• Aucun résultat trouvé

Pour comprendre la dynamique des processus d’inclusion infor-melle dans les espaces urbains selon un agir producteur de sens chez les participants, parfaitement illustré – nous venons de le voir – par le concept de ritualisation, il convient de définir les différents éléments de ces rituels urbains – à savoir l’espace, la mémoire, l’inven-tion, la performance, la signification – et en faire de précieux outils d’analyse.

Espace : la ville ouverte est le contraire d’un espace anonyme, d’un non-lieu. C’est un espace en mesure de créer de l’apparte-nance au travers d’activités quotidiennes mais aussi de rituels ur-bains à chacune de leurs manifestations. Ce qui ne signifie pas que, dans la ville, les espaces vides ou anonymes n’existent pas, bien au contraire. Ils ont été étudiés et nommés sous divers vocables par les spécialistes des différentes disciplines : Junk space, ruines à l’en-vers par l’architecte Rem Koolhaas (2002), espaces fractals par Jean Attali (2001), architecte lui aussi, non-lieux selon l’expression peut-être la plus connue de l’anthropologue Marc Augé (1992), lieux, comme Michel de Certeau (1979) les définit de manière quelque peu déroutante. Mais au-delà de leurs dénominations, ces espaces vides, anonymes et d’une certaine façon anomiques, sont des espaces susceptibles d’être remplis de sens, tant par la fréquen-tation quotidienne entendue comme tactique d’appropriation et d’attribution de sens (Hall, 2012; Mayol, 1994) que par les rituels utilisant l’espace public, notamment l’espace public anonyme, non spécifique (à savoir non destiné à un usage spécifique) comme contexte de leur production symbolique. Certains ont cru retrou-ver dans cette appropriation le thème de l’hétérotopie foucal-dienne. Pour ma part je privilégierais, comme je l’ai déjà indiqué plus haut, l’idée d’espace sacré chère à Mircea Eliade (1965), for-mulée comme espace non homogène, mais en la circonstance re-prise a contrario, à savoir un espace sacré désormais homogène, un espace à usage quotidien, ou parfois sans, mais pourtant, en raison de cette qualité, bien rempli de sens. Capable en plus, à mesure d’être partagé sans effort par les participants, de produire une ap-partenance où la puissance symbolique insiste sur l’occupation et

62

le partage d’un espace commun, d’un lieu en mesure de produire signification, coexistence, inclusion. Ce qui dans une perspective apparemment autre rejoint, à quelques différences près, la notion d’hyper-lieu définie par le géographe Michel Lussault (2017b), jus-tement un lieu où en raison de sa configuration, s’activent des pra-tiques symboliques et se produisent des activités émotionnelles, par exemple des places qui ont accueilli les mouvements de con-testation : Zuccotti Park à New York pour Occupy Wall Street en 2011, place Taksim et le parc Gezi à Istanbul pour les contestions du 2013 contre la suppression du parc même, place de la Répu-blique à Paris pour les Nuits debout suite aux attentats de 2015.

D’après l’auteur, les hyper-lieux sont des lieux intenses et connec-tés, qui intègrent autant le local que le reste du monde et qui sont le lieu d’expériences partagées et d’affinités électives (Lussault, 2017a), pour revenir à Genève la plaine de Plainpalais en est un bon exemple.

Mémoire : le partage d’un espace public dans les rituels est aussi un élément en mesure de favoriser l’activation aussi bien que la production de mémoire, car un lieu de mémoire est tel quand un groupe ou une communauté lui adressent ses affects et ses émo-tions (Nora, 1992) d’autant plus que les formes de mémoire, ainsi que le rappelle Maurice Halbwachs doivent se déployer dans un espace symbolique et en même temps doivent se référer à un lieu, un contexte facile à reconnaître (Halbwachs, 1994 [1925]). Dans cette perspective, les rituels qui se déroulent dans certains espaces urbains publics montrent comment se manifestent l’identité et l’appartenance dans les représentations de la mémoire personnelle et collective mais aussi sociale, de manière à ce que la ville de-vienne une surface d’inscription où les occupants, individuelle-ment ou en associations, laissent leurs propres traces, matérielles et symboliques (Gamba, 2009).

