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PROCESSUS D’INTÉGRATION DIFFÉRENCIATION

Encadré 1. 1 : critères et notions-clés caractérisant les mondes

Le! principe% supérieur% commun! désigne! une! représentation! qui! permet! l'équilibre,! et! donc! l'existence! d'un! monde.! C'est! en! référence! à! ce! principe! que! les! personnes! d'un! monde! établissent!des!équivalences!leur!permettant!de!se!mettre!d'accord!et!de!résoudre!leurs!conflits.! L'état% de% grandeur% caractérise!ce!qui!est!petit!ou!grand!dans!un!monde,!spécifique!à!chaque! monde.! Par! exemple,! l’improvisation! correspond! à! l’état! de! grand! dans! le! monde! de! l’inspiration.!L'état!de!grand!et!ses!avantages!ont!des!effets!positifs!sur!le!monde!en!son!entier,! les!“petits”!en!bénéficient.! Le!rapport%de%grandeur!est!caractérisé!par!la!nature!et!la!logique!de!la!relation!entre!grands!et! petits.!Il!s'évalue!à!partir!de!la!justification!avancée!par!les!uns!et!les!autres!sur!la!nature!de!leur! relation.!Par!exemple,!dans!le!monde!domestique,!la!subordination!au!père!est!un!devoir!et!un! honneur!pour!le!petit,!le!grand!a!le!devoir!de!prendre!soin!du!petit.!Pour!les!auteurs,!l'état!de! grand! n'est! pas! déterminé! par! une! quelconque! position.! Toute! personne! peut! y! accéder! sous! réserve!de!consentir!des!efforts,!un!prix!à!payer,!un!coût!d'acquisition,!une!prise!de!risque,!c'est! la!«!formule(d'investissement(».!!

Les!répertoires!désignent!quant!à!eux!les!objets!humains!et!non!humains!importants!pour!un! monde.!L'épreuve%modèle%est!une!épreuve!qui!touche!à!la!pureté!par!la!cohérence!des!sujets!ou! des!objets!mobilisés,!par!exemple!le!test!d'une!nouvelle!machine!dans!le!monde!industriel!en! présence! des! ingénieurs,! techniciens! et! opérateurs! ou! le! lancement! d'un! nouveau! produit! qui! réunit!les!vendeurs!et!les!marketeurs.!

L'épreuve! est! le! surgissement! d'une! situation! qui! engage! des! sujets! et! des! objets! dans! une! relation!complexe.!Une!controverse!(un!conflit)!peut!être!arrêtée!par!une!épreuve.!!

La! figure% harmonieuse! est! une! image! symbolique,! idyllique,! d'un! monde,! comme! la! famille! autour!du!père!dans!le!monde!domestique.!Dans!ces!figures!se!développe!une!forme!de!relation! dite!naturelle,!évidente,!attendue!de!tous,!la!plus!fréquente.!Dans!le!monde!civique!par!exemple,! les!personnes!adoptent!le!registre!de!l'argumentation!pour!convaincre.! Enfin,!le!mode%d'expression%du%jugement!est!le!vecteur!par!lequel!s'expriment!les!personnes! pour!émettre!un!avis!sur!ce!qu'il!se!passe!dans!un!monde,!par!exemple!le!scrutin,!le!prix,!ou!le! chronomètre.! ! Source!:!Amblard!et!al.,!1996!!

L’intégration, processus venant réguler la différenciation cognitive, est une équilibration cognitive qui permet d’aboutir à la coordination des acteurs. Reposant sur des modalités différentes selon les cas, elle met en compatibilité les cadres cognitifs, ce qui permet aux acteurs d’accorder au réel la même signification.

1.2.3.3.2. L’

INTÉGRATION COGNITIVE OU LA COORDINATION DES

MONDES

L’intégration est variable dans son degré, sa globalité et sa stabilité : elle oscille entre un accommodement sans transformation cognitive et la construction de dispositifs dépassant les grandeurs en présence, mettant en compatibilité des représentations initialement incompatibles car à l’œuvre dans des mondes différents.

