PARTIE I : DE L’ESTHÉTIQUE
Chapitre 1 Ŕ Théorie esthétique
2.1 L’« irrationnel » (alogon) et le collectif : le Réalisme Merveilleux et la Poétique d’Aristote
L d d d d ř« irrationnel » (Du R . 267.). Dř d g ř d ř (doxa) et des conceptions populaires basées sur le rapport purement sensible au réel. Les personnages que campent les romans de Jacques Stephen Alexis restituent contes, légendes rurales et urbaines. La présence du merveilleux ouvre le roman d . E g d d dř d Ŕ ř du réel Ŕ et nous ouvre ainsi à la complexité du réel112. E d ř d 113.
Lř rationnel qui rend possible le merveilleux accroit les possibilités du réel. Dans le récit romanesque, il peut même faire intervenir un faux ayant sa propre logique. En plus de
112 Dř L d M y d řirrationnel « d ř d d ř d - d ř d d d d řy a pas de réel ». « Irrationnel » dans André Lalande,
Vocabulaire technique et critique de la philosophie, op. cit., p. 545.
113 Nous verrons dans la section « Identité littéraire et littérature identitaire : entre Alejo Carpentier et Jacques Stephen Alexis » řA d d .
son enracinement principal dans la tradition du conte haïtien114 comme le montre
Romancero aux étoiles115 par exemple, le merveilleux ř dans une tradition
poétique qui remonte entre autres à Aristote, lequel associe le merveilleux (thaumaston) à ř (alogon). S S g ř« irrationnel » est « une très grande cause de merveilleux »116. Le poète peut y avoir recours dans la mesure où son usage est justifié. De
plus, il est « préférable au possible qui ne persuade pas »117. L dř g
poétique, prend ici un sens rhétorique et même politique.
Alors que chez Aristote, le merveilleux est admis, sous certaines conditions, chez Jacques Stephen Alexis, le merveilleux, constamment présent, ne va pas sans le réalisme. Cř d d d . Lř d d ue forme le Réalisme Merveilleux est un oxymore. Le but de celui-ci est de créer de la « nouveauté » (Roman, p. 95.). Il en résulte un double merveilleux : celui dont il est d ř d ř d e lecteur.
Le Réalisme Merveilleux fait partie de ces « accouplements inhabituels » donnant lieu à ce que Jean Rousset appelle « la surprise »118. Ce type de merveilleux est convoqué
dans les romans de Jacques Stephen Alexis. U řil est persuasif, suscite, selon J G d « d d dř »119.
J S A ř d d ř , mais nous retrouvons dans dř d d travers les personnages œ 120. Lř z g
114 Un excellent travail de morphologie du conte haïtien a été réalisée par Jeanine Tavernier Atterbury, Jeanine, Une tentative de morphologie du conte haïtien dřune Analyse Psychologique, 2002, Université de Californie.
115 Nous développons ce point dans la section « Pensée caribéenne et Romancero aux étoiles » 116 Aristote, Poétique, 1460 a, op. cit., p. 129.
117 Ibid., p. 135.
118 Jean Rousset, La Littérature à l’âge baroque. Circé et le paon, Paris, Corti, 1953, p. 188. Cité par Bertrand Rougé, « Oxymore et contrapposto, Maniérisme et Baroque : sur la figure et le mouvement, entre rhétorique
et arts visuels », Etudes Épistémè, no 9, printemps 2006, p. 101. < http://revue.etudes-
episteme.org/IMG/pdf/ee_9_art_rouge.pdf>, consulté le 13 mars 2012.
119 Jacques Goimard, Critique du merveilleux et de la fantasy, Paris, Pocket, 2003, p. 13.
120 De même, les récits alexisiens décriv d dř . Cř d Compère Général
Soleil ù ř d d d
rural : « Partout, devant les cases, le monde est réuni, "tirant" des contes chantés parmi les yeux écarquillés des enfants. Le soir, tout le monde redevient enfant à la campagne » (Soleil, p.129.). Ou plus loin dans la
romanesques, mais aussi, chez le lecteur, situe le merveilleux alexisien dans une problématique esthétique. Poétique de la vie, le Réalisme Merveilleux est une esthétique g d d ř g .