La dimension liée à la tradition du rituel, résultat de l’entrelace-ment et l’intégration des élél’entrelace-ments effectivel’entrelace-ment récupérés et em-portés du passé ou des structures rituelles déjà existantes, à l’instar du croisement de la mémoire collective, sociale et personnelle (Halbwachs, 1994 [1925]), sont intégrées à des éléments nouveaux,

inédits ou retravaillés, totalement inventés, dont l’ensemble donne lieu à une narration commune et partageable par l’ensemble des participants (Connerton, 1989) en mesure de relier les diverses po-sitions, expériences et sensibilités.

Plus ou moins explicite, volontaire ou arbitraire, cette activité d’invention de la tradition, ou de production de mémoire, a pour effet de fabriquer des rituels agissant de manière très forte en vue d’une identité commune, bien qu’intérieurement largement nuan-cée, rassemblant les différences présentes dans le groupe, selon un processus complexe de re-négociation (Hobsbawn & Ranger, 1983) et de narration, cette dernière se posant comme la forme achevée de divers rituels13.

Invention et performance : un autre aspect caractérisant les rituels en général, et les rituels urbains en particulier, est l’invention, à savoir la possibilité d’être inventés sans forcément émaner d’une tradition, tout en étant à même de se consolider et de se diffuser comme ayant leur propre tradition. Il revient à l’œuvre de Victor Turner d’avoir popularisé l’idée de légitimation de l’invention par le concept de phénomène liminoïde, à savoir l’origine non néces-sairement collective de l’action rituelle, pouvant se déclencher, se développer et s’achever sous l’effet d’une initiative individuelle qui la partage ensuite, ce qui revient à produire des effets collectifs à haute valeur d’inclusion. Ce sont des rituels ayant tendance à se développer en des moments et en des lieux assignés à la sphère du loisir, en marge des institutions centrales et publiques en raison d’un choix personnel et non d’une obligation découlant de la po-sition des participants (Turner, 1979).

13 Un bon exemple de narration rituelle en mesure de se constituer comme mémoire collective aussi bien que sociale, reliant des mémoires personnelles, est représenté par la saga des Géantes, ayant récemment fait étape à Genève.

À cette occasion, l’un des moments les plus intenses fut la narration de l’his-toire de la fondation de la ville. Une narration totalement mythique, portant des repères géographiques très précis, et totalement acceptée et com-prise par tous les participants à cette fête urbaine (Gamba, 2017 [unpublished work]).

64

Performance. Les rituels urbains sont de véritables performances.

Ils demandent une mise en scène, ils ont une durée, un espace, une audience, des participants et une occasion pour s’accomplir ; ils sont une forme expressive éclairant les valeurs plus profondes de la culture d’une communauté et ainsi garantissent aux personnes marginalisées un espace, bien que limité, de transparence, dans l’opacité de la vie sociale régulière et sans accidents (Turner, 1982).

Signification : Insister sur la signification des rituels peut sembler s’apparenter à une redondance ou à une tautologie, car les rituels justement s’emparent d’un ensemble d’objets, mouvements, mots ordinaires ou gestes en symboles capables de transformer ou du moins de modifier la réalité. En revanche, moins banal est de sou-ligner que les symboles capturent une multiplicité de signification (signification dense), permettant ainsi aux rituels urbains de déve-lopper l’appartenance et l’inclusion des participants et de leurs dif-férences ; chacun peut en effet y adhérer et nuancer l’intensité de sa propre participation selon son propre panthéon de croyances, valeurs, nécessités et désirs. Dans cette perspective les rituels, dans un monde en constante mobilité, favorisent la stabilité, l’inclusion et la continuité dès lors qu’ils sont capables de reconnaître la com-plexité des identités des personnes mobiles, à savoir de se trans-former et de s’adapter aux différents participants, ce qui est fina-lement la caractéristique des rituels, ainsi que l’a formulée Clifford Geertz ; être un médium de transformation mettant en avant la créativité humaine. Ce n’est pas en effet le rituel qui modèle les individus, bien au contraire, ce sont les individus — groupe, indi-vidu, société — qui fabriquent des rituels, lesquels façonnent leur monde, à savoir lui donnent et en révèlent du sens (Geertz, 1973).

