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L’intendance et la logistique

I- L’intendance et la guerre de 1870

3. L’intendance et la logistique

Il n’y a pas lieu ici d’aborder l’organisation logistique de l’armée au moment de l’entrée en campagne et pendant la guerre. Il serait alors nécessaire d’analyser, notamment, les règlements militaires relatifs aux approvisionnements et d’examiner leur application. Comme nous l’avons dit dans l’introduction, cette démarche nous éloignerait de l’approche choisie pour notre étude. Il nous suffit de demeurer au niveau des principes.

Comme l’a bien montré un sous-intendant102, lorsque l’intendance entre en campagne, elle doit, en fait, surmonter un troisième handicap, interne à son mode de fonctionnement, qui est celui de la force des habitudes, et même de la routine, selon ses détracteurs. D’abord, à l’inverse du temps de paix, elle ne dispose de pas de doctrine uniforme pour le temps de guerre, chacun interprète la règlementation à sa convenance. On ne touche pas aux règlements qui ont été élaborés tant sous la restauration que la monarchie de juillet et qui sont restés immuables. Ensuite, sa propension au formalisme, accompagnée d’une volonté de précision et de minutie, va contribuer à ralentir ses actions, alors que ces qualités ne sont pas applicables en campagne où la réussite dépend en grande partie de la réduction au maximum des délais de réaction. Ces méthodes de travail induisent une surveillance très poussée qui peut être acceptée en temps de paix, mais qui devient tracassière et étroite en temps de guerre. Par voie de conséquence, certains observateurs accusent l’intendance de perdre de vue le but de sa mission, accompagner la guerre, et de s’absorber dans les détails et dans les chiffres103. Enfin, elle est soumise à une centralisation excessive chez le ministre qui explique la masse des télégrammes qui va déferler sur Paris. De nombreuses situations, relatées dans les souvenirs d’officiers, illustrent les conséquences de cette organisation défectueuse. Par exemple, certains corps, qui attendent des harnachements pour leurs chevaux, reçoivent des caisses de selles sans accessoires, ou bien d’énormes paquets de brides ou de mors, mais ni sangles, ni courroies104. Le défaut du manque d’accoutumance au fonctionnement en campagne va être reproché à l’intendance bien longtemps encore après la guerre105.

Cet état d’esprit va avoir une grande influence sur la mise en œuvre des méthodes d’approvisionnements. Comme le rappelle un intendant, il existe deux procédés d’approvisionnement. Les armées peuvent soit prendre sur le pays occupé, soit constituer des approvisionnements et les livrer par convois106. Il s’agit soit « de vivre sur le pays » soit de « vivre sur l’arrière »107. L’intendance française va privilégier la technique des convois alors que l’intendance

102 Sous-intendant Gruet, op.cit., p.400, p.595 et p.599.

103 Les institutions militaires de la France, Paris Delagrave, 1882, p.174. 104 Général Montaudon, Souvenirs militaires, Paris Delegrave, 1900, p.61-63.

105 Capitaine Jibe, L’armée nouvelle, ce qu’elle pense, ce qu’elle veut, Paris Plon, 1905, p.232.

106 Sous-intendant Nony, op.cit., p.37.

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allemande va plutôt vivre sur le pays en procédant par réquisitions. C’est pour la plupart des analystes, qui vont lui en faire le reproche, l’une des raisons majeures qui expliquent la réussite des prussiens pour assurer leurs approvisionnements. Ce choix serait expliqué par l’expérience des campagnes menées en Algérie au cours desquelles les ressources du pays rendent les réquisitions peu fructueuses108. En effet, dans ce pays, les marches vers un but éloigné de la base d’opérations ne peuvent se prolonger longtemps à moins d’emmener d’immenses ressources. Mais comme il est rappelé aux cours des débats sur les lois sur l’organisation de l’armée, on ne fait pas vivre une armée de 4 à 5000 hommes comme une armée de 30 000109. Les généraux se croient toujours en Afrique, traversant le désert. Ils veulent tout trainer derrière eux110. Cependant, pour beaucoup de

commentateurs, derrière les généraux se cache l’intendance. Cette dernière aurait poussé de toutes ses forces pour faire accepter par les généraux le système des convois afin de se rendre indispensable111. On attribue donc à l’intendance toute la responsabilité dans le choix du mode d’approvisionnement112. Cette organisation est dénoncée comme illogique dans de nombreux écrits et surtout motivée par la volonté de suivre des traditions d’approvisionnements113. Contrairement à l’armée allemande qui a su s’adapter à la situation et qui, tout en pressurant systématiquement le pays114, a su garder une certaine mesure, et ne pas franchir la limite au-delà de laquelle l’exaspération des individus dépouillés suscite l’esprit de révolte et les pires représailles. Ce résultat n’a pu être atteint que parce que l’exploitation des ressources locales a été conduite avec un esprit de méthode et de précision. En effet, l’armée allemande a notamment mis place des zones d’approvisionnement sur les lignes d’étapes, et a organisé hiérarchiquement les municipalités De plus, les autorités militaires ont agi énergiquement non seulement contre les détenteurs de ressources mais aussi contre les auteurs des déprédations115. Une étude récente souligne encore que l’utilisation des réquisitions par l’intendance aurait pu atténuer le problème116. Cependant, dans une lettre de la direction de l’intendance du 29 mai 1870, l’intendant général Friant, désigné comme intendant de l’armée de la Loire, ordonne d’utiliser d’abord, le plus possible, les ressources du pays, soit par voie de marchés, soit par réquisitions. Il laisse aux intendants la plus large initiative117. Tirant les enseignements de la

108 Adriance, op.cit. p.87-88.

109 Audiffrte-Pasquier, op.cit., p.39.

110 Girard, Journal des sciences militaires, 1877, « La réorganisation de l’armée française », p.96-98.

111 Général Lewal, op.cit. p.591.

112 Intendant militaire Raffi, Revue de l’intendance militaire, 1931, « Le rôle de l’intendance militaire dans la conquête de l’Algérie », p.255.

