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Bien que l’épuisement soit au cœur de la problématique, de nombreuses questions subsistent sur les raisons pour lesquelles certains individus s’épuisent au travail alors que d’autres non. Nous avons vu qu’une grande diversité des facteurs était impliquée dans l’étiologie de l’épuisement professionnel et qu’une forte comorbidité était généralement observée entre ce dernier et la dépression, soulevant ainsi la question de la nécessité ou non de les distinguer (Bianchi, 2014). Par ailleurs, jusqu’à présent les débats autour de l’épuisement professionnel ont essentiellement porté sur la question de savoir si la responsabilité en incombait à l’organisation ou à l’individu (Douillet, 2010) et les études qui se sont intéressées aux caractéristiques individuelles ont surtout exploré des dimensions générales de la personnalité en s’appuyant sur une approche différentielle.

Pour tenter de mieux comprendre ce qu’est l’épuisement professionnel et quels sont les facteurs susceptibles de le déclencher et/ou responsables de son maintien, nos réflexions ont été guidées par une nouvelle perspective en psychopathologie : le modèle en réseau (Borsboom, Cramer, et al., 2011; Cramer et al., 2010, 2016). Selon ces auteurs, un trouble mental ne constitue pas la cause sous-jacente des symptômes, mais plutôt un phénomène émergeant, découlant d’interactions causales entre ces derniers. Les troubles mentaux sont ainsi vus comme des systèmes dynamiques complexes de symptômes en interaction (Borsboom &

Cramer, 2013; Cramer et al., 2010), ce qui remet en question la pertinence des catégories diagnostiques classiques et propose, entre autres, une conceptualisation radicalement différente de la comorbidité, qui découle de l’interaction directe entre les symptômes de multiples troubles. Dans cette perspective, un désordre n’est rien de plus et rien de moins qu’un réseau causal de symptômes observables (Nuijten et al., 2016). Le modèle en réseau

nécessite donc de s’interroger sur la nature des symptômes ainsi que sur la dynamique qui les relie (Boschloo et al., 2016). À titre d’exemple, ce dernier a notamment permis de montrer que la dépression majeure et l’anxiété généralisée (deux troubles connus pour être hautement comorbides) ne constituaient pas des entités distinctes, mais étaient mieux représentées par un réseau dynamique de symptômes interreliés, dont certains (les perturbations du sommeil, la fatigue, l’agitation et les problèmes de concentration) sont communs aux deux troubles (bridge symptoms), ce qui permet d’expliquer la comorbidité observée (Cramer et al., 2010).

L’approche en réseau ne se limite par ailleurs pas seulement à considérer les relations directes entre les symptômes, mais postule également que l’activation d’un symptôme ou d’un autre peut dépendre du contexte et/ou de caractéristiques individuelles (Borsboom & Cramer, 2013). D’ailleurs, plusieurs auteurs ont pu montrer que différents symptômes de la dépression étaient différemment influencés par le stress (Fried et al., 2015), répondaient différemment aux évènements de vie négatifs (Cramer et al., 2012; Keller et al., 2007) et avaient une valeur prédictive différente en regard de l’apparition du trouble (Boschloo et al., 2016). Un réseau peut donc contenir des facteurs extérieurs influençant les symptômes de manière sélective (Cramer et al., 2010), et l’inclusion de variables explicatives spécifiques au sein d’un réseau de symptômes devrait donc permettre d’enrichir considérablement les connaissances sur les troubles et les difficultés psychologiques, ce que de récents travaux se sont attachés à démontrer. Par exemple, de manière à répondre à la question de savoir si les biais attentionnels envers les menaces sociales dans le trouble d’anxiété sociale résultaient d’un engagement préférentiel envers ces dernières et d’une difficulté à s’en désengager, ou encore d’un déficit dans le traitement attentionnel top-down de matériaux non émotionnels, Heeren et McNally (2016) ont intégré des mesures de laboratoire évaluant la cognition et le comportement pour étudier les symptômes du trouble d’anxiété sociale. Ces auteurs ont ainsi pu montrer que ce sont les composantes d’orientation de l’attention ainsi que l’évitement et la peur des situations sociales qui constituent les variables les plus centrales dans le réseau alors que ni l’engagement préférentiel ni la difficulté à s’en désengager ne permettaient d’en prédire les symptômes. Une autre étude de Bernstein, Heeren, et McNally (2017), partant de l’idée que les ruminations pouvaient être le reflet d’un déficit dans le contrôle exécutif, a examiné les relations fonctionnelles entre les sous-dimensions de ces dernières (5 sous-dimensions évaluant les

