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PROCESSUS D’INTÉGRATION DIFFÉRENCIATION

IMPLICATIONS À L ’ INTERFACE DES ENTITÉS

1.1. VERS UNE DÉFINITION DE L’INTERFACE ORGANISATIONNELLE

1.1.3. L' INTERFACE SOCIALE : ORGANISATION DE RELATIONS ET LIEU DE CONFLITS

Long (Long et Long, 1992184 ; Long, 2003185, 2004186), sociologue du développement rural, propose,

à partir de ses travaux ethnographiques portant sur des situations dites d’intervention187, une

double représentation de l'interface, qualifiée de sociale. C'est d'une part une entité organisée, d'autre part un lieu de conflits.

L’entité organisée procède de la construction d’une organisation de relations et d’intentionnalités des acteurs (tels que les agents de l’État, les populations bénéficiaires des politiques sociales ou les chercheurs qui les étudient), à travers une interaction continue. En tant que lieu de conflits, l'interface circonscrit un territoire de nature conflictuelle, où les incompatibilités et la divergence des intérêts font l'objet de négociations et de relations de pouvoir. Long parle à ce sujet de « rencontres à l'interface » (« interface encounters ») et d’« arènes sociales » (« social arenas »).

Sur ces bases, Long (2003)188 définit l’interface sociale comme « le point critique d’intersection entre différents systèmes, champs, domaines ou niveaux d’ordre social où les discontinuités sociales, basées sur les différences de valeur, d’intérêt, de connaissance et de pouvoir sont censées exister ». Ces discontinuités

et la confrontation de rationalités différentes se cristallisent à l'interface. Ceci est à l’origine des problèmes de communication et d'intercompréhension entre les acteurs.

L’étude des interfaces, en tant que dispositif heuristique, permet au chercheur d'identifier ces discontinuités sociales, prises avec lesquelles il essaie de comprendre les processus de négociation et de transfert de sens entre les acteurs, pour mieux déployer le changement. Sans cela, les changements déployés à partir de modèles uniquement normatifs ne peuvent se concrétiser.

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184 Long N. et Long A., Battlefields of Knowledge : The interlocking of Theory and Practice in Social Research and

Development, London : Routledge, 1992.

185 Long N., « An actor-oriented approach to development intervention, in Rural Life Improvements in Asia », Tokyo : Asian

Productivity Organisation, 2003.

186 Long N., « Actors, interfaces and development intervention: meanings, purposes and powers », in Development

Intervention. Actors and Perspectives, (Tiina Kontinen, éd.), Helsinki: Helsinfors, 2004, pp. 14-36.

187 Les situations dites d’intervention concernent la conception et la mise en œuvre de projets et de programmes de

développement social par les pouvoirs publiques, à destination des populations des zones rurales des pays d’Amérique Latine.

Cette approche donne de l’épaisseur sociale à l’interface. Elle devient une zone organisée de relations caractérisée par la contradiction des points de vue et des intérêts, d’où sa propension conflictuelle et son activité politique. Elle localise une discontinuité sociale ou, si l’on considère qu’il n’y a pas de rupture nette entre les entités, une zone intermédiaire. Chazal (2002)189 étudie de

plus près la position et la fonction d’intermédiaire que remplit l’interface.

1.1.4. L'

INTERFACE COMME INTERMÉDIAIRE

Dans une démarche qui s'inscrit dans une philosophie de la forme, initiée dans le domaine de l’informatique et du transfert d’informations, Chazal interroge différents objets intermédiaires dans leur fonction de médiation, tels que la peau, la culture, l’outil ou la machine pour généraliser l’interface. Pour restituer les apports de ce travail, majeurs de notre point de vue, nous partirons de l’une des définitions de l’interface que propose l’auteur pour ensuite en souligner les implications.

Selon Chazal (2002)190, l’interface est « ce qui se glisse entre deux éléments pour les relier, les mettre en rapport, les faire interagir et les modifier profondément en les intégrant dans un tout auquel ils se soumettent ».

L’interface est un entre-deux qui « se tend entre des pôles qui s’opposent et interagissent » (Chazal, 2002)191. Elle constitue un carrefour d’interactions et résulte de mouvements itératifs entre les

éléments. Dans ce jeu d’interactions, l’auteur montre que l’interface est structurante.

En effet, l’une de ses fonctions, qui consiste à mettre en relation des éléments différents, suppose des normes. En informatique, par exemple, un protocole prescrit comment doit être rédigé le message pour qu'il puisse franchir les interfaces et être bien reçu. Or, les éléments à mettre en relation sont également fondés sur des normes, souvent différenciées. Il s’ensuit que la constitution d’une interface implique l’intégration des normes des éléments entre lesquels elle se place. Il a donc une restructuration de ces éléments à partir de leur interface, ce qu’exprime implicitement l’inter-structuration.

La constitution de ces normes s’explique essentiellement par le rôle joué par l’interface dans les processus de communication. L’inter-structuration est en effet le préalable à l’échange d’information. Cette dernière, fondamentalement, est le substrat qui transite par une interface. Parallèlement, dans le champ des relations humaines, cette activité de communication à l’interface problématise la formation de l’intersubjectivité. L’auteur précise que les rapports sociaux ne tiennent pas de la simple présence à l’autre, mais de la construction de nombreux intermédiaires. Ceux-ci, par leur réciprocité, mettent au dehors l’interne et internalise l’externe. Ce faisant, l’interface crée un espace d’interactions « constitutif du même et de l’autre » (Chazal, 2002)192, de

l’altérité et de l’identité.

