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1. L’ironie verbale : définitions et principales théories

1.2. Comprendre l’ironie : principales théories

1.2.2. L’ironie, mention d’une attitude

Une autre approche de la compréhension de l’ironie nous vient de Sperber et Wilson (Sperber & Wilson, 1981, 1995 ; Wilson & Sperber, 1992) et s’inscrit dans une conception générale de la communication établie par ces auteurs. D’après ces auteurs, l’intention du locuteur est centrale dans la communication, se rapprochant en cela de l’approche gricéenne. Toutefois, contrairement à Grice, Sperber et Wilson (1995) distinguent deux formes d’intentions : l’intention informative et l’intention communicative. La première réfère à l’intention d’informer l’audience de quelque chose alors que la seconde rend manifeste à l’audience que le locuteur cherche à transmettre cette intention informative précise. De plus, alors que dans la conception gricéenne originelle, plusieurs principes régissent la communication et guident les implicatures, Sperber et Wilson (1995) postulent un principe général unique : le principe de pertinence.

Ce principe se fonde sur un postulat général du fonctionnement cognitif que l’on peut traduire comme la tendance naturelle à obtenir le maximum d’effets cognitifs (e.g. modifications des représentations du monde) avec un minimum d’efforts de traitement. De ce fait, le fonctionnement cognitif général – dont les processus inférentiels qui nous intéressent – tend au maximum de pertinence. Appliqué à la communication verbale, ce principe stipule que : 1) Un énoncé est suffisamment pertinent pour mériter d’être traité.

2) L’énoncé est le plus pertinent qui soit, compte tenu des compétences et préférences du locuteur.

Il est également supposé qu’une proposition est énoncée sur ce principe et qu’elle porte un degré maximal de pertinence, c’est-à-dire qu’aucune autre proposition ne pourrait produire les mêmes effets avec moins d’efforts cognitifs de traitement. L’approche de Grice et celle de Sperber et Wilson (1995) se distinguent également en ce qui concerne les processus inférentiels. En effet, alors que Grice les suppose guidés par des normes conversationnelles et essentiellement mis en œuvre dans la communication implicite, Sperber et Wilson (1995)

considèrent qu’ils suivent le principe de moindre effort de traitement et d’effet cognitif maximal et sont tout autant importants pour la communication de ce qui est dit. Ce principe permet également aux auteurs de postuler un accès direct à l’interprétation figurée d’un énoncé, sans nécessiter le traitement de la signification littérale.

Un autre tournant apporté par les travaux de Sperber et Wilson (1995) a été de considérer que les processus pragmatiques (i.e. les processus inférentiels) tels qu’initiés par les premiers linguistes ne se réduisaient pas au langage mais sont généralisables au traitement non linguistique. Selon Sperber et Wilson (1995), il y aurait donc une distinction entre les processus linguistiques qui traiteraient des aspects codiques du langage (i.e. inférences sémantiques) et les processus pragmatiques qui génèrent les inférences sur la base du traitement codique et des informations contextuelles (i.e. inférences pragmatiques).

Dans le cadre de cette conception, l’ironie est conçue comme une mention échoïque34 d’une pensée, opinion, croyance ou norme. Autrement dit, le locuteur fait référence à une pensée ou à une proposition exprimée par une source – qui peut être lui-même, une autre personne ou issue d’une croyance partagée – en y ajoutant sa propre attitude à l’égard de cette proposition. Selon cette théorie, le locuteur qui émet l’énoncé ironique se dissocie de la source de ce à quoi il fait écho, que cela soit une autre personne ou lui-même. De plus, lorsqu’il produit cette mention échoïque, il rajoute par son attitude de la moquerie ou de la critique. Par exemple, lorsque la personne dit « Ce manuscrit a eu un grand succès », elle peut faire référence à une croyance naïve que l’auteur victime de l’expertise aurait exprimée auparavant. Dans ce cas, le locuteur prend de la distance avec cette croyance en la mentionnant et en prenant une attitude moqueuse pour souligner, par exemple, le ridicule de la naïveté de l’auteur. D’une autre manière, cette phrase pourrait faire référence à la croyance partagée des auteurs et co-auteurs qui avaient espéré à minima une critique constructive.

