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CHAPITRE 1 : Problématique : résilience des jeunes en transition vers l‘âge adulte

1.3 Le cadre théorique

1.3.2 Une perspective interactionniste pour mieux comprendre l‘acteur social

1.3.2.2 Une définition de la situation négociée

La négociation dont il s‘agit ici est celle qui a lieu entre l‘acteur et le monde social et, plus précisément, celle qui caractérise la façon dont l‘acteur fait appel aux normes sociales pour prendre place socialement et définir la situation30. Pour élaborer sur cette définition de situation qui se fait dans la négociation, des apports de certains auteurs tels que Strauss (sur le concept de négociation), Goffman (sur les interactions en situation de face à face) et Thomas (avec son concept de définition de la situation) sont abordés en tant qu‘idées qui contribuent à la compréhension de la logique d‘action ou de négociation des acteurs.

Le choix, par Baszanger, du titre de l‘ouvrage « La trame de la négociation » (Strauss, 1992), qui réunit plusieurs traductions des textes de Strauss, laisse voir l‘importance du concept de négociation pour les interactionnistes. Strauss s‘est intéressé à la négociation qui est propre aux acteurs en accordant aussi une importance au contexte

29 Goffman est souvent associé à l‘interactionnisme symbolique, même s‘il ne s‘attribue pas nécessairement

cette étiquette. À ce sujet, voir Helle (1998) et Verhoeven (1993).

30 La façon dont la société (p. ex. les institutions sociales) négocie les normes pour inclure les acteurs est

d‘égale importance que la négociation des normes sociales par l‘acteur. Cependant, le choix ici a été de mettre l‘accent sur la deuxième situation et de s‘intéresser ainsi à la façon dont l‘acteur négocie les normes sociales pour voir en quoi certaines normes pourraient faciliter ou nuire à la négociation d‘un rôle social valorisant.

structurel (qu‘il distingue du contexte de négociation)31. Tout en soulignant certaines des propriétés structurelles du contexte de négociation (p. ex. les enjeux, le relatif équilibre du pouvoir), il invoque la nécessité de faire ressortir les propriétés structurelles saillantes du contexte structurel plus large (p. ex., pour la présente recherche, les exigences sociétales de la transition vers l‘âge adulte). S‘intéresser aux processus de négociation chez l‘acteur dans des contextes d‘interaction permet d‘étudier les processus individuels (micro) de négociation des normes (macro) sociales et ainsi de rallier ces deux niveaux d‘analyse. Dans « sa perspective en termes de monde social », Strauss (1978a) souligne que les mondes sociaux, qui s‘entrecroisent et se segmentent, peuvent être étudiés à n‘importe quelle échelle, peu importe leur grandeur. Il place l‘étude des processus comme nécessaire à sa perspective antidéterministe qui implique que l‘accent soit mis à la fois sur les contraintes et la créativité des groupes ou des individus. Ce double accent doit être pris en compte pour questionner adéquatement les mondes sociaux.

Dans le cas de la négociation de la résilience des jeunes, c‘est la négociation, par les jeunes (niveau plus micro), des normes sociales dominantes et imposées (niveau plus macro) ainsi que les processus qui permettent la négociation de ces normes pour élaborer une conception positive de leur adaptation qui seront examinés.

Goffman rallie, comme Strauss (1978a; 1992) et tel que le souligne Helle (1998), les perspectives « micro » et « macro » dans l‘étude des interactions en s‘intéressant à l‘analyse des aspects culturels et du cadre de l‘interaction (frame analysis) ainsi qu‘à l‘ordre de l‘interaction (interaction order) en situation de face à face (Helle, 1998). Il propose à la suite de W. James (in Goffman, 1991/1974, p. 10), de s‘intéresser non pas à la nature du réel, mais à cette question : « Dans quelles circonstances pensons-nous que les choses sont réelles? ». Il s‘appuie aussi sur Schütz pour défendre l‘importance des « réalités multiples » et des régions de significations (provinces of meaning) qui amènent à s‘intéresser au sens de l‘expérience propre plutôt qu‘à une réalité ontologique. Cet intérêt pour la signification de l‘expérience concorde avec une perspective interactionniste et avec

