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Critique de l’approche catégorielle

1.5. P OUR UNE AUTRE APPROCHE DE L ’ ÉPUISEMENT PROFESSIONNEL

1.5.1. Critique de l’approche catégorielle

Les classifications diagnostiques actuelles, telles que le DSM-5 (American Psychiatric Association, 2013) ou l’ICD-11 (World Health Organization, 2018), reposent toutes sur des modèles catégoriels au sein desquels les diagnostics sont basés sur des critères précis permettant de différencier un fonctionnement « normal » d’un fonctionnement

« pathologique ». Issue de la tradition médicale, cette approche se fonde sur l’idée que les symptômes observables sont le reflet d’une maladie spécifique (une cause commune), et que dans la plupart des cas un traitement de la maladie elle-même plutôt que de ses symptômes est approprié, cette dernière en étant la cause profonde (Borsboom & Cramer, 2013). En d’autres termes, les symptômes sont simplement considérés comme des manifestations observables de l’entité latente qu’est la dépression, ce qui implique qu’ils sont tous équivalents, interchangeables et non corrélés ou localement indépendants. Ainsi, les outils de dépistage utilisés pour établir un diagnostic se réfèrent à un score seuil établi à partir du score global, plus ce dernier étant élevé, plus la dépression étant sévère.

1.5.1.1. La nature dimensionnelle des difficultés psychologiques

Si une telle approche est généralement bien adaptée à la médecine, il n’en est pas de même pour le fonctionnement mental. En effet, appliquer une telle logique aux difficultés psychologiques revient à les traduire en catégories diagnostiques de troubles mentaux (c.-à-d.

en différentes maladies mentales) dont le caractère constitutif est partagé par tous les individus présentant ces troubles et par aucun individu qui ne les possède pas (M. Van der Linden, 2016). Or, Haslam, Holland, et Kuppens (2012) ont pu montrer que la dépression (et d’autres troubles) ne constituait pas une catégorie discrète, mais devait plutôt être envisagée dans une perspective dimensionnelle. À l’appui de ce constat, une revue sur la question a mis en évidence que la présence de moins de 5 symptômes (c.-à-d. le critère A du DSM) a souvent une signification clinique et que les conséquences qui y sont associées (c.-à-d. les problèmes fonctionnels, les comorbidités et un risque accru de récurrence d’épisodes dépressifs majeurs) sont en tout point comparables à ce qui est observé chez des individus avec un diagnostic de dépression majeure (A. Solomon et al., 2001). Par exemple, deux études ont porté sur 3 groupes mutuellement exclusifs définis à partir d’un nombre croissant de symptômes d’un épisode dépressif majeur du DSM : 1) dépression mineure, 2 à 4 symptômes ; 2) épisode dépressif majeur avec 5 à 6 symptômes ; 3) épisode dépressif majeur avec 7 à 9 symptômes (de Graaf et al., 2010; Kessler et al., 1997). Ces auteurs ont ainsi pu montrer que plus le nombre de symptômes était important, plus les difficultés de fonctionnement (chômage, qualité de vie), les caractéristiques cliniques (pensée dysfonctionnelle, évolution de la dépression, troubles comorbides), les facteurs de risque (psychopathologie parentale) et la recherche de traitement augmentaient. De plus, pour la plupart de ces mesures, les différences entre les deux premiers groupes n’étaient pas plus importantes que celles entre les deux derniers groupes, et il n’existait aucun signe suggérant une discontinuité au niveau seuil des 5 symptômes requis par le DSM pour qualifier un diagnostic d’épisode dépressif majeur.

D’ailleurs, d’autres travaux spécifiquement destinés à évaluer la frontière entre le normal et le pathologique ont montré au moyen d’une procédure taxométrique (Meehl, 1995, 1999; J. Ruscio et al., 2013) qu’il n’existait aucune limite entre l’humeur normale et la dépression majeure, suggérant une différence quantitative plutôt que qualitative (A. M.

