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Fiorenza Gamba

Saskia Sassen voit dans la ville (Sassen, 1991, 2002) un phénomène global défini en grande partie par les règles toutes puissantes de l’économie. Si l’air de la ville rend libres (Stadtluft macht frei) comme l’a expliqué par son analyse Max Weber dans La ville (2014), en utilisant la maxime allemande du Moyen Âge exprimant le principe pratiqué dans plusieurs communes par lequel un serf vivant plus d’un an et un jour en ville devenait un homme libre, et si la ville est un état d’esprit, l’habitat naturel de l’homme civilisé selon la définition de Robert E. Park (Park, 1915), elle est aussi – et surtout – l’espace des différences, là où se joue le bonheur et le malheur des personnes qui y vivent et y travaillent. Depuis longtemps, et de manière sans doute beaucoup plus complexe aujourd’hui, les différences ont eu cette capacité à découper l’espace urbain (la ville) en zones, quartiers, ghettos. Ce qui a reproduit topographi-quement, par des traces matérielles ou physiques restées pour la plupart d’entre elles bien visibles (Sennett, 1996), les différences existantes entre les classes sociales, les origines, les subcultures et leurs combinaisons multiples. Ces différences ont toujours mar-qué des limites fragiles, des oppositions changeantes dont la ville en a été la mesure visible. En d’autres termes, l’espace urbain fonc-tionne comme un théâtre où se jouent ces différences, mettant en relation et en interaction continues, inclusion et exclusion, ordre et désordre, désirs et peurs qui imprègnent tout autant les habi-tants, les nouveaux arrivants que les gens de passage.

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Les différences apparaissent à l’évidence dans toutes les zones de démarcation et de limite, marquant ainsi clairement les spécifi-cités des différents espaces urbains, leur destination, leurs fonc-tions et utilisateurs habituels. Ainsi en est-il, par exemple, de la plaine de Plainpalais à Genève dont les deux côtés bornés au sud, nous montrent très nettement la différence entre le quartier des Augustins, un quartier populaire avec forte prévalence de per-sonnes d’origine portugaise et le quartier des Bains où sont instal-lés les galeries d’art ainsi que le Mamco, le musée d’art contempo-rain.

Pourtant, en dépit de cette topographie, aux délimitations con-finant parfois à une véritable ségrégation, il existe dans la ville des espaces ouverts, des espaces tournés vers l’inclusion plutôt que vers la séparation ou l’opposition. C’est, paradoxalement, encore le cas de Plainpalais à Genève. La plaine n’est donc pas seulement ce lieu délimitant différentes appartenances. Elle est également re-connue comme espace de rencontre de différences, proposant des modules stables – le skatepark, le marché et le marché aux puces – et d’autres plus temporaires. Ainsi, les exemples récents, datant du début de l’automne 2017, du théâtre érigé pour le spectacle ur-bain ZUP (un mélange entre danse, musique et design), celui con-cernant l’accueil et l’abri des deux « Géantes » – les deux marion-nettes de la compagnie nantaise Royal de Luxe qui, durant trois jours, s’y sont installées et se sont déplacées dans la ville – ou la maison à balcon destinée à la représentation du Cyrano de Bergerac.

Ces espaces ouverts sont donc des zones urbaines aux caracté-ristiques indifférenciées, leur véritable spécificité étant d’accueillir plusieurs activités. Ils s’ouvrent aussi à la ritualité, qu’elle soit quo-tidienne et réitérée ou liée à des événements exceptionnels, una tantum. Il revient à Mircea Eliade, dans le cadre du sacré, d’avoir marqué cette différence entre espaces homogène et non homo-gène (Eliade, 1965). Il définit l’espace dédié aux activités sacrées et ritualisées comme un espace non homogène, spécialisé et exclusif, destiné à des activités spécialisées, connectées avec la transcen-dance ; un espace séparé et divers, en ce qui concerne sa

destina-tion de l’espace profane. Il s’agit donc bien d’un espace qui s’op-pose à l’espace homogène, celui dont l’usage est commun, quotidien, indifférencié, tout juste profane. Dans le cas des espaces urbains ouverts, « ritualisants », sources d’inclusion, en d’autres termes sa-crés – le mot entendu ici dans un sens nullement religieux, mais tout simplement en mesure de produire du sens en coupant le flux des actions quotidiennes –, il n’est plus question dans les villes actuelles d’espaces non homogènes. Bien au contraire, ce sont les espaces quotidiens, anodins, non spécialisés, homogènes – pour utiliser les catégories de Eliade – qui peuvent devenir des espaces, sacrés, « ritualisants », inclusifs. Désormais, c’est là, dans ces es-paces homogènes, que se développent les phénomènes rituels nouveaux visant à l’inclusion et à l’accueil des différences.

Toutefois, assigner aux rituels la capacité d’activer des dyna-miques d’inclusion nous oblige à quelques précisions et à éclairer le champ d’action et d’influence de ces dynamiques. Si l’on se ré-fère à la tâche originelle des rituels, force est de constater qu’ils ont été longtemps tenus pour les marques des divers passages de la vie humaine (individuelle, de groupe ou sociale). Ils sont pour-tant désormais de plus en plus considérés comme périmés ou inef-ficaces, précisément quant à leur capacité à assurer ces passages, impuissants qu’ils sont à maintenir la stabilité et l’identité des in-dividus et des groupes concernés, leur finalité traditionnellement reconnue. Cette crise des rituels résulte tout d’abord de la multi-plication des moments de passages dans la vie contemporaine.

Une multiplication qui d’une part souligne l’incertitude par rap-port aux passages qui marquent les phases de l’existence humaine ; d’une autre part, fraye le chemin aux rituels pour s’emparer de champs qui leur étaient jusque-là étrangers, en donnant par con-séquent finalement la possibilité à des aspirations personnelles, jusqu’alors demeurées muettes, de s’exprimer (Turner, 1979).

En dépit de cette crise des rituels, le besoin de marquer par des gestes symboliques les moments de passage importants ou pé-nibles de l’expérience humaine demeure inchangé. Les rituels se transforment effectivement d’une manière telle qu’il est parfois difficile de reconnaître certaines pratiques et cérémonies comme

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telles ; mais malgré tout, ce sont bel et bien des actions ritualisées, à la valeur symbolique centrale : il en va ainsi des fêtes et des pra-tiques collectives qui produisent un espace symbolique dans un espace public. Ce sont très souvent des inventions n’ayant rien à voir avec la tradition, ou des re-interprétations plus ou moins fi-dèles présentant de multiples niveaux de formalisation et privilé-giant la dimension personnelle.

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OURQUOI LES RITUELS SONT DE NOUVEAU