31 Strauss (1978b; traduit dans Strauss, 1992) définit le « contexte structurel » comme « le cadre "à l‘intérieur"

duquel prennent place les négociations, au sens le plus large » (Strauss, 1992, p. 259) et le « contexte de négociation » comme renvoyant « plus spécifiquement aux propriétés structurelles intervenant très directement comme conditions dans le déroulement de la négociation elle-même » (p. 260).

une idée y étant centrale : celle de la « définition de la situation » qui s‘avère importante pour étudier la négociation chez l‘acteur.

L‘idée de définition de la situation avancée par W. I. Thomas (1923) est liée à son énoncé bien connu qui est la base de ce qui a été nommé le « théorème de Thomas » (Thomas theorem) : « If men define things as real, they are real in their consequences » (Thomas & Thomas, 1928, in Bakker, 2007, p. 991). L‘idée expliquée par Thomas (1923) se résume au pouvoir de la personne de ne pas obéir à une stimulation extérieure. L‘action n‘est pas déterminée exclusivement par une source extérieure, mais vient aussi de l‘organisme même et est liée à la façon dont la personne à l‘origine de l‘action définit la situation. C‘est ce qu‘exprime cet énoncé :

One of the most important powers gained during the evolution of animal life is the ability to make decisions from within instead of having them imposed from without. […] At this point the determination of action no longer comes exclusively from outside sources but is located within the organism itself.

Preliminary to any self-determined act of behavior there is always a stage of examination and deliberation which we may call the definition of the situation. And actually not only concrete acts are dependent on the definition of the situation, but gradually a whole life policy and the personality of the individual himself follow from a series of such definitions. (Thomas, 1923, pp. 41-42, italique dans l'original) La conceptualisation de Thomas est liée aux concepts de normes et de culture. La façon dont elles sont interprétées est importante dans toute action sociale. C‘est ce qu‘explique Bakker (2007) qui fait voir que dans certains cas l‘acteur décide de redéfinir les normes et que c‘est cette redéfinition qui s‘applique davantage au théorème de Thomas.

Dans le cas de la présente recherche, l‘objectif est de voir comment les jeunes en arrivent à une définition de la situation – impliquant une façon de définir le monde social, mais aussi de se définir soi-même et de se présenter dans ce monde social – qui mène vers une conceptualisation de l‘adaptation (de leur adaptation) positive qui leur permette de prendre place socialement. Sur quels critères fondent-ils l‘appréciation de leur adaptation? Pour reprendre Le Breton (2004, p. 49) sur la dimension symbolique de l‘interactionnisme : comment les jeunes arrivent-ils à une définition de leur adaptation qui leur donne les « modes d‘emploi leur permettant d‘interagir souplement sans trop de malentendus » ou

comment comprendre « l‘épaisseur des significations projetées par [ces derniers] pour s[e] mouvoir [dans le monde] à [leur] aise »?

Thomas (1923) fait voir différents types de désirs (wishes) et l‘importance de s‘y intéresser pour comprendre les comportements et les définitions de situations, étant donné qu‘ils sont les forces qui poussent à l‘action. Le désir de reconnaissance, lié au statut social et qui est aussi un besoin, est particulièrement important pour l‘individu, mais aussi pour la société. Thomas laisse voir que la société permet un certain statut à l‘individu qui, en cherchant un tel statut, se donne une responsabilité sociale. Cette idée et celle qui donne une place centrale à l‘opinion publique dans un tel processus de recherche de reconnaissance sont présentes dans cet extrait :

The importance of recognition and status for the individual and for society is very great. The individual not only wants them but he needs them for the development of his personality. […]

On the other hand society alone is able to confer status on the individual and in seeking to obtain it he makes himself responsible to society and is forced to regulate the expression of his wishes. His dependence on public opinion is perhaps the strongest factor impelling him to conform to the highest demands which society makes upon him. (Thomas, 1923, p. 32)