Ruscio, 2019). Les procédures taxométriques cherchent en effet à déterminer s’il existe une discontinuité (c.-à-d. des groupes qualitativement discrets) ou une continuité (seulement des différences quantitatives entre individus) à une frontière donnée en utilisant les relations entre les variables mesurées pour le déterminer. De récents travaux tendent à montrer que ces procédures sont capables de le détecter avec un degré élevé de précision (J. Ruscio et al., 2010,

Introduction

taxométriques ont révélé une structure dimensionnelle plutôt que catégorielle pour la dépression, et ce aussi bien auprès d’une population clinique que tout venant, excluant ainsi la possibilité qu’une catégorie de dépression n’ait pas été détectée en raison d’un nombre insuffisant de cas de dépression clinique dans l’échantillon. En d’autres termes, ces différents résultats plaident en faveur d’une approche dimensionnelle plutôt que catégorielle de la dépression, aucune discontinuité séparant le « normal » du « pathologique » n’ayant été détectée dans ces différents travaux (A. M. Ruscio, 2019).

1.5.1.2. L’hétérogénéité clinique des difficultés psychologiques

Il a d’autre part été montré que les catégories diagnostiques ne reflétaient pas véritablement une réalité clinique (Borsboom et al., 2016). À titre d’exemple, plusieurs auteurs ont mis en évidence qu’un épisode dépressif majeur constituait un trouble hautement hétérogène (H. Baumeister & Parker, 2012; Fried & Nesse, 2015). À partir des critères du DSM-IV, 1497 profils différents peuvent en effet potentiellement donner lieu au même diagnostic, certains d’entre eux ne partageant même aucun symptôme (Ostergaard et al., 2011). Plus récemment, Fried et Nesse (2015) ont confirmé empiriquement l’hétérogénéité clinique de la dépression auprès de 3703 personnes ayant reçu un diagnostic de trouble dépressif majeur.

Ces auteurs se sont appuyés sur les critères du DSM-5, tout en séparant les symptômes regroupant des dimensions opposées (p. ex. insomnie vs hypersomnie), ce qui leur a permis d’évaluer la présence ou l’absence de 12 symptômes. Ils ont ainsi pu mettre en évidence 1030 profils symptomatiques différents, le plus courant n’étant observé que chez environ 2 % des participants. Par ailleurs, sur les 3703 participants, environ 14 % d’entre eux avaient un profil unique et non partagé par aucune autre personne. Dans le même ordre d’idée, les résultats des analyses factorielles ayant exploré l’hétérogénéité symptomatique de la dépression montrent que les solutions divergent3 de façon marquée, aussi bien entre les instruments de dépistage clinique qu’au sein d’un même instrument (Shafer, 2006).

Pour tenter de mieux caractériser la dépression, de nombreuses sous-catégories ont été proposées (dont la dépression atypique), sans qu’il y ait toutefois de consensus quant au nombre ou à la validité de ces dernières (Lichtenberg & Belmaker, 2010). Une revue de littérature récente portant spécifiquement sur la dépression atypique montre que ce diagnostic

3 C’est-à-dire que différents instruments évaluent différents symptômes et que pour chaque instrument seul quelques facteurs sont reproductibles d’un échantillon à l’autre.

est également loin de faire l’unanimité. Sa définition et le tableau clinique qui y est associé ont en effet donné lieu à de nombreuses controverses (Lojko & Rybakowski, 2017), notamment en regard de la réactivité de l’humeur, considérée comme centrale pour certains (Quitkin et al., 2003) et inutile pour d’autres (Angst et al., 2007; Thase, 2009), ainsi que de la comorbidité observée entre autres, avec une variété de troubles anxieux (p. ex. la phobie sociale), les troubles des conduites alimentaires, et les troubles liés à une substance (Pae et al., 2009). De plus, un certain nombre de travaux montrent que la dépression atypique est significativement plus fréquente chez des patients bipolaires que chez ceux ayant reçu un diagnostic de dépression majeure (Blanco et al., 2012; Rybakowski et al., 2007), remettant en question la pertinence de ce diagnostic.