L’interface n’est pas passive dans ces échanges informationnels et cognitifs, ces derniers supposent autant son ouverture que sa fermeture. En d’autres termes, l’intermédiaire a le pouvoir de favoriser ou non le passage. Cette capacité de l’interface est concrétisée par des dispositifs de contrôle et des dispositifs d’action sur les échanges mais aussi par des dispositifs contrôlant et

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189 Chazal G., Interfaces : Enquêtes sur les mondes intermédiaires, Seyssel, Champ Vallon, 2002. 190 Ibid., p. 14.

191 Ibid., p. 131. 192 Ibid., p. 196.

agissant sur son propre fonctionnement (Chazal, 2002)193, ne serait-ce que pour éviter les goulots

d’étranglement.

L’interface développe donc une action propre sur les éléments qu’elle relie. Elle a par conséquent une certaine autonomie, comme le montre d’ailleurs l’analyse stratégique dans le champ de l’organisation humaine194. Son organisation et sa propension à l'autonomie sont expliquées par

l’auteur par la nécessité, puisque l’interface mobilise des sources d’énergie extérieures à elle, dont la somme est supérieure à la sienne (Chazal, 2002)195. L’interface est donc dans l’obligation de les

canaliser.

Sur un plan plus ontologique, Chazal met en évidence un élément essentiel de l’interface, souvent négligé ou sous-valorisé dans les développements traitant de cet objet : le fait que l’interface n’est pas réductible à la liaison.

La liaison, en effet, implique la séparation. Par conséquent, l’interface « sépare, identifie ou

différencie des éléments et en même temps les relie » (Chazal, 2002)196. Elle opère en effet une

séparation parce que les éléments qu’elle relie doivent avoir leur propre existence et une certaine autonomie ; ainsi, pour l’auteur, la séparation précèderait l’interface (Chazal, 2002)197.

L’interface relève donc d’une dialectique, et cette dialectique produit de la richesse, de la complexité et l’émergence de formes. À cet égard, l’interface est elle-même une émergence puisque lorsque deux formes sont reliées, une nouvelle forme est créée dans l’entre-deux, avec des propriétés différentes de la somme des propriétés des éléments reliés (Chazal, 2002)198. Cela

rejoint tout à fait l’autonomisation des relations transfrontalières telle que décrite par Crozier et Friedberg (1977)199, lorsqu’ils parlent de « système d’action relativement autonome dont la logique propre sera irréductible à la finalité première et à la rationalité instrumentale qui ont présidé à sa naissance ».

L’émergence à l’interface est synonyme de nouveauté, d’innovation. L’intermédiaire est en ce sens l’espace où la nouveauté jaillit (Chazal, 2002)200. C’est dans ce mouvement complexe de séparation

et de liaison que les savoirs s’élaborent, ce que l’on retrouve en filigrane dans le principe d’interactivité cognitive proposé par Savall et Zardet (2004)201 ou dans les travaux de Friedberg

(1993)202, lorsqu’il écrit que « les savoir-faire décisifs se forment toujours dans les interfaces et non dans l’amélioration intrinsèque des expertises prises isolément ».

Pour l’auteur, les interfaces occupent un rôle majeur en ce qu’à travers elles un tout se forme en même temps que ses parties se transforment. Par leur fonction d’intégration et de différenciation, elles conjuguent l’un et le multiple, le stable et l’instable, le synchronique et le diachronique. Cependant, cette contribution constitue également une faiblesse. Une organisation souffre en effet lorsqu’une interface essentielle à son fonctionnement cesse de jouer son rôle de médiateur, qu’elle « se retourne sur elle-même » pour devenir un objet pour soi, confisqué, qui ne participe plus à l’intérêt collectif.

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193 Ibid., p. 139.

194 Cf. 0.4.1.3. L’autonomisation de la frontière, p. 28. 195 Chazal G., Interfaces... op. cit., p. 136.

196 Ibid., p. 196. 197 Ibid., p. 114. 198 Ibid., p. 267.

199 Crozier M. et Friedberg E., L’acteur et le système, Édition du Seuil, 1977. 200 Chazal G., Interfaces... op. cit., p. 268.

201 Savall H. et Zardet V., Recherche en sciences de gestion : Approche qualimétrique. Observer l’objet complexe, préface du Pr. Boje

D., Paris, Économica, 2004

202 Friedberg E., Le pouvoir et la règle. Dynamiques de l’action organisée, Éditions du Seuil, 1993, 2ème édition revue et complétée

À ce propos, François Dagognet (1982)203 met en évidence ce qu’il appelle une « loi de l’interface »,

dans le vivant, la physique nucléaire et l’artificiel : si l’un des termes de l’interface envahit l’autre, le domine ou le réduit trop, l’interface s’atrophie et ne fonctionne plus. Ajoutons que l'interface court également le risque d'absorber l'un de ces termes ou de s'épuiser dans une communication impossible.

La réflexion de Chazal apporte deux éléments essentiels pour notre recherche. Le premier élément est le rôle de différenciation de l’interface, qui précède et implique celui d’intégration. Cela a pour conséquence que le besoin croissant d’intégration au sein des organisations productives (Tarondeau, 1993)204 nous incitera à explorer l’état et les processus de leur différenciation. Le

second élément est le fait de concevoir l’interface comme une zone émergente et d’émergence. Celle-ci est créatrice de valeur lorsque la dialectique liaison / séparation est équilibrée, elle est au contraire destructrice de valeur lorsque l’un des termes de cette dialectique envahit l’autre.

Les travaux précédents alimentent utilement la connaissance de l’interface mais appréhendent généralement indifféremment interface et frontière ou emploient l’un et l’autre sans expliciter leur positionnement respectif. C’est pourquoi, avant de proposer une définition de l’interface, nous exposons les principales conceptions et caractéristiques de la frontière organisationnelle.