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Des plaintes relatives au sommeil (Vela-Bueno et al., 2008), de même que les indicateurs physiologiques d’un sommeil perturbé (Ekstedt et al., 2006) sont très fréquents chez les individus professionnellement épuisés. De manière générale, il a été montré que le stress (au travail ou dans la vie privée) était un facteur important dans l’apparition des problèmes de sommeil (Metlaine et al., 2005; Ohayon, 2002), notamment en raison de l’activation physiologique et psychologique qu’il induit (Riemann et al., 2010; Selye, 1956).

Dans le domaine du travail, plusieurs travaux ont montré que des facteurs tels que le manque de soutien social (Akerstedt et al., 2012; Sinokki et al., 2010), le manque de contrôle (ou d’autonomie) sur son travail, de fortes exigences (p. ex. le fait de devoir travailler très rapidement) (de Lange et al., 2009; Jansson & Linton, 2006) ou encore un sentiment d’injustice (Elovainio et al., 2009) y étaient positivement associés. D’autres travaux n’ont cependant pas toujours retrouvé ces liens, c’est le cas par exemple d’une étude longitudinale de Hanson et al (2011). Ces auteurs ont évalué, auprès de 4690 travailleurs représentatifs de la population active en Suède, l’environnement psychosocial de travail (les exigences du travail, le contrôle sur son travail, et le support social) au moyen de la version suédoise du Job-Demand-Control Model (JDC ; Karasek, 1979, 1998) ainsi que les perturbations du sommeil au moyen de 4 questions évaluant (1) la difficulté à s’endormir ; (2) les réveils fréquents ; (3) le fait de se réveiller tôt ; et (4) un sommeil perturbé et les problèmes d’éveil (reflétant le sentiment de ne pas être suffisamment reposé), mesurés au moyen de trois questions évaluant (1) un réveil difficile ; (2) ne pas se sentir reposé ; et (3) être épuisé au réveil. Ces auteurs n’ont pas pu mettre en évidence l’effet du contrôle sur son travail (l’autonomie) ni celui du support social sur les problèmes de sommeil. Ils ont en revanche confirmé le rôle des exigences du travail (p. ex. une

Introduction

Pour tenter de mieux comprendre les relations entre les stresseurs, le sommeil et l’épuisement professionnel, certains auteurs se sont intéressés aux processus cognitifs susceptibles d’induire des perturbations du sommeil tels que des ruminations ou des inquiétudes. Il a en effet été montré que des pensées répétitives telles que des ruminations à propos de facteurs de stress passés ou le fait d’anticiper des facteurs de stress potentiels (c.-à-d. des inquiétudes) étaient associés à une activation physiologique plus intense et prolongée (c.-à-d. une réponse de stress chronique), pouvant aller jusqu’à provoquer des perturbations du sommeil (Brosschot, 2010; Brosschot et al., 2005). D’ailleurs, une étude d’Akerstedt, Fredlund, Gillberg, et Jansson (2002) a montré que l’item « je ne peux pas m’arrêter de penser au travail le soir » modifiait l’effet des exigences du travail sur le sommeil et devenait le meilleur prédicteur d’un sommeil perturbé. Dans le même ordre d’idée, Sonnentag, Binnewies, et Mojza (2010) ont montré qu’une incapacité à se détacher du travail durant son temps libre prédisait l’épuisement émotionnel. Dans ce contexte, Söderström, Jeding, Ekstedt, Perski, et Åkerstedt (2012) ont émis l’hypothèse qu’un stress professionnel élevé pouvait donner lieu à une activation prolongée par l’intermédiaire de préoccupations relatives au travail durant les loisirs, altérant la qualité du sommeil et conduisant à long terme à l’épuisement professionnel. Afin de tester leurs hypothèses, 388 employés d’une société informatique ont dans un premier temps répondu à un questionnaire mesurant le stress au travail et contenant des items issus du Job-Demand-Control-Support Model (Karasek, 1979, 1998) évaluant les exigences du travail (p. ex. « Je dois travailler très dur pour être capable de gérer les demandes au travail » ; « Il n’y a pas assez de temps pour le travail à faire »), le soutien hiérarchique (p. ex., « mon superviseur me soutient dans des situations difficiles »), le soutien des collègues (p. ex., « mes collègues me traitent avec respect »), le contrôle sur son travail (p.