En outre, l’hétérogénéité clinique de la dépression est encore plus importante lorsque l’on tient compte de l’évolution, de la sévérité, ainsi que des facteurs étiologiques possibles (Keller et al., 2007). L’approche catégorielle se veut en effet a-théorique et ne cherche ainsi pas à expliquer les facteurs favorisant le développement d’un trouble alors que de nombreux aspects qu’ils soient psychologiques (p. ex. un faible sentiment d’auto efficacité ou une faible estime de soi) ou contextuels (par ex. des évènements de vie négatifs) peuvent être en cause, chacun de ces facteurs reflétant des réalités cliniques distinctes et nécessitant des interventions spécifiques et ciblées (Nef et al., 2012). Ainsi, contrairement au postulat de l’approche catégorielle selon lequel les symptômes de la dépression sont équivalents, Fried et al. (2014) ont pu mettre en évidence, chez des internes en médecine évalués au moyen d’une étude longitudinale, l’influence de différents facteurs de risque (p. ex. genre, stress durant l’enfance, neuroticisme, nombre d’heures de travail, etc.) en fonction des symptômes examinés. Par exemple, durant leur internat, les femmes avaient davantage de problèmes de sommeil, d’appétit et de fatigue, alors que les hommes étaient plus fréquemment sujets à des idées suicidaires. De même, dans une autre étude longitudinale, toujours chez des internes en médecine, le stress chronique (notamment les nombreuses heures de travail, le manque de sommeil, d’autonomie et les situations émotionnelles extrêmes) auquel ils étaient soumis durant leur internat avait un effet nettement plus prononcé (comparativement au niveau évalué avant l’entrée en internat) sur les problèmes psychomoteurs, la perte d’intérêt et les difficultés de concentration, que sur les autres symptômes, alors que les symptômes les plus

Introduction

(Fried et al., 2015). Dans une autre étude réalisée auprès d’une population clinique composée de 3703 patients avec un diagnostic de dépression majeure, Fried et Nesse (2015) ont montré que les perturbations du fonctionnement psychosocial, notamment dans les domaines de la gestion du foyer, du travail, des activités sociales, privées, et des relations avec les proches, étaient plus spécifiquement reliées à l’humeur dépressive, aux problèmes de concentration, à la fatigue et à la perte d’intérêt (ces symptômes expliquant une plus grande part de variance pour le fonctionnement psychosocial), alors que les problèmes de poids ou de sommeil y contribuaient peu. De manière intéressante et confirmant la nécessité de séparer les symptômes opposés, ces auteurs ont également montré qu’un ralentissement psychomoteur expliquait 4 fois plus de variance dans le fonctionnement psychosocial que l’agitation psychomotrice. Pour terminer, ils ont également mis en évidence que la majorité des symptômes (excepté l’humeur dépressive et les problèmes de concentration) avaient un effet différencié en fonction du domaine. L’insomnie d’endormissement était en effet plus fortement associée au domaine du travail, un sentiment de dévalorisation au domaine des relations avec les proches, la perte d’intérêt aux activités sociales, et la fatigue à la gestion du foyer. Relevons encore que de telles catégories reposent sur des conventions arbitraires résultant de consensus entre experts. Ces consensus sont particulièrement sensibles aux aspects culturels et politiques et sont donc susceptibles de varier rapidement au cours du temps (Nef et al., 2012). L’introduction en Suède d’une catégorie spécifique pour l’épuisement professionnel dans l’ICD-10 (Organisation mondiale de la santé, 2004) en est un exemple flagrant (Friberg, 2009).

En conclusion, appliquer à l’épuisement professionnel un diagnostic psychiatrique du type DSM tel que la dépression ou la dépression atypique n’aurait que peu de valeur ajoutée en termes de pouvoir explicatif sur son fonctionnement et ne fournirait aucune indication sur les procédures à mettre en place pour une prévention ou une prise en charge efficace et personnalisée. Le fait que l’approche catégorielle considère l’épisode dépressif majeur, la dysthymie ou d’autres formes de dépression (p. ex. la dépression atypique) comme des entités séparées les unes des autres n’est en effet pas compatible avec les nombreux travaux ayant montré que ces affections partageaient des relations et existaient le long d’un continuum selon un degré de gravité clinique variable (A. M. Ruscio, 2019). De plus, le nombre de profils différents permettant d’aboutir au même diagnostic de dépression majeure (les

sous-catégories proposées ne semblent pas améliorer la situation) et les relations spécifiques qu’entretiennent les symptômes pris individuellement avec différents facteurs de risque, de même qu’avec diverses perturbations et divers domaines du fonctionnement psychosocial, permettent vraisemblablement d’expliquer pourquoi les travaux actuels n’ont pas été en mesure d’identifier des marqueurs biologiques (cérébraux et génétiques) de la dépression (Fried, 2015), et pourquoi l’efficacité des antidépresseurs, comparativement au placebo n’est que marginale (Pigott et al., 2010). Dans le même ordre d’idée, Khan, Faucett, Lichtenberg, Kirsch, et Brown (2012) n’ont pas été en mesure de mettre en évidence des différences significatives dans l’efficacité des psychothérapies comparativement aux antidépresseurs, aux thérapies alternatives et aux interventions de contrôle actives.