L‘importance de l‘opinion publique dans le désir de reconnaissance et d‘acquisition d‘un statut social est aussi un élément important dans la pensée de Goffman qui introduit l‘idée de ligne de conduite (line) qu‘il définit comme « un canevas d‘actes verbaux et non verbaux servant à exprimer [un] point de vue sur [une] situation » pour faire bonne figure et montrer une image de soi-même qui permet de ne pas « perdre la face » (Goffman, 1974/1967, p. 9). Cette idée de ne pas perdre la face et les stratégies déployées pour établir une ligne de conduite, sont associées à la façon dont l‘acteur négocie les normes, en les acceptant ou en redéfinissant la situation, pour prendre un rôle social valorisant, accepté par l‘opinion publique et concordant avec un certain ordre social. Un ordre social qui donne une place aux gens qui définissent les situations de façon qui peut sembler désadaptée pour d‘autres serait un but visé par Thomas, selon Rousseau (2002, p. 105) qui mentionne ceci :

Thomas‘ goal was to have a social order that finds valuable applications for those who seem to be making maladjusted definitions of situations. This would increase

social responsibility and decrease maladjustedness (and thereby reinforce social order).

Du point de vue de l‘acteur cependant, présenter une image de soi qui permet de négocier les normes sociales à son avantage, par une redéfinition de la situation et la mise en jeu de critères qui permettent de l‘apprécier, pourrait être vu comme la manifestation d‘un processus de résilience facilité ou non par les normes et l‘ordre social. Les travaux d‘Anderson et Snow (2001; Snow & Anderson, 1987), s‘intéressant à des personnes en situation d‘itinérance, laissent voir l‘utilité d‘une telle perspective interactionniste sur la négociation. Ils se sont intéressés à la façon dont les acteurs négocient une situation d‘itinérance potentiellement stigmatisante. Dans ce travail, un parallèle est fait avec l‘œuvre de Goffman Asiles (Asylums) pour souligner les stratégies de gestion du stigmate que les personnes en situation d‘itinérance mettent en œuvre par un « travail identitaire » qui modifie l‘identité négative attribuée par d‘autres en construisant un sens positif de soi. Les auteurs insistent que ce travail prend forme dans un contexte où les personnes en situation d‘itinérance peuvent interagir avec leur groupe d‘appartenance qui partage les mêmes caractéristiques « stigmatisantes » (un « intragroupe ») ou par rapport à un « extragroupe » ne partageant pas ces caractéristiques. La façon dont ces personnes retrouvent leur dignité, en situation de subordination ou d‘exclusion, est liée avec leur désir de reconnaissance (qui est un des types de désir évoqués par Thomas, 1923). C‘est ce que laisse voir cet extrait :

When faced with status affronts and subordination, especially when they are likely to be particularly demeaning, social actors tend to respond in ways that allow them to salvage some dignity, a sense of autonomy, and even self-importance. (Anderson & Snow, 2001, pp. 401-402)

La façon dont les jeunes interagissent dans le but de présenter une image positive de soi, de prendre un rôle social valorisant et de susciter chez les autres – ainsi que pour eux- mêmes – une reconnaissance est l‘objectif de compréhension envers lequel se dessine la présente recherche. Cette idée de présentation de soi combinée aux concepts de négociation et de définition de la situation permet de renverser le regard souvent normatif dans les recherches sur la résilience pour mieux pénétrer – comprendre – l‘univers de l‘autre.

En plus d‘illustrer un objectif de compréhension semblable, les travaux d‘Anderson et Snow (2001; Snow & Anderson, 1987), par leur mise en valeur de la dignité des personnes itinérantes, constituent aussi un bel exemple de la pertinence d‘une perspective interactionniste pour des recherches orientées vers la justice sociale qui s‘intéressent, comme c‘est le cas ici, à des gens défavorisés socioéconomiquement et politiquement. C‘est l‘objet du prochain point.