2.2 « Imagination » (phantasia) et individualité : plaisir et catharsis
S ř d ř g « faculté de former des images »121, selon André Lalande, ř d
d . E ř d d d řœ . Lř g ř ř la sienne propre à la production. I ř g d ř . L R M représentation ou la conception populaire à la présentation ou la création individuelle de ř . D řœ J S A : « Lř g ation y règne en maîtresse y d g d řy g d ř -jacente, immédiatement intelligible pour la masse des hommes pour lesquels il existe. Mêm ř y d dřê d » (D R . 264.).
Lřœ -merveilleux est libre, mais doit être reconnaissable et identifiable d d ř d . L d Romancero aux étoiles est un bel exemple de cette imagination. Jacques Stephen Alexis y relate les histoires merveilleuses de la paysannerie haïtienne, y reprend la croyance au mysticisme, tout en lui donnant un sens réaliste ou non- y . Cř d C M
d dř . L d : « splendide », « lumineuse », « étoiles », « émurent », « lune », « imagination », « légendes », « merveilleux » et « abandonnèrent » :
« I d d dř dř g dř d d . L œ ř . C y ř ř d ř g d nègres- dřA g d g d . U ê d řy abandonnèrent ». (Soleil, p. 275.)
Nous pourrons citer de nombreux autres passages qui renvoient à cette expérience du merveilleux. La d d dř d .
personnage très connu dans la culture haïtienne auquel on attribue des forces surnaturelles. La présentation de Jacques Stephen Alexis le réduit à son expression humaine et vivante, ê ř dř : « Dř C M g d y g ř . C est a dř d d ! » (R . 30.)
L dř ê : rapprocher le naturel et œ -merveilleux. À ce sujet, la définition quř donne au roman est assez significative « L ř d ř g du réel, il est éternel comme notre goût des belles histoires, notre incorrigible propension au conte et à la légende » (Roman, p. 82.). La rencontre de ces deux champs sémantiques ř d ř d Compère Général Soleil et Les arbres musiciens. Jacques Stephen Alexis en fait usage parce que nous aimons les histoires extraordinaires. Cela d dřA . P , « le merveilleux est agréable ; y d ř d d ř d d »122.
Le plaisir que procurent les « belles histoires » pourrait, à lui seul, expliquer la cause du « renouveau du merveilleux »123 dans le cinéma contemporain. Nous avons vu des
titres comme Harry Potter (2001 - 2011), Alice au pays des merveilles124 (2010), Babine125
(2008) dř î dř .
À notre époque où règnent la technique et la technologie, le merveilleux ř y P -Maxime
122 Aristote, Poétique, 1460 a, op. cit., p. 129.
123 Le renouveau du merveilleux d ř g d g I P z LřH 2008.
124 J d ř d tion du roman Alice au pays des merveilles du mathématicien Charles Lutwidge Dodgson (de son vrai nom) par Tim Burton, en mars 2010, beaucoup ont eu le plaisir de découvrir la restauration par le British Film Institute de la première adaptation du même roman remontant à 1903. Le film a été réalisé 37 ans après la publication de Dogson : http://www.youtube.com/watch?v=zeIXfdogJbA, consulté le 20 janvier 2013.
125 Film fantastique québécois, réalisé par Luc Picard en 2008 avec, entre autres, le conteur Fred Pellerin.
Coulombe, Michel, « Babine : conte fantastique », http://www.radio-canada.ca/arts-
Schuhl : « Le mythe apparaît comme médication naturelle, catharsis, par la satisfaction donnée à des besoins obscures, profond ; dř comprendre, réduire, expliquer, donc germe de rationalité »126.
Le merveilleux, besoin ou échappatoire127, nous révèle à nous-mêmes. Grâce à lui,
nous découvrons la complexité du réel et ses dimensions multiples. Par-dessus tout, en tant ř d y d ř .