Dans le premier cas, pour clore le conflit intra-monde, le principe supérieur commun (cf. encadré 1.1) est invoqué après l’engagement d'une épreuve. Ceci est possible puisque les personnes d'un même monde partagent un même système d'équivalence, se déplacent dans une grandeur identique et accordent au réel la même signification. Les objets sont identifiés puis hiérarchisés de manière compatible par les acteurs. L’accord est recherché dans la confrontation des objets et des sujets qui sont considérés comme fiables par les protagonistes. L’intégration revient à faire appel et à remettre au centre de la relation la convention acceptée par les acteurs d’un monde et qui les unit. Ne pas accepter cette convention impliquerait l’exclusion du monde ou l’appartenance à un autre monde.

Dans le deuxième type de situation, les mondes se jouxtent mais jamais ne s'engagent dans une épreuve. Les coordinations se trouvent alors dans les mondes respectifs, dans des relations qui font intervenir des sujets ou des objets consensuels, qui réalisent la médiation intra-monde. Les mondes cohabitent dans ce cas sans discorde mais l'équilibre reste provisoire. La différenciation des mondes est tolérée par eux, elle ne produit pas le conflit ouvert. L’intégration est réalisée par un consensus mou, elle n’est donc pas consolidée et reste fragile. Cela correspond à la juxtaposition des régulations décrite par Reynaud, caractérisée par le conflit latent.

Le troisième et dernier type de situation, le conflit inter-mondes, fait intervenir trois types de solution. Le premier consiste en la clarification du conflit dans un seul monde. Celui-ci se réorganise pour être en mesure d’assurer la compatibilité avec l’autre monde. L’intégration est réalisée par la transformation de l’un des protagonistes.

Les mondes peuvent également réaliser un arrangement local. Dans ce cas, les acteurs restent chacun dans leur monde mais se mettent d’accord localement sur une transaction, un marchandage plus ou moins explicite. Cet accord n’est pas généralisable, il faudrait alors un principe supérieur commun partagé par les acteurs, il est provisoire et contingent. Si une épreuve intervient dans cet arrangement, chaque acteur brandit le principe supérieur commun du monde auquel il se réfère et le conflit se développe. L’intégration est dans ce cas locale et partielle. Enfin, le troisième type de solution consiste à obtenir un accord généralisé, les auteurs écrivent « frayer un compromis » alors que Reynaud parle de régulation conjointe. Ce compromis constitue une forme d'accord plus durable, qui vise un bien commun et dépasse les grandeurs en présence. Il établit un dosage entre elles et associe les registres d'action des acteurs concernés. Le droit des travailleurs en est une illustration, en tant que compromis entre mondes civiques et industriel. La fiabilité de ce compromis implique la consolidation de « dispositifs ». Ces dispositifs émergent entre les mondes, par et dans leur interaction, soit en mobilisant des objets appartenant aux mondes de référence, dotés d’une identité propre et partagée, ce qui permet de dépasser

l’opposition originelle, soit en transformant ensemble des objets extraient de leur monde de référence respectif en un objet innovant, articulant les logiques des différents mondes.

L’intégration des mondes est opérée par la création d’une interface en mesure de les maintenir. Cette interface est dotée d’objets innovants que les acteurs co-construisent. La co-construction d’une interface innovante permet donc de réguler plus durablement leur différenciation et leur conflit.

Il est également à noter que certains dispositifs ne peuvent être fondés que sur la prééminence acceptée d'un monde tiers, ce que développe également Reynaud (1989)359. Ce monde doit pouvoir

servir de monde de référence pour les mondes en conflit.

Enfin, la construction de compromis nécessite des caractéristiques particulières, notamment concernant les acteurs impliqués. Elle est facilitée lorsque les acteurs ont une origine ou des compétences légitimes pour les mondes en confrontation, qu’ils sont en mesure de fabriquer des liaisons entre eux et qu’ils détiennent une grandeur, au sens de Boltanski et Thévenot, reconnue dans ces mondes pour aider à dépasser les divergences. Ces acteurs correspondent aux « acteurs

intégrateurs » ou aux « acteurs interfaces » développés précédemment.

1.2.3.3.3. L

A FRONTIÈRE

,

UN ESPACE D

INTERACTIVITÉ COGNITIVE

La frontière constitue dans cette approche un espace intermédiaire, une discontinuité dans le champ cognitif. Elle est plus fondamentalement une zone d’interaction cognitive, médiatisée par des conventions et des objets humains et non humains, ce que les auteurs désignent par le terme de « répertoires ».

