L‘intervieweur

L‘intervieweur est aussi un instrument important de collecte de données. C‘est moi, l‘étudiant chercheur et auteur de cette recherche, qui a effectué tous les entretiens. Clarifier la posture à partir de laquelle j‘aborde et construis mon objet d‘étude est une démarche cohérente avec une perspective réflexive et un souci de « vigilance épistémologique » (Bourdieu et al., 2005) qui vise à interroger les concepts et les techniques mises en œuvre dans une recherche. L‘élaboration d‘une telle posture permet de clarifier la familiarité du chercheur avec l‘univers social qui constituerait, selon Bourdieu et al. (2005), un obstacle épistémologique majeur :

[…] la familiarité avec l‘univers social constitue pour le sociologue l‘obstacle épistémologique par excellence, parce qu‘elle produit continûment des conceptions ou des systématisations fictives en même temps que les conditions de leur crédibilité. (p. 27)

Décrire certains éléments biographiques, certaines valeurs personnelles en lien avec la construction de l‘objet d‘étude ainsi que le lien que j‘ai moi-même en tant que chercheur avec le terrain d‘enquête permet de répondre, ne serait-ce que partiellement, à la critique que Blumer (1969) adresse aux chercheurs et chercheuses en sciences sociales et psychologiques qui, le plus souvent, étudient des populations avec lesquelles ils n‘ont que très peu d‘affinité, faute de vivre et de connaître la vie des gens interrogés autrement que par les réponses fournies à des questionnaires. Cette description permet aussi de faire voir une certaine sensibilité expérientielle43 ou une sensibilité « pratique » (Desgagné, 2001) qui vient des connaissances vécues, et ce, en complément à la sensibilité théorique venant des connaissances théoriques.

Une valeur qui oriente mon regard et la perspective donnée à la présente étude s‘exprime dans mon choix de la situer dans le domaine de la psychologie communautaire. Conformément aux visées de ce domaine, les valeurs de respect de la diversité et de justice sociale (et une sensibilité aux inégalités sociales, à l‘exclusion sociale, au contrôle social) ont orienté le choix de la population et la perspective adoptée dans le présent travail. Une vision des gens au bas de la hiérarchie sociale, politique et économique ou des gens marginalisés par un ordre social fondé en partie sur des inégalités sociales oriente le désir de mettre en valeur les actions et la perspective de ces jeunes sur et dans leur vie sociale. Rejetant une conception de ces gens comme inadaptés ou comme constituant un problème social, mon travail vise à découvrir comment s‘exprime la résilience chez les jeunes rencontrés pour cette étude à un moment de vie sollicitant de leur part beaucoup d‘adaptation44. Tenter de voir comment ces jeunes se construisent un rôle social valorisant pour eux et la façon dont les institutions peuvent en faciliter la mise en place oriente aussi mon regard.

43 _{Cette sensibilité expérientielle ne vient pas nécessairement d‘une expérience pratique similaire à celle des}

personnes interrogées, mais d‘une expérience et de valeurs qui contribuent à écouter de façon sensible l‘expérience de ces personnes.

44 _{L‘intention initiale d‘aborder le concept de résilience me questionnait sur la possibilité de juger d‘une}

situation de résilience ou de non-résilience. Je me suis ainsi dit que ce serait aux jeunes de me transmettre leur sentiment d‘adaptation. Ce postulat d‘une résilience présente chez tous les jeunes a été construit en dialogue avec les données. Il aurait pu en être autrement si certaines données m‘avaient rendu incapable de voir certains éléments de résilience chez la totalité des jeunes rencontrés.

Ayant vécu une jeunesse qui m‘a certainement valu le qualificatif de marginal à maintes occasions, ayant l‘impression d‘avoir vécu cette jeunesse avec peu de reconnaissance sociale et n‘ayant peut-être pas accompli avec succès les activités généralement reconnues comme positives, j‘ai développé l‘impression que le monde adulte (qui représente les institutions sociales ou scolaires) a eu peu de succès durant ces années à me donner un rôle social valorisant, à souligner mes forces et à contribuer à orienter mon énergie et mes actions vers une contribution positive au milieu social auquel j‘appartenais. Cette impression, liée à des éléments biographiques, m‘amène à m‘identifier aux personnes marginalisées ou défavorisées socioéconomiquement et politiquement. Du point de vue professionnel, j‘ai pu établir un lien avec la population à l‘étude lors d‘un stage au Centre jeunesse de Québec – Institut universitaire45.

Ces expériences personnelles et professionnelles et les valeurs qui en découlent viennent inévitablement teinter mon jugement envers les personnes que j‘ai interrogées. D‘une part, ce vécu m‘amène à valoriser cette population et à chercher les éléments positifs de leur vie et, d‘autre part, il me pousse à accepter et à accueillir un discours qui pourrait manifester des écarts par rapport aux normes sociales généralement admises et valorisées. Cette attitude m‘incite à accepter un discours pouvant être qualifié de « déviant » et à valoriser la vie des jeunes interrogés. Ces préjugés positifs envers la population à l‘étude ont sans doute contribué aussi à créer un sentiment de confiance chez les jeunes rencontrés.

Pendant les entretiens, des efforts particuliers ont été faits pour créer ce sentiment de confiance. Une attention particulière a aussi été mise pour que tous les grands thèmes pertinents à l‘étude soient couverts et une attitude non-directive a été adoptée pour laisser place à ce que les jeunes trouvaient importants de souligner, même si, à première vue, ces propos pouvaient sortir des thèmes prévus dans le guide d‘entretien.

45 _{Durant ce stage, j‘ai interrogé des jeunes placés en famille d‘accueil dans le but d‘évaluer un programme de}

soutien à la transition vers la vie autonome; la personne responsable de ce programme m‘a aussi donné certains éléments de compréhension de ces jeunes.