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Depuis plusieurs décennies, la présence de travailleurs migrants clandestins dans certains secteurs spécifiques de l’économie des sociétés de destination a été relevée par les chercheurs. Du côté des migrants clandestins, en raison de leur impossibilité d’accéder au marché du travail formel, la plupart d’entre eux auraient recours au travail clandestin ou au noir afin de survivre (Castells et Portes, 1989; Chimienti et al., 2003). Ce faisant, ils se retrouveraient néan-moins dans ce que Portes (1978, p. 474) qualifie de « objective vulnerability ». Cette situation se caractériserait selon l’auteur par une impossibilité pour les migrants de contester leurs conditions de travail en raison de leur statut légal : « [t]heir juridical situation deprives them of most civil rights and prevents their effective or-ganization for making demands » (Portes, 1978, p. 474). Les mi-grants clandestins constitueraient ainsi selon Portes (1978) les tra-vailleurs les plus vulnérables et exploités par les employeurs. Cette situation ne s’expliquerait toutefois pas par « their docility or com-pliance » (p. 474) mais par « the political status of immigrants and the legal relationship it entails with the state » (p. 474).

Du côté des employeurs, en raison des réglementations du mar-ché du travail et des coûts pour les entreprises qu’elles impliquent, nombre d’entre eux auraient recours à des migrants clandestins afin de réduire leurs coûts salariaux et rester compétitifs (Ambro-sini et al., 1999). Le recours à ce type de main-d’œuvre constitue-rait ainsi, selon la formule de Terray (1999), une forme de « délo-calisation sur place » :

La meilleure manière de définir la signification écono-mique du travail des étrangers en situation irrégulière est de le considérer comme une opération de « délocalisation en place ». Plus précisément, il est une forme particulière de délocalisation, qui présente tous les avantages propres à cette opération sans être affligée d’aucun de ses incon-vénients.

Qu’est-ce qu’une délocalisation ? C’est le transfert d’une activité dans une zone où les conditions d’utilisation de la

main-d’œuvre – au regard des salaires, des charges so-ciales, de la durée et des conditions du travail, de la flexi-bilité et de la docilité – sont jugées plus favorables par l’employeur. (Terray, 1999, p. 13)

À partir d’une enquête menée auprès de cent trente migrants en situation d’illégalité, Martiniello et Rea (2002) avancent un ar-gument similaire. Les chercheurs constatent une concentration de travailleurs migrants dans des secteurs de l’économie particuliers, qu’ils qualifient de « véritables niches ethniques » (p. 96), tels que

« les services de nettoyage, la construction, l’Horeca (hôtels, res-taurants et cafés), l’agriculture (récoltes saisonnières) » (p. 96).

L’élément commun de ces secteurs d’activité pourrait alors se re-trouver dans les types de rapports unissant le travailleur migrant et l’employeur, qui se caractériseraient par une « subordination sa-lariale », dans la mesure où, comme l’argumentait Portes (1978), les migrants ne possèdent pas les moyens de contester leur situa-tion. Martiniello et Rea (2002) soulignent alors l’hypocrisie d’un système qui créerait de manière délibérée un ensemble de « travail-leurs illégaux corvéables et malléables » (p. 98) pour lesquels il existerait une réelle demande dans ces secteurs de l’économie spé-cifique :

Tous les récits montrent que cette main-d’œuvre est de-mandée et recherchée par les employeurs, qui exigent une force de travail très flexible, docile, faiblement rémunérée, prête à accepter des travaux de forte intensité et sociale-ment dépréciés. (Martiniello et Rea, 2002, p. 96).

En d’autres termes, cette vulnérabilité des migrants clandestins constitue une ressource pour les employeurs. Cette ressource pro-viendrait d’une asymétrie de pouvoir due au statut légal des tra-vailleurs migrants, pour reprendre certaines des conclusions d’une étude menée par Chimienti et al. (2003) sur le travail clandestin à Genève, qui mettrait les migrants dans l’incapacité de négocier ou de contester leurs conditions de travail.

Dans le quotidien du travail, l’asymétrie se répercute de diffé-rentes façons. Dans une étude récente portant sur un grand

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nombre de migrants sans papiers, Bloch et McKay (2016) décri-vent avec précision les mécanismes par lesquels le statut légal, ou le fait que les « Basic workers’ rights are not accessible for this group » (Bloch et McKay, 2016, p. 95), interagit avec les condi-tions de travail des migrants. Les bas salaires ainsi que de longs horaires figurent ainsi parmi les premiers éléments cités. Mais l’ab-sence de paie pour les « sick pay, holiday pay or pay for unsocial or additional hours » (Bloch et McKay, 2016, p. 89) est également un élément caractérisant les situations de travail des migrants clan-destins. C’est finalement une situation d’incertitude et d’insécurité qui caractérise le rapport des migrants à leur travail :

The lack of job security, sick pay, holiday pay and flexible but unknown, maximum hours created a constant state of insecurity. (Bloch et McKay, 2016, p. 94)

Ainsi, tout en permettant aux migrants clandestins de se pro-curer un revenu, le recours au travail irrégulier salarié participerait à les maintenir dans des situations de travail aux conditions pré-caires (Chimenti et al., 2003; Martiniello et Rea, 2002; Bloch, 2014;

Potot, 2013). De plus, leur situation de travail se caractériserait, suivant Bloch et McKay (2016) par une situation d’insécurité. Ce constat fait écho à différentes études qui soulignent l’importance que revêt la non-citoyenneté dans la structuration du quotidien ainsi que des subjectivités des migrants en situation de clandesti-nité (De Genova, 2002; Willen, Sigona 2012). De Genova (2002) voit en effet dans ce statut une configuration qu’il propose d’ap-peler une « migrant illegality » et qui, tout comme la citoyenneté, est une production des lois et donc de l’État. Cette configuration aurait pour conséquence que les migrants éprouvent leur vie quo-tidienne « through a palpable sense of deportability, which is to say, the possibility of deportation, the possibility of being removed from the space of the nation-state » (De Genova, 2002, p. 439).

Suivant Sigona (2012), cette condition créerait un manque de con-fiance chez les migrants, qui affecterait tant leurs relations sociales, que les activités et les lieux qu’ils fréquentent (Sigona, 2012).

Si développer davantage cet enjeu me pousserait à sortir des limites de cet article, il me semble important de retenir que, comme le rappelle Bloch (2014, p. 1513), le travail peut être com-pris comme l’un des domaines où la condition de sans-papiers est vécue de la façon la plus accrue. Il s’avère donc essentiel de con-sidérer la manière dont l’absence de statut légal est éprouvée par les migrants.

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ES CONTRAINTES AUX MARGES DE MANŒUVRE