1.2.3.3.4. U

N ACTEUR GUIDÉ PAR SES SCHÈMES INTERPRÉTATIFS

Les acteurs sont désignés par le terme de « personnes » dans cette approche, bien qu’il n’y ait pas de rupture épistémologique dans la conception de l’individu entre les approches sociologiques de la régulation, telles que l’analyse stratégique et la théorie de la régulation sociale, et celles des conventions (Amblard et al., 1996)360.

Les économies de la grandeur postulent que les acteurs adoptent des modèles cognitifs, des schèmes interprétatifs, leur permettant de composer avec l’incertitude, de classifier et d’ordonner les événements. Elles définissent les acteurs comme partageant des systèmes de représentations sur la base desquelles ils construisent des règles d’interaction et ainsi leur action collective.

1.2.3.3.5. U

NE INTERFACE COGNITIVE

L’interface, dans les économies de la grandeur, apparaît comme un espace d’équilibration cognitive où est construite la coordination des acteurs, par la régulation de la différenciation et de l’intégration de leurs représentations.

Les acteurs, appartenant à des mondes différents, sont différenciés par les conventions qui leur permettent d’accorder aux événements une signification. L’incompatibilité de ces différenciations conduit au conflit. L’interface a alors pour fonction de construire et de sceller des accords pour générer de la coordination.

Les accords sont d’une intensité et d’une généralité variables. Ils oscillent entre l’accord minimum, qui correspond à la juxtaposition des mondes et au conflit latent, et l’accord maximum, c’est-à-

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

359 Reynaud J.-D., Les règles du jeu. L’action collective et la régulation sociale, op. cit., p. 39.

dire généralisé, durable et résultant d’une transformation cognitive croisée. Ce dernier nécessite une structuration innovante de l’interface entre les protagonistes en conflit.

L’innovation dans la construction d’une interface procédant par co-construction, matérialisée par la consolidation de dispositifs, en tant que levier relativement durable de génération de la coopération, traverse un nombre significatif de corpus théoriques, indépendamment de leur ancrage épistémologique. Nous l’avons rencontré précédemment dans les travaux de Follett (1924)361, dans ceux de Williamson (1975362, 1985363) avec la structure de gouvernance, ou encore

dans ceux de Reynaud (1979)364 avec la régulation conjointe.

Cette approche éclaire la dimension cognitive de l’interface. Elle comporte néanmoins deux limites importantes. D’une part, en ne considérant que les cadres cognitifs des acteurs, elle ne considère que leurs états intérieurs. Elle ne prend pas en compte l’environnement des acteurs et la dimension politique de celui-ci. À ce sujet, Amblard et al. (1996) précisent que les rapports de pouvoir sont beaucoup plus présents que ce que Boltanski et Thévenot ne veulent bien le concéder. D’autre part, les économies de la grandeur assimilent la coordination à une intégration cognitive. Or, si l’intégration cognitive est nécessaire à la coordination, elle n’est pas suffisante, tant les modalités d’organisation concrètes influent sur la coordination et médiatisent la cognition des acteurs.

Nous aborderons la question de l’organisation et de la gestion délibérées des interfaces lorsque nous développerons la conception de la théorie socio-économique des organisations. Avant cela, voyons l’apport de la théorie des systèmes pour notre objet de recherche.

1.2.4. L’

APPROCHE SYSTÉMIQUE

La systémique constitue l’un des fondements des travaux de Lawrence et Lorsch, de Crozier et Friedberg, ou de Reynaud, ces auteurs concevant en effet l'organisation comme un système ouvert. Appréhendée notamment à travers la théorie du système général (Le Moigne, 1977)365, la

systémique met en relation l’intégration-différenciation des systèmes complexes et leurs capacités à s’enrichir et à se stabiliser. Dans ce cadre, l’interface apparaît comme un dispositif algorithmique, au service des projets du système, organisant les échanges et la coordination de sous-systèmes différenciés.

1.2.4.1.

L’

ÉMERGENCE DE LA DIFFÉRENCIATION ET DE LA COORDINATION

,

OU