Introduction

l’autocritique ; 4) le fait de broyer du noir et ; 5) le fait de rejouer ce qui s’est passé) et des mesures comportementales évaluant le contrôle exécutif (mémoire de travail, inhibition et flexibilité de tâche). Leurs résultats indiquent d’une part que l’autocritique constitue un élément central du réseau et d’autre part que le fait de broyer du noir prédit un mauvais contrôle exécutif, qui à son tour prédit l’autocritique. Deserno, Borsboom, Begeer, et Geurts (2017) ont quant à eux cherché à comprendre ce qui pouvait contribuer au bien-être des personnes atteintes d’autisme. Partant de l’hypothèse que la symptomatologie du trouble autistique pouvait expliquer la diminution du bien-être, ils ont exploré les relations entre les symptômes du trouble autistique et des mesures évaluant le bien-être. Ils ont ainsi pu montrer que la diminution du bien-être était en fait essentiellement canalisée par deux types de symptômes, à savoir l’insistance sur la similitude et la réduction des contacts, ces deux symptômes étant ensuite reliés à différents domaines du bien-être.

Ces différents exemples illustrent comment, en décomposant les variables et en explorant les interrelations entre chacune d’entre elles l’approche en réseau permet de mieux comprendre un certain nombre de phénomènes (Bernstein et al., 2017). Dans notre cas, bien que les exigences et les ressources de l’environnement psychosocial de travail soient respectivement positivement et négativement reliées à l’épuisement professionnel (Bakker et al., 2004; Schaufeli & Bakker, 2004), elles ne reflètent que la manière générale dont les individus perçoivent leur environnement professionnel et ne nous disent rien sur la manière dont chacune des composantes de ces deux grands domaines de l’environnement de travail est spécifiquement reliée aux autres et aux caractéristiques psychologiques individuelles, ni comment ces variables interagissent entre elles et contribuent au développement et/ou au maintien des symptômes de l’épuisement professionnel.

3.1.1. Le développement des méthodologies associées au modèle en réseau

Parallèlement à leur apparition dans le domaine de la psychopathologie, le modèle en réseau a donné lieu au développement de méthodes statistiques, notamment issues de la théorie des graphes (Newman, 2010). Ces méthodes permettent de représenter visuellement chaque variable sous la forme de nœuds, reliés entre eux par des lignes désignant le lien qui les unit. Les analyses développées permettent d’évaluer les relations directes entre chacun des nœuds, tout en contrôlant l’ensemble des autres relations présentes dans le réseau, la force de chacune d’entre elles, ainsi que la centralité de chacune des variables dans le réseau (c.-à-d.

dans quelle mesure chaque variable y joue un rôle déterminant) (Epskamp et al., 2017). En offrant la possibilité d’évaluer le réseau de connexions entre les différentes variables, ainsi que l’importance de la contribution spécifique de chacune d’entre elles dans l’activation et le maintien d’un réseau de symptômes, la méthodologie associée à ce modèle devrait permettre d’identifier les aspects les plus problématiques des difficultés psychologiques et de développer des actions préventives ainsi que des interventions ciblées et taillées sur mesure.

