• Aucun résultat trouvé

L’utilité : critère d’appartenance ou d’évaluation publique ?

Dans le document Td corrigé Synthèse - HAL-SHS pdf (Page 121-125)

2. Les spécificités : l’unité du champ

2.5. L’utilité : critère d’appartenance ou d’évaluation publique ?

La notion d’utilité dans l’économie sociale et solidaire ne peut se réduire ni à l’utilité économique (ce qui se vend et s’achète194) ni à l’utilité publique (reconnue par un arrêt en Conseil d’Etat, mais qui concerne un nombre très limité – et parfois des cas « historiques » peu actuels), ni à l’existant (« je suis utile car j’existe »). Comme le statut (et notamment la gestion désintéressée) ne suffit plus à définir le rôle d’organisations qui peuvent prétendre à des exonérations fiscales ou à des financements publics, d’autres notions sont donc apparues depuis les années 70 et 80 (projet de loi Henry) pour mieux définir l’apport social, collectif, sociétal de certaines organisations ; certains appelant de leurs vœux un label d’utilité sociale, accordé indépendamment des statuts, en fonction de certaines caractéristiques. Cela montre que l’utilité sociale est une construction sociale ; le « compromis institutionnel » entre l’Etat, l’opinion publique et les acteurs de l’économie sociale (pas seulement associatif mais principalement associatif, cf. introduction) selon lequel leur rôle « allait de soi » est en crise ; il faut construire un nouveau compromis entre la société et ses entreprises (comme le montre également la question de la responsabilité sociale des entreprises lucratives).

Pour notre étude, la question se pose de savoir si l’utilité sociale doit être un critère discriminant pour l’appartenance à l’économie sociale et solidaire ou si c’est seulement un élément d’évaluation des engagements publics (agréments, financements, contrats aidés…) ; il convient alors de la définir, ce qui parait impossible dans l’absolu ; mais il est possible d’en dégager néanmoins certaines dimensions que nous pouvons regrouper autour de 3 approches :

l’utilité sociale identifiable dans les résultats obtenus par l’organisation en fonction de ses objectifs « sociaux », généralement en terme de publics et/ou d’activités195 ; ainsi les groupes de femmes qui font sortir celles-ci de leur isolement ; ainsi les associations d’amateurs ou d’artistes qui leur permettent de valoriser leurs œuvres ; ainsi les SCOP qui permettent le maintien d’entreprises et la défense ou la création d’emplois ; cette utilité peut s’évaluer par rapport aux objectifs que se fixe l’organisation, ou que des partenaires publics, financiers lui assignent ;

l’utilité collective induite par le mode de fonctionnement collectif de ses organisations196, notamment leur participation à une « citoyenneté » active : mobilisation, bénévolat, apprentissage de la responsabilité, de la démocratie, d’ »entrepreneuriat collectif »

194 Ce qui une réduction de la tradition de réflexion sur ce sujet dans la pensée économique. De A. Smith, D. Ricardo à K.

Marx, les auteurs voient bien la différence entre la valeur d’échange d’un bien (sa valeur donnée par la confrontation entre une offre et une demande) et sa valeur d’usage (sa valeur donnée par sa capacité de répondre à des besoins sociaux).

195 La nature du bien ou plus généralement du service ne peut être alors dissociée de la nature de son destinataire dont les caractéristiques déterminent les conditions de l’offre.

196 Le processus de production du service induit lui aussi en lui-même une utilité sur les destinataires, du fait de l’importance dans les services relationnels de la « coproduction ».

(transformation des attentes et aspirations en besoins, demandes et créations, expérimentation et structuration d’une offre) et de « solidarité » volontaire (entre membres d’un groupe restreint, entre habitants sur un territoire, entre travailleurs d’une même profession ou d’une même entreprise) ; (la non lucrativité, la démocratie, la solidarité, sont elles des données de l’utilité collective : causes ou objets, moyens ou fins ?)

 l’utilité « sociétale » plus large, mesurable –mais difficilement- par l’impact de l’action et des activités de l’organisation sur son environnement externe : coûts d’opportunité, externalités, effets d’entraînement, sur le territoire (développement local), sur la population (développement social), sur les secteurs d’activité (rôle structurant, régulateur ou dérégulateur sur les prix, la qualité, la nature197)….

La notion d’activité socio-économique est au croisement de ces trois dimensions de l’utilité. Ainsi, si nous appliquons cette grille d’analyse à nos trois champs d’investigation, il n’y a pas de doute que les activités des organisations ont une utilité pour leurs membres (réponse à des besoins de liens sociaux et de services ; réponse à des besoins de maîtrise de l’action culturelle ; réponse à des besoins d’emplois et de qualification) en sachant que c’est dans la confrontation entre usagers -ou clients- et salariés que se fonde cette utilité ; que cette utilité de l’activité se double d’une utilité sur la transformation des membres par les apprentissages collectifs. Quant à l’utilité sociétale, c’est dans la nature socio-économique des activités des organisations (le rapport d’usage) mais aussi dans le rapport au travail et à l’argent que l’on peut le mieux déceler leur utilité ou désutilité, en fonction des objectifs sociétaux :

