ouled Youb, il peut être nommé dans ce douar, son pays d’origine ». L’argument de l’origine, n’est pas valable pour l’autre agent qui aurait la charge du douar Bougous sans y avoir de lien préalable. Ces éléments attestent du caractère particulièrement flou des critères de choix des adjoints indigènes. En réalité, pour l’administrateur de la commune mixte, l’important est de placer dans les douars des agents qui lui soient dévolus, sur lesquels il ait un ascendant. La façon dont ils ont répondu à son appel et désigné des Algériens pour les livrer à l’administrateur atteste de leur soumission.Pour apprécier la portée de cette situation, le dossier administratif du fonctionnaire Louis Moreau est riche d’enseignements. Il révèle que cet incident, qui pourrait apparaître comme une manœuvre, est plutôt le fait d’un homme porté à défendre les Algériens. A d’autres reprises, il s’est mis de leur côté, s’attirant les reproches de sa hiérarchie, et surtout des colons.

D’autres récits particuliers rendent compte de relations, voire d’engagement, entre l’administrateur et les habitants des douars. Si l’exemple précédent mettait en évidence les modes de recrutement des adjoints indigène, un autre cas concerne la situation financière de la commune mixte62. En septembre 1907, Emmanuel Elie administre la commune mixte depuis 3 ans. Il veut faire construire un abattoir dans le centre du Tarf. Ce village est doté d’un marché hebdomadaire important et les populations des douars, comme les colons qui pratiquent l’élevage, viennent y vendre leur bétail. La construction de cet équipement nécessite de réunir la somme de 3000 francs. L’administrateur sollicite le préfet pour son obtention et justifie sa requête par la situation critique du budget de la commune63. Mais sa demande n’aboutit pas. Il va donc se tourner vers la djemaa du douar Bougous dont les

62ANOM GGA 3M53.

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170 membres à l’unanimité acceptent de consentir un prêt, remboursable en trois ans, avec un intérêt de 5 %. Le président de la djemaa considère « que les ressources du douar lui permettent de faire cette avance ». L’administrateur a averti le gouvernement général de sa démarche et il lui a été suggéré de limiter la participation du douar à 1000 francs. Mais E. Elie et la djemaa ont conclu un accord en marge des recommandations hiérarchiques. Cet arrangement soulève deux questions : pourquoi l’administrateur sollicite-t-il la djemaa pour un équipement du centre ? Pourquoi la djemaa accepte-t-elle ?

Nous pouvons envisager les deux premières questions conjointement. La création d’un abattoir dans le centre du Tarf sert l’intérêt des habitants de Bougous qui fréquentent certainement le marché du village. Dans ce cas, et contrairement à l’usage des fontaines et abreuvoirs, cet aménagement fait l’objet d’un usage conjoint des Algériens et des colons. Bien que nous n’en ayons aucune trace, il est vraisemblable que l’administrateur ait usé de cet argument pour convaincre les membres de la djemaa. Avait-il une autre solution pour financer son projet ? Le budget de la commune est déficitaire et le préfet refuse de consentir une aide. Par ailleurs, les centres de colonisation n’ont pas de budget propre, ce qui explique que bien souvent les fonds des douars soient utilisés pour les équiper.

Une grande distance est prise avec la hiérarchie métropolitaine au travers de cet arrangement qui rassemble-fait rare !- les intérêts des Algériens et des colons. L’administrateur et la djemaa font fi de l’opposition du gouvernement général et s’engagent dans une solution commune.

5. LA COMMISSION MUNICIPALE, ESPACE PRIVILEGIE DU

CONTACT ?

La commission municipale est créée par l’arrêté du 20 mai 1868 sous administration militaire ; elle ne connaît pas de modifications avec le passage au régime civil. Comparable au conseil municipal des communes de plein exercice ou des communes métropolitaines, elle se distingue toutefois par sa composition.

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« Un curieux mélange d’Européens élus et d’indigènes nommés

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»

Présidée par l’administrateur ou par son adjoint, elle rassemble des personnes élues et nommées. Les membres européens sont élus et représentent les colons. L’adjoint spécial, parfois appelé adjoint municipal, siège parmi les colons ; ceux-ci sont élus à raison d’un membre pour cent habitants et pour quatre ans. Les Algériens sont représentés par les adjoints indigènes, soit un adjoint par douar. Selon Emile Larcher, cette assemblée est singulière et doit son existence au caractère transitoire de la commune mixte.

Il faut attendre la réforme des djemaa en 1919, pour que les populations algériennes, représentées par le président de djemaa, accèdent à une fonction politique par le biais de l’élection. Avant cela, le président de la djemaa est désigné et révocable par le préfet sur proposition de l’administrateur. Les conseillers sont donc différenciés en fonction de leurs origines car l’assemblée municipale est perçue par les concepteurs de la commune mixte comme un espace de l’apprentissage politique. La mise en contact des Algériens et des Européens dans le règlement des affaires communales favorise une maturité politique qui devrait permettre l’autonomie des douars et la fin des communes mixtes. L’autorité et la volonté d’assimilation se combinent dans l’appréhension des populations algériennes, à la fois nommées et parties prenantes de cette assemblée municipale.