C

ONCLUSION

La thèse des rituels urbains comme facteurs d’inclusion et des villes comme machine d’inclusion concerne des éléments bien définis.

Ils ont été détaillés dans cette étude. Tout d’abord, la conception des rituels comme pratiques de ritualisation, ce qui a d’ailleurs remplacé l’idée des rituels comme structure non seulement figée,

mais désormais dépourvue de sens. Constat a été fait ensuite que les espaces publics se connotent spécialement comme des espaces urbains. C’est donc justement dans la dimension de la territorialité, complémentaire de la mobilité, de l’habiter, de l’appartenance à un lieu, que se développe (la possibilité de) l’inclusion. L’épisode de septembre 2017 de la Saga des Géantes à Genève en est un exemple éclairant, ayant vu la participation d’environ 850'000 per-sonnes marquant un territoire très étendu de la ville de Genève – de Plainpalais au Parc de la Grange jusqu’à La Rade – d’une ap-partenance à plusieurs niveaux.

Une fois établie la connexion entre ces deux dimensions, am-bition de cette brève étude, il nous faut désormais poursuivre l’analyse de cet espace, physique, culturel, politique et symbolique.

Une tâche en deux volets. Tout d’abord, demeurer dans le cadre de la socio-anthropologie, dont les rituels – et en particulier les rituels urbains – font état d’un intérêt d’étude croissant, impli-quant une quête de connaissance ; mener ensuite des analyses au-delà des bornes disciplinaires, étant en mesure – avec d’autres mo-dalités plus formalisées, institutionnalisées ou stratégiquement dressées – de se configurer non seulement comme outil de gou-vernance, mais bien plus comme utopie du possible pour les modes du « vivre-ensemble » dans la ville contemporaine, en d’autres termes dans la ville ouverte.

B

IBLIOGRAPHIE

Attali, Jean (2001). Le plan et le détail. Nimes: Édition Jacqueline Chambon.

Augé, Marc (1992). Non-lieux. Paris: Seuil.

Augé, Marc (1994). Pour une anthropologie des mondes contemporains. Paris:

Flammarion.

Bauman, Zygmunt (2000). Liquid Modernity. Cambridge: Polity Press.

Bell, Catherine (2009a). Ritual Theory, Ritual Practice. Oxford: Oxford University Press.

Bell, Catherine (2009b). Ritual. Perspectives and Dimensions. Oxford: Oxford University Press.

66

Cattacin, Sandro (2011). « Les différences dans la ville. Mondes parallèles, migrations et le problème de l’inclusion des différences dans l’espace urbain », dans Petitat, André (éd.). Être en société. Le lien social à l’épreuve des cultures. Laval: Presses de l’Université de Laval.

Cattacin, Sandro (2015). « Mobilité territoriale et traditions vivantes en milieu urbain », dans Bundesamt für Kultur, Schw. Akademie der Geistes- und Sozialwissenschaft (BAK) (éd.). Lebendige Traditionen in der urbanen Gesellschaft. Baden-Dättwil: Hier und Jetzt, p. 105-112.

Cattacin, Sandro, Gamba, Fiorenza (2019 [forthcoming]). Comment créer la ville. Genève-Zurich: Seismo.

Connerton, Paul (1989). How Societies Remeber. Cambridge: Cambridge University Press.

de Certeau, Michel (1979). L'invention du quotidien. Paris: Gallimard.