ex., « je peux décider comment faire mon travail » ; « j’ai les informations dont j’ai besoin pour faire mon travail »), ainsi que trois items d’une échelle de surengagement (Siegrist et al., 2004) évaluant le degré d’activation prolongée sous la forme de préoccupations en lien avec le travail (c.-à-d. une incapacité à se détacher du travail durant le temps libre, p. ex. « dès que je me réveille matin, je pense aux problèmes du travail ») et le Karolinska Sleep Questionnaire (KSQ ; Akerstedt, Knutsson, et al., 2002), lequel évalue la qualité du sommeil (mauvaise qualité du sommeil, réveils fréquents, difficulté à s’endormir, perturbations du sommeil durant le temps imparti), la somnolence (somnolent durant le travail et les loisirs, siestes involontaires pendant

le travail ou les loisirs, yeux fatigués) et les perturbations du réveil (difficultés à se lever, peu reposé après le sommeil). Un item évaluant une durée de sommeil inférieure à 6 heures a également été inclus. À la suite de cette première phase et durant une période de deux ans, il était demandé aux participants de s’adresser au service de santé de la société s’ils expérimentaient une fatigue prononcée ou des symptômes de stress associés à une détérioration des capacités professionnelles. À l’issue de cette période, 15 employés (7 femmes, 8 hommes) âgés en moyenne de 36,1 ans avaient reçu un diagnostic d’épuisement professionnel mesuré au moyen du Shirom-Melamed Burnout Questionnaire5 (SMBQ ; Kushnir

& Melamed, 1992; Melamed et al., 1992) et confirmé par une évaluation clinique. Les analyses de régression logistique univariées réalisées ont mis en évidence que parmi les mesures effectuées durant la 1re phase, trois d’entre elles (les exigences du travail, le fait de penser au travail durant son temps libre et un sommeil inférieur à 6 heures) prédisaient significativement l’épuisement professionnel (évalué durant la phase 2). Les régressions hiérarchiques effectuées ensuite ont montré que les exigences du travail n’étaient plus significatives après avoir introduit les pensées sur le travail lors de la 2e étape, ces dernières devenant à leur tour non significatives lorsqu’un sommeil inférieur à 6 heures était ajouté dans la 3e étape. Ces résultats confirment donc les hypothèses des auteurs et suggèrent que l’épuisement professionnel se développe selon une chaine de causalité impliquant le stress professionnel, les préoccupations concernant le travail durant le temps libre et les perturbations du sommeil.

Bien qu’intéressantes, ces différentes études ont surtout cherché à identifier les facteurs précipitant ou maintenant l’épuisement professionnel, et ne se sont pas intéressées aux éventuels facteurs prédisposant et aux relations complexes que ces différentes variables sont susceptibles d’entretenir entre elles, ce qui pourrait en partie expliquer les résultats contradictoires observés. Ainsi, l’étude 4 de ce travail aura pour objectif de relier les travaux ayant associé le stress professionnel et les problèmes de sommeil à l’épuisement professionnel (de Lange et al., 2009; Ekstedt et al., 2006; Elovainio et al., 2009; Schaufeli & Enzmann, 1998;

Vela-Bueno et al., 2008) avec ceux (qui seront décrits dans la section 3.3.3.4 de ce travail) ayant abordé la question des liens entre l’impulsivité (en tant que facteur prédisposant), les pensées

5 Le SMBQ est une version plus ancienne du SMBM, qui comprenait en plus des dimensions de fatigue physique, de

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et émotions contrefactuelles, ainsi que le contrôle des pensées liées au travail au moment de l’endormissement et les problèmes de sommeil (R. E. Schmidt et al., 2008, 2009; R. E. Schmidt

& Van der Linden, 2009).