L’énoncé ironique exprime alors une attitude plutôt qu’un état de fait. Cette approche de l’ironie se distingue ici aussi de la conception de Grice, puisqu’elle intègre la fonction évaluative de l’ironie. Elle explique également la motivation à utiliser un énoncé ironique dans la mesure où – toujours selon le principe de pertinence – il permet d’exprimer de manière

34 Les auteurs réviseront cette théorie et considéreront l’ironie comme une interprétation échoïque, dont la mention

est un cas particulier, permettant d’intégrer dans leur conception des énoncés ironiques qui ressemblerait à ce qui est fait écho sans être identique (voir par exemple Wilson & Sperber, 1992). Cette précision ne modifiant pas les fondements et les prédictions de la conception première, nous nous contenterons de la terminologie originelle.

optimale une pensée et l’attitude du locuteur envers cette pensée. Enfin, selon Sperber et Wilson (Sperber & Wilson, 1981 ; Wilson & Sperber, 1992), le traitement de l’ironie dépend de : 1. La reconnaissance du fait que l’énoncé fait écho à une pensée, croyance, etc.

2. L’identification de la source de cette pensée ou croyance

3. La reconnaissance de l’attitude critique du locuteur envers cette pensée ou croyance

Sans la reconnaissance de l’écho, le traitement de l’ironie n’est pas optimal. Des études ont en effet montré que la mention échoïque facilitait le traitement de l’ironie. Par exemple, Keenan et Quigley (1999) ont présenté à des enfants des énoncés du type :

Un soir, Lucie se préparait pour aller à une fête. Elle était habillée avec sa nouvelle robe de soirée, prête à partir mais n’avait pas ses chaussures de soirée. Lucie ne voulait pas monter les escaliers avec sa belle tenue, elle a donc appelé son frère Linus qui était à l’étage en train de lire. Elle l’appela : « Linus, apporte moi mes belles chaussure rouge, s’il te plait ! » [Je veux être belle pour la soirée/Il faut que je me dépêche ou je vais être en retard]. Linus, qui était toujours en train de lire, est allé vers le placard de Lucie et a pris par erreur les vieilles chaussures de course de Lucie. Lorsqu’il arriva en bas des escaliers et les donna à Lucie, elle les regarda et lui dit : [Énoncé ironique] « Oh, super. Je vais être vraiment très belle maintenant. »

Pour la moitié des enfants, une phrase liée à l’énoncé ironique « Je veux être belle pour la soirée » était insérée dans le contexte alors que pour la seconde moitié, était insérée une phrase non liée (« Il faut que je me dépêche ou je vais être en retard »). Les résultats ont montré que les enfants du premier groupe catégorisaient plus fréquemment l’énoncé final comme ironique que les autres enfants, suggérant un effet facilitateur de la mention échoïque35 (voir également Gibbs, 1986 ; Jorgensen, Miller, & Sperber, 1984).

D’autres théories se rapprochent dans une certaine mesure de la mention échoïque. Par exemple, Clark et Gerrig (1984) parlent de l’ironie comme d’un jeu de faux-semblant de la part du locuteur. Cette théorie a de commun avec la théorie de la mention échoïque de souligner que le locuteur exprime une chose à laquelle il n’adhère pas. Toutefois, il n’y a pas d’écho dans cette théorie mais plutôt un jeu de faux-semblant auquel le locuteur participe : il se met à la place d’une personne qui pourrait tenir ce discours de manière non ironique. Selon cette théorie, l’adressé doit avoir conscience du jeu de faux-semblant du locuteur afin de comprendre l’intention ironique. Dans le même cadre, Kumon-Nakamura, Glucksberg et Brown (2007)

35 Notons que cette différence devient non significative lorsque les remarques sont présentées avec une prosodie

proposent la théorie du faux-semblant allusif qui stipule que l’ironie se caractérise par : une allusion (principalement une non atteinte des attentes par rapport à une situation) et une insincérité pragmatique. Selon cette théorie, le locuteur s’exprime au regard d’une attente (si nous reprenons l’exemple : une expertise favorable ou une critique constructive) qui a été déçue (un rejet du manuscrit sans proposition d’amélioration). La violation de la condition de sincérité permet à l’adressé de saisir la déception des attentes et l’attitude du locuteur par rapport à cette déception.