- Pour les associations d’habitants, c’est largement par la transformation des habitants passifs en citoyens actifs (il faut alors regarder, à moyen terme, les comportements actifs ou de consommateurs passifs au sein de ces organisations et en dehors) et donc la transformation de la vie sociale induite ; par rapport au travail, la mobilisation du bénévolat, l’utilisation de contrats aidés, et l’introduction du salariat posent question : ainsi le bénévolat est il un engagement volontaire qui enrichit la personne, la structure et la société ou bien un substitut au salariat ? les contrats aidés participent-ils à la qualification des personnes ou bien à alimenter un marché secondaire du travail ? le salariat, avec ses éventuelles dérogations au droit du travail comme dans la régie de quartier (travail en tranches, travail le dimanche) est il un progrès pour des femmes qui sortent ainsi du travail domestique, et acquièrent des droits sociaux propres et une reconnaissance, et pour la collectivité qui bénéficient d’un service pertinent, ou participe-t-il à une plus grande dérégulation du travail source de précarisation ? Il est clair que des garde-fous sont nécessaires pour contenir cette évolution dans des limites profitables à tous et pour en contrôler la diffusion hors de ce contexte.

- Pour les organisations culturelles, dans le cadre de la création et de la diffusion culturelles, plus ou moins reconnues comme relevant de l’utilité publique (critère d’activité même si l’absence de normes objectives sur le rôle de l’art est ici particulièrement prégnant), on voit qu’elles apportent leur contribution à deux niveaux : à la socialisation et à l’éducation du public, par des animations, ateliers d’expression, voire des formes d’insertion, d’une part (mais elles sont également productrices de loisirs donc peuvent favoriser la consommation culturelle comme simple divertissement, ce qui les met alors en concurrence avec toute l’industrie du spectacle) ; à la formation, la structuration et la valorisation des artistes eux-mêmes, par la mutualisation des compétences et des revenus, d’autre part (même s’il peut y avoir une appropriation individuelle par le directeur artistique, une segmentation entre permanents et intermittents, des comportements opportunistes par une valorisation externe des productions internes). Ainsi, ces organisations culturelles collectives participent à la (re)structuration d’un secteur particulièrement menacé par la transformation du statut d’intermittent ; elles peuvent préfigurer de nouvelles formes de régulation du champ.

- Pour les SCOP, cette utilité sociétale renvoie moins à la nature des activités développées (bien qu’il serait intéressant d’en étudier le rôle) mais tout d'abord à leur capacité de créer et de pérenniser des emplois, éventuellement de maintenir des entreprises en activité. Leur souplesse leur permet

197 cf D. Demoustier, Le rôle régulateur des organisations privées de l’économie sociale dans l’offre de services et le marché du travail, Actes XIXè Journées AES, L’Harmattan, 1999.

d'organiser et de réorganiser les équilibres existants entre la rémunération du travail, la rémunération du capital et l'organisation du travail de sorte à ce que l'emploi soit le paramètre fixe de leur politique de gestion et non leur variable d'ajustement.

L'utilité sociétale des SCOP tient aussi dans le fait qu’elles expérimentent la démocratie économique.

L’autonomie professionnelle, lorsqu'elle est maîtrisée par le salarié, lui permet d'ouvrir son champ de responsabilités et d'améliorer ses compétences professionnelles et collectives. Elle lui donne non seulement l'opportunité de personnaliser son travail en s'adressant par exemple lui-même aux clients, mais aussi de s'inscrire de façon responsable dans une action collective (dans le cadre par exemple d'une incitation à la prise de parole durant les nombreuses réunions) et d'en tirer des enseignements touchant la citoyenneté. De plus, l’accès au sociétariat et son exercice (lorsqu’ils sont ouverts et dynamiques) donnent aux travailleurs la capacité d’intervenir dans les décisions stratégiques de l’entreprise.

Cette utilité sociale est de plus territorialisée, puisque les SCOP font preuve d'un faible degré de délocalisation, du fait des réserves impartageables qui ne permettent pas les OPA ; elles changent rarement de lieu d'implantation et quand elles le font c'est pour rester dans la même agglomération, avec les mêmes associés. Elles sont donc, sans parfois même que les coopérateurs en aient conscience, des acteurs à part entière du développement local. Cela n’exclut pas des comportements opportunistes (utilisation de zones franches, d’exonérations fiscales, mise en place de filiales de valorisation, licenciement des nouveaux ou des non-associés en cas de difficulté financière…).

On comprend alors, avec ces deux caractéristiques induisant finalement à pérenniser un emploi local, que certaines SCOP puissent intervenir dans le domaine de l'insertion par l'économique, telle la coopérative de formation issue d’une transformation d’association. Mais lorsqu'elles le font, c'est en s'engageant totalement dans ce métier ; en effet, les SCOP intervenant sur d'autres secteurs n'ont pas ou n'ont plus pour vocation de faire de l'insertion du fait notamment de la forte autonomie qu'elles imposent à leurs salariés.