Douglas, Mary (1970). Natural Symbols: Explorations in Cosmology: Barrie and Rocklift.

Eliade, Mircea (1965). Le sacré et le profane. Paris: Gallimard.

Fincher, Ruth, Jacobs, Jane Margaret (1998). « Introduction », dans Fincher, Ruth & Jacobs, Jane Margaret (eds.). Cities of difference. New York: Guilford Press.

Gamba, Fiorenza (2009). Leggere la città. Napoli: Liguori.

Gamba, Fiorenza (2017 [unpublished work]). Les Géantes à Genève.

Narration rituelle et espace urbain.

Geertz, Clifford (1973). The Interpretation of Cultures. New York: Basic Books.

Giddens, Anthony (1991). Modernity an Self Identity. Stanford: Stanford University Press.

Gössling, Stefan, Stavrinidi, Iliada (2015). «Social Networking, Mobilities, and the Rise of Liquid Identities. » Mobilities (11)5.

Grimes, Ronald L. (1994). The Beginnings of Ritual Studies. Columbia SC:

University of South Carolina Press.

Halbwachs, Maurice (1994 [1925]). Les cadres sociaux de la mémoire. Paris:

Albin Michel.

Hall, Suzanne (2012). City, Street and Citizen.The measure of the ordinary.

London-New York: Routledge.

Hobsbawn, Eric, Ranger, Terence (1983). The Invention of Tradition.

Cambridge: Cambridge University Press.

Koolhaas, Rem (2002). « Junkspace. » October, 100 (Spring): 175-190.

Larsen, Jonas, Urry, John (2008). «Networking in Mobile Societies», dans Jørgen Ole Bærenholdt, Granås Brynhild (eds.). Mobility and Place.

Aldershot: Ashgate.

Lussault, Michel (2017a, 05.05.2017). Arpenter Genève à la recherche de ses

«hyper-lieux»/Interviewer: V. Hoffmeyer. Le Temps, Genève.

Lussault, Michel (2017b). Hyper-lieux. Paris: Seuil.

Mayol, Pierre (1994). « Qu’est-ce qu’un quartier? », dans Michel de Certeau, Luce Giard, Pierre Mayol (éd.). L’invention du quotidien. 2. Habiter, cuisiner (pp. 20-25). Paris: Gallimard.

Nora, Pierre (1992). Les lieux de mémoire. Paris: Gallimard.

Park, Robert E. (1915). « The City: Suggestions for the Investigation of Human Behavior in the City Environment. » American Journal of Sociology, XX(5): 577-612.

Sassen, Saskia (1991). Global City. Oxford: Blackwell.

Sassen, Saskia (2002). Global networks, linked cities. New York, London:

Routledge.

Sennett, Richard (1992). La coscienza dell’occhio. Milano: Feltrinelli.

Sennett, Richard (1996). Flash and Stone. London: Faber&Faber.

Sennett, Richard (2006). « The Open City. » Urban Age: 1-5.

Sennett, Richard (2012). Together. The Rituals, Pleasures and Politics of Cooperation. New Haven & London: Yale University Press.

Stienen, Angela, Truffer Widmer, Jacqueline, Blumer, Daniel, Tschannen, Pia, Soom Ammann, Eva (2006). Integrationsmaschine Stadt? : interkulturelle Beziehungsdynamiken am Beispiel von Bern. Bern: Haupt Verlag.

Turner, Victor (1979). « Frame, Flow and Reflection. Ritual and Drama as Public Liminality. » Japanese Journal of Religiuos Studies, 6(4): 465-499.

Turner, Victor (1982). From ritual to theatre: the human seriousness of play.

New York: Performing Arts Journal Publications.

Urry, John (2007). Mobilities. Cambridge: Polity Press.

Weber, Max (2014 [1922]). La ville. Paris: La Découverte.

P

LANIFIER LA RENTABILITÉ DE L

ARBRE EN