2.3 « Science » et « vie » : de l’esthétique de la praxis
Lř ê d R M g d 128 ř
« populaire » (Du Réalisme, p. 262.). Cependant, il arrive que les légendes, lesquelles sont des conceptions du réel, fassent appel au non-réel pour interpréter celui-ci. Font partie de ce non-réel, le spirituel, la mystique, bref toutes les formes religieuses ou sacrées129 que peut
řê . O ř g J S A réclame de Marx, est un facteur dř 130. Comment articuler la conception populaire,
ê dř g g y d M d ř g ? Que propose Jacques Stephen Alexis ? Du Réalisme Merveilleux des Haïtiens y répond : « Loin de toute conception mystique du d d dř d d ê
126 Pierre-Maxime Schuhl, L’imagination et le merveilleux, pensée et action, Paris, Flammarion, 1969, p. 7. 127 O y ř g nt à nous séparer de la vie. Ce serait une illusion, pour Michel Henry, car nous ne pouvons pas nous en affranchir : « Lř d d d ř y d d ù -même, de par sa condition métaphysique, veut justement se décharger d d d ř Ŕ ř Freud Ŕ ř g : ř d ř ř d et que celle-ci est avant tout une délivrance. Illusion, selon moi, parce que la vie ne se met jamais à distance ř d ř d ř d ř g ». Michel Henry, « Narrer le pathos » dans
Phénoménologie de la vie. De l’art et de la politique, Paris, PUF, 2004, p. 314.
128 En particulier les récits ruraux et oraux relatant des rumeurs qui se transforment en faits extraordinaires. 129 Selon Jean Price-Mars, « L d d d d d ř ř d d g ; y y dogmes, les légendes sont ou des représentations ou des systèmes de représentations qui expriment la nature des choses, les vertus et les pouvoirs qui leur sont attribués, leur histoire, leur rapport les unes avec les autres et avec les choses profanes ». Jean Price-Mars, Ainsi parla l’Oncle, suivi de Revisiter l’Oncle, Montréal, M dř 2009 . 40.
130 La religion « řopium du peuple ». Karl Marx, Contribution à la critique de la Philosophie du droit de
par la science » (Du Réalisme, p. 265.). Que faut-il entendre par « science » ? Elle ne peut ê ř d ê dř d « spéculations », la « mystique ». L’Idéologie allemande abonde en ce sens : « Cř ù ř d d positive, ř y d ř d d d d . L phrases creuses sur la conscience cessent, un savoir réel doit les remplacer »131. Réviser les
y ř ř ř ř . Lř g d R M d esthétique de la praxis. La révision par la « science » ne saurait signifier le rejet du « savoir primitif de la vie » car « que ce savoir d ř d ř ř d î »132, nous dit
Michel Henry.
Réviser la conception mystique133 doit être aussi considéré comme une critique de
certaines formes de ř de ř . C d R Merveilleux, ř d , ř de son interprétation du réel. Il est d ř d ie. La démarche du Réalisme Merveilleux se rapproche de celle décrite dans L’idéologie allemande :
On ne part pas de ce que les hommes disent, s'imaginent, se représentent, ni non plus de ce qu'ils sont dans les paroles, la pensée, l'imagination et la représentation d'autrui, pour aboutir ensuite aux hommes en chair et en os; non, on part des hommes dans leur activité réelle, c'est à partir de leur processus de vie réel que l'on représente aussi le développement des reflets et des échos idéologiques de ce processus vital134.
L R M ř d « processus de vie réel ». Cette place accordée à la vie est une nouvelle façon de voir le
131 Karl Marx et Friedrich Engels, L’idéologie allemande, op. cit., p. 79.
132 Michel Henry, « Ce que la science ne sait pas », dans Phénoménologie de la vie, tome IV. Sur l’éthique et
la religion, Paris, PUF, 2004, p. 49.
133 La poétique alexisienne tient compte de la mystique populaire, même si après, elle critique cette dernière, ř d Les arbres musiciens.
réel. Les écrivains qui veulent pratiquer le Réalisme Merveilleux mettront la vie au centre d . Sř d y d ř ç d son origine vivante : « ils remettront sur ses pieds ce qui marche trop souvent sur la tête, mais ils ne renieront jamais d g d ř d propre » (Du Réalisme, p. 267.). Remettre « sur ses pieds ce qui marche sur la tête » relève dř d ř d ologie bourgeoise135 ř dř d « moral » ou « religieux ».