En résumé, les travaux évoqués dans les différentes sections de ce chapitre tendent à montrer qu’une grande diversité de facteurs (biologiques, sociaux, circonstanciels, psychologiques) est associée non seulement à l’épuisement professionnel, mais également aux perturbations du sommeil. De plus, les quelques travaux ayant exploré la contribution de facteurs psychologiques se sont, dans la plupart des cas, appuyés sur une approche différentielle de la personnalité. Ils n’ont ainsi investigué que des dimensions générales, ces dernières étant de plus fréquemment étudiées indépendamment les unes des autres (Manzano-García & Ayala-Calvo, 2013), et des résultats contradictoires ont parfois été soulignés. Dans ce contexte, ce travail de thèse a précisément pour objectif, d’une part d’explorer la contribution à l’épuisement professionnel de processus psychologiques plus spécifiques (notamment la régulation émotionnelle, le niveau d’abstraction des pensées répétitives et l’impulsivité que nous décrirons dans le chapitre 3) et d’autre part de préciser la nature des relations entre ces différents processus, les risques psychosociaux et l’épuisement professionnel.

Pour mener à bien cet objectif, nous nous sommes appuyés sur le modèle en réseau (Borsboom, Cramer, et al., 2011; Cramer et al., 2010, 2016) que nous décrivons dans le chapitre 3 et que nous avions déjà évoqué dans le chapitre 1 de ce manuscrit.

Une approche psychologique multifactorielle et intégrative de l’épuisement professionnel

Dans les chapitres précédents, après avoir montré en quoi l’adoption d’une mesure spécifiquement centrée sur les symptômes les plus caractéristiques de l’épuisement professionnel (c.-à-d. l’épuisement dans ses dimensions physique, cognitive et affective) était mieux adaptée pour rendre compte des difficultés psychologiques rencontrées par certains employés, nous avons abordé la question de la forte comorbidité généralement observée entre l’épuisement professionnel et plusieurs autres troubles, en particulier la dépression. Nous avons également souligné la grande complexité du phénomène en montrant que l’épuisement professionnel était influencé par de multiples facteurs (biologiques, sociaux, psychosociaux, circonstanciels, psychologiques), et avons mis en évidence que la grande majorité des travaux s’était surtout intéressée aux risques psychosociaux et que seule la contribution simultanée à l’épuisement professionnel de quelques aspects de l’environnement de travail avait été évaluée, notamment en fonction du modèle théorique adopté. En outre, nous avons également mis en évidence que les travaux ayant exploré la contribution de facteurs psychologiques ne se sont intéressés, dans la plupart des cas, qu’à des dimensions générales de la personnalité.

Ainsi, nos études auront principalement pour objectif d’explorer la contribution au développement et au maintien de l’épuisement professionnel de processus psychologiques plus spécifiques (notamment cognitifs et affectifs). Il s’agira d’examiner les liens et l’articulation entre ces derniers, la perception des risques psychosociaux, le sommeil et les principaux symptômes de l’épuisement professionnel. C’est dans ce contexte que s’inscrit ce travail de thèse qui se propose d’adopter une vision multifactorielle et intégrative apte à rendre compte de la complexité de l’épuisement professionnel.

Pour mener à bien cet objectif, dans la section qui suit, nous décrirons tout d’abord le modèle en réseau (Borsboom, 2008; Borsboom & Cramer, 2013; Cramer et al., 2010). Nous verrons que cette approche s’inscrit dans une perspective résolument exploratoire et les outils statistiques développés dans le cadre de ce modèle nous permettront d’évaluer simultanément et à un niveau plus spécifique plusieurs facteurs identifiés dans les chapitres précédents, notamment des risques psychosociaux ainsi que le sommeil, de même que la contribution

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psychologiques spécifiques (le niveau d’abstraction des pensées répétitives et l’impulsivité, que nous décrirons respectivement dans les sections 3.3.2 et 3.3.3). Nous décrirons ensuite l’instrument de mesure pour lequel nous avons opté pour évaluer l’environnement psychosocial de travail, puis nous nous intéresserons plus en détail à la régulation émotionnelle ainsi qu’aux deux processus psychologiques mentionnés ci-dessus, et verrons en quoi ils sont pertinents et pourquoi ils sont susceptibles de contribuer au développement et/ou au maintien de l’épuisement professionnel.