Trois niveaux d’appréciation de l’utilité des organisations d’économie sociale et solidaire peuvent être mobilisés.

Sur les personnes, on voit donc assez clairement l’impact en terme de : - émergence d’un potentiel d’initiative et de créativité ;

- entretien et adaptation de qualifications professionnelles contre leur destruction ; - transformation de membres passifs à membres actifs ;

- apprentissage de nouvelles connaissances et compétences ; - intégration et socialisation, nécessaires à la cohésion sociale ;

mais il peut y avoir sélection des membres, éviction et hiérarchisation, plutôt que mixité et promotion sociales.

Sur l’activité :

- émergence de nouveaux besoins, et de nouveaux services - maintien d’activités et d’emplois face à des restructurations

- enrichissement de l’activité, par les dimensions éducatives, relationnelles…

- diffusion et effets multiplicateurs notamment grâce aux fédérations

mais il peut y avoir choix (les financements et les compétences ne sont pas extensibles), repli (et éventuellement concurrence inter-associative) et technicisation (pour des gains de productivité au détriment du relationnel)

Alors qu’elle est reconnue dans son rôle d’innovation et de laboratoire ou dans celui de palliatif, l’économie sociale et solidaire est moins souvent appréhendée par rapport à son rôle régulateur.

L’exemple de la culture, en montre l’importance dans la structuration d’un secteur en pleine transformation.

Sur le territoire :

- l’impact au niveau local, est plus ou moins fort, plus ou moins direct (comme ressource, ou comme source de dynamisation) : assez évident pour une association de cadre de vie sur les conditions d’habitat ; une SCOP industrielle sur l’emploi local, ou un complexe culturel sur l’animation et l’insertion ; mais plus diffus pour une association de parents d’élèves ou de santé, une petite association culturelle, une coopérative d’architectes…

- Les effets d’entraînement au niveau local sont difficilement identifiables dans notre échantillon ; sans doute du fait d’une part de la petite taille des associations d’habitants ou culturelles, du rôle très indirect joué par la culture, et de la polarisation des SCOP sur leur secteur d’activité plus que sur leur territoire.

Toutefois ces organisations ne sont pas à l’abri des fonctions de désutilité ; quelques scandales les ont montrées sous forme exacerbée et de nombreux détracteurs se sont empressés de les relever, (de Kaltenbach au Medef mais aussi à l’extrême gauche) dans une version libérale ou dans une version anti-libérale : déresponsabilisation individuelle/collective ; nouveaux intermédiaires / écrans sur le marché ; égoïsme collectif / intérêt général ; dérégulation du travail / acquis sociaux ; désengagement de l’Etat / Protection nationale…Mais il n’y a jamais de « modèle pur » comme il n’y a pas actuellement consensus social sur l’utilité elle-même.

Par ailleurs, la question de leur efficacité est une autre question car elle renvoie à la comparaison des moyens mis en œuvre par rapport aux objectifs internes poursuivis, et dans une comparaison avec les autres modalités de production possibles d’autre part (ce qui n’est pas forcément permis par la nature même du produit proposé par les organisations d’économie sociale et solidaire).

En conséquence, il semble difficile de considérer l’utilité sociétale des organisations d’économie sociale parmi les critères d’appartenance à l’ESS, car elle n’a pas de définition objective et commune, et elle ne peut donc pas s’exprimer dans des indicateurs simples et consensuels. De même qu’on n’appartient pas au MEDEF en fonction de son degré d’utilité, mais en fonction de caractéristiques propres aux entreprises marchandes lucratives (buts et modes de fonctionnement), on appartient à l’économie sociale en fonction de ses projets et spécificités. L’utilité pour les membres est une évidence ; pour des tiers également si c’est l’objet de l’organisation ; pour l’ensemble de la société, cela réside dans le passage entre intérêt collectif et intérêt général, qui échappe en partie aux organisations elles-mêmes.

C’est pourquoi l’utilité sociétale relève davantage de l’appréhension des Pouvoirs publics qui peuvent lier leurs propres engagements à des critères relevant des impacts externes des organisations (eux-mêmes non indépendants des objets et modes de fonctionnement internes), critères que les chercheurs peuvent aider à mettre en lumière. Souvent en effet, les pouvoirs publics privilégient les fonctions d’innovation (laboratoire) et de substitut d’action sociale (palliatif) au rôle structurant et régulateur que peuvent jouer ces organisations dans leur secteur d’activité et sur leur territoire (c’est probant pour un secteur hors échantillon qu’est la finance coopérative et solidaire, à travers les banques coopératives et mutualistes et les mutuelles d’assurance et de prévoyance). La priorité à l’entreprise lucrative, comme la régulation par la simple concurrence, ont un effet destructeur, et plus coûteux à long terme, que les organisations –sans doute moins performantes en période de reprise- qui intègrent les préoccupations sociales et politiques au sein même de leurs activités économiques.

Toutefois la diffusion du bilan sociétal, à partir du modèle élaboré par le CJDES, peut conduire progressivement les organisations à adopter des critères d’utilité sociétale.

Dans le document Td corrigé Synthèse - HAL-SHS pdf (Page 121-125)