En effet, les idéologies de la classe dominante placent la vie « la tête en bas »136. Le rôle de
ř ř dř g d d re g . I g d d dř Marie-Christine Rochman, un « point de vue »137. Pourquoi est-il important de ne pas mettre
d ô ? P ř d . Cř ř d . L ê g g ř . Ainsi, il est le point de départ de ř lexisienne. Toutefois, celle-ci a aussi recours à la pensée de Marx, laquelle constitue un outil critique pour la formulation scientifique de la connaissance esthétique.
135 « Chez lui [Marx], ř d g d y d d les discours et les productions culturel ř g dř d d ». Collectif, « P d d ř d g » op. cit., p. 7.
136 Karl Marx et Friedrich Engels, L’idéologie allemande, op. cit., p. 78.
137 Marie-Christine Rochmann, « Le merveilleux haïtien : une question de point de vue », Groupe de Recherches sur les expressions françaises, Cahier no 1, Université Paul-Valé y M C dř d littéraires françaises du XXe siècle, p.73-91.
2.4 Conclusion
Ce cheminement, à ř ř g d d ř d ř d d . À ce sujet, Hélène Védrine, dans Les grandes conceptions de l’imaginaire : de Platon à Sartre et Lacan, remarque ceci : « [L]ř g d d d ř g ' -à-d d d y dř d d y dř d g d g d d »138. En tenant
compte de tous ces aspects, le Réalisme Merveilleux nous semble développer une poétique d ř d d d .
Lř (romans, contes et nouvelles) d ř ence du réel. L dř g que les formulations claires sur le réel. En cela, le merveilleux peut être utilisé comme d d ř -à-dire se découvrir comme individu conscient de son appartenance au réel ou à la vie. Cependant, il ne se réduit pas à un simple début menant à la connaissance des domaines de la vie. Il accompagne tout processus de ê d . I dř T D K k « Au principe, non pas seulement au d d d dř g dř d d indépassable »139. Le Réalisme Merveilleux est donc la conscience selon laquelle la
connaissance du réel a besoin de tout type de questionnement pour son appréhension. Il naît dans un mouvement temporel continuel. Quelles sont ses caractéristiques ?
138 Hélène Védrine, Les grandes conceptions de l’imaginaire : de Platon à Sartre et Lacan, Paris, Librairie Générale Française, 1990, p. 10.
139 Thomas De Koninck, « Lř merveillement du Petit Prince » dans Schallum Pierre (dir.), Phénoménologie
3 Définition du Réalisme Merveilleux : totalité (« beauté » et « laideur »), « vérité » et temporalité
Quoique le Réalisme Merveilleux constitue une « lexie composée »140, il a un statut
y . S y d g . Dř ô d ř . L d en littérature touche à la représentation (mimêsis). D ř ř d . L dans un certain sens, cette forme de fidélité au monde. Son esthétique est en phase avec son temps. Elle se décline au p . C d dř ô ř d J S A . C g ř d . E ř merveilleux se veut sa critique. Plus que le présent auquel est lié le réel, le merveilleux est dř « » ř dř : « Q ř -ce que le Merveilleux, A ř g d ce, reflète sa d d d ř g d ř ř g d g ? » (D R . 267.) Lř dř d ř d ř dř d ř . M de voir, il est défini comme une imagerie, une enveloppe. Certaines fois, Jacques Stephen Alexis utilise la métaphore du « vêtement » (Roman, p. 98.). Que recèle cette enveloppe ? U d d d . D ř d ř . P d de la vie. Si ř 141, il peut y mener, en tant que « véhicule ».
L dř . I d g . L R M ř au d . C d d ř d J
140 « L d d
». Serge Colot, La lexicologie créole,
http://excerpts.numilog.com/books/9782844501363.pdf, consulté le 17 janvier 2013.
141 L d ř d d ř d . L ř . C d ř ř . U d ř d .
S A d . N dř d question de la totalité et de la vérité du réel dans le but de saisir le sens du temps dans le Réalisme Merveilleux.