Bien qu’habituellement ce modèle a été utilisé pour surmonter les difficultés liées aux variables latentes non observables (Borsboom, Cramer, et al., 2011; Cramer et al., 2010; De Schryver et al., 2015; Fried, 2015; McNally et al., 2015) et donc pour examiner comment des comportements observables se rapportent les uns aux autres, la modélisation en réseau peut également être utilisée pour déchiffrer l’interrelation entre des construits (c.-à-d. l’analyse de réseau structurel) (Costantini, Richetin, et al., 2015). Dans ce contexte, s’appuyer sur des réseaux pondérés représente un grand progrès dans la mesure où il est possible d’obtenir une représentation précise de la centralité (c.-à-d. une évaluation du rôle central que joue un construit dans le réseau) de tous les construits considérés (Borsboom & Cramer, 2013;

Costantini, Epskamp, et al., 2015).

Dans la continuité des différents travaux évoqués dans cette section, les études 3 et 4 de ce manuscrit ont précisément pour objectif d’explorer les relations fonctionnelles et structurelles entre les symptômes de l’épuisement professionnel et différents processus psychologiques (voir section 3.3) ainsi que l’environnement psychosocial de travail. Une partie de notre travail a donc consisté à appliquer les méthodes d’analyses en réseau pour visualiser les connexions entre les variables (soit au niveau des items, soit au niveau des construits) et à calculer des indices permettant d’évaluer la centralité de chacune d’entre elles au sein d’un réseau. Plus spécifiquement, pour tenter de répondre à la question de l’utilité ou non d’utiliser un score global comme indicateur de la sévérité des symptômes de l’épuisement professionnel, dans l’étude 4 de ce travail, nous nous sommes inspirés de la démarche par étape (voir figure 2) adoptée par Deserno et al. (2017).

Introduction

Ces auteurs ont en effet analysé à la fois le réseau de connexions entre des représentations d’ordre supérieur (cf. des scores globaux) et d’ordre inférieur (cf. les sous-échelles et les items), ce qui a permis de préciser les relations entre des facteurs spécifiques et de confirmer l’utilité du modèle en réseau. Nous espérons ainsi pouvoir identifier de nouvelles pistes de recherche permettant d’explorer les relations réciproques entre des variables spécifiques de l’environnement de travail, des processus psychologiques, les perturbations du sommeil et les symptômes de l’épuisement professionnel.

Figure 2. Ce graphique montre les trois différents niveaux statistiques que l’on peut choisir pour investiguer les relations entre les facteurs ainsi que leurs niveaux théoriques correspondants (adapté de Deserno et al., 2017).

Il a d’autre part été suggéré que plus l’association entre deux nœuds était forte et plus la probabilité qu’un nœud soit activé par un autre était plus importante (Heeren & McNally, 2017). En d’autres termes, plus un réseau est caractérisé par le nombre et la force de ses relations, plus il est susceptible d’être problématique comparativement à un réseau plus faiblement connecté (Borsboom, 2017; Borsboom & Cramer, 2013; Fried & Cramer, 2017). C’est précisément ce que nous chercherons à évaluer dans l’étude 3 de ce travail, en comparant les réseaux d’associations entre des variables de l’environnement de travail, des processus psychologiques spécifiques (voir la section 3.3 ci-après) et les symptômes d’épuisement professionnel d’un sous-groupe de participants caractérisé par un niveau élevé sur l’un ou l’autre de ces symptômes, à un sous-groupe de participants présentant des scores plus faibles sur l’ensemble des symptômes de l’épuisement professionnel.

Compte tenu de la perspective exploratoire et intégrative que nous avons choisi d’adopter, dans la section qui suit nous décrirons dans un premier temps l’outil d’évaluation de l’environnement de travail qui nous a semblé le mieux correspondre aux objectifs intégratifs de ce travail. Nous nous intéresserons ensuite à la régulation émotionnelle ainsi qu’à deux processus psychologiques spécifiques connus pour jouer un rôle clé dans le développement et/ou le maintien de différents troubles : le mode de traitement de l’information (ou le niveau d’abstraction des pensées répétitives) ainsi que les capacités d’autocontrôle (en particulier l’impulsivité), et verrons en quoi ils sont susceptibles de contribuer au développement et au maintien de l’épuisement professionnel.

3.2. Le Copenhagen Psychosocial Questionnaire : un outil quasi