113 Les institutions militaires de la France, Paris Delagrave, 1882. Le Spectateur militaire, 1871, « La guerre de 1870 », p.72.

Général Lewal, Etudes de guerre. Tactique de marche, Paris Dumaine, 1876, p.591.

114 Intendant militaire Charring G., Revue de l’intendance militaire, 1939, « Entretien des armées allemandes en août et septembre 1870 », p.1.

115 Sous-intendant Pérot, Revue de l’intendance militaire, 1900, « Administration, contributions et réquisitions allemandes en 1870-1871, dans le département de l’Aube », p. 355-356.

116 Adriance, op.cit., p.87-88.

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guerre, des intendants remettent au goût du jour la règlementation relative aux réquisitions118, et reconnaissent que les ressources du pays auraient pu être utilisées et qu’il faut être formé à ce mode d’existence des armées119. D’autres sont plus nuancés et doutent de la possibilité de vivre uniquement sur le pays120. Mais comme le souligne un historien de l’époque, le recours à la réquisition supposait que ce système fût bien préparé, bien régularisé pour que les habitants s’accoutumassent à le considérer comme un procédé d’utilité publique mais sans dommages pour eux, et que les autorités militaires n’en usassent pas arbitrairement121. Il ne faut pas que la réquisition devienne le « veni, vidi, vici » du chapardage122.

Pour que ce système puisse donner sa pleine efficacité, il fallait qu’il puisse s’accorder avec le mouvement des troupes et que, notamment, le commandement remette en usage le cantonnement123. Comme la soupe124, y compris même la marmite !125, la question des cantonnements, habituellement assez anodine dans les études militaires, va prendre une importance de niveau stratégique. Par exemple, un lieutenant breveté de l’Ecole Supérieure de Guerre est interrogé sur la manière dont est constitué le cantonnement d’une division. Le narrateur se moque de cet officier en lui faisant répondre qu’« on ait pu perdre son temps à de pareilles niaiseries»126. De même un historien militaire, évoque, longuement et à plusieurs reprises, ce thème des ustensiles du campement127. Dans une illustration, il montre des soldats qui renversent leurs marmites pour reprendre leur progression128. Les analystes vont entrer dans les moindres détails de la mise en place des cantonnements pour expliquer, par exemple, la technique de leur échelonnement en profondeur afin d’assurer l’élasticité du service des subsistances à l’imitation des maréchaux du premier empire129. Et bien plus tard, les commentaires sur les grandes manœuvres en font encore mention130. Elle est aussi évoquée au parlement131.

Selon les critiques, la méthode des convois, envoyés de l’arrière, va conduire à la constitution d’importants impedimenta qui vont compliquer la progression des troupes. L’inconvénient logistique des convois est qu’ils alourdissent l’armée, non seulement par leur masse, mais aussi par les sujétions

118 Baratier Anatole, Les réquisitions en temps de guerre, Paris C. Tanera, 1873.

119 Baratier A., Journal des sciences militaires, 1875, « Essai d’instruction sur la subsistance des troupes en campagne dans le service de première ligne », p.553.

120 Sous-intendant Peyrolle, Revue de l’intendance militaire, 1896, « Réflexions sur le ravitaillement par l’arrière », p.330.

121 Général Boulanger, op.cit., p.123.

122 Capitaine Danrit, La guerre en rase campagne, Paris Flammarion 1891, p.69.

123 Baratier A., op.cit.

124 Général Lewal, Etudes de guerre. Tactique de marche, Paris Dumaine, 1876, p.433.

Capitaine Picard L., Leçons d’histoire et de géographie militaires, Saumur Milon, 1887, p.389.

125 Général Thoumas, Causeries militaires, Paris Kolb, 1887, p.1-4. Sous-intendant Bolot, op.cit., p.188-189.

126 Capitaine Choppin., Souvenirs d’un capitaine de cavalerie (1851-1881), Paris Berger, 1905, p.109.

127 Général Boulanger, op.cit., p.487, p.554 et p.1059.

128 Général Boulanger, op.cit., p.489.

129 Capitaine Gilbert, Essais de critique militaire, Paris Nouvelle Revue, 1897.

130 Général Bonnal H., Questions d’actualité, « Les grandes manœuvres en 1908 », p.11, p.59, et p.60.

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inhérentes à leurs mouvements. Pour les généraux, c’est un véritable carcan qui entrave les plans tactiques et les manœuvres. En effet, il faut que les ordres donnés par le commandement puissent être exécutés avec rapidité et souplesse. Cette nécessité d’éviter à tout prix l’encombrement des axes de progression des troupes est mentionné comme un dogme de l’art de la guerre, non seulement par des témoins de l’époque132, mais aussi plus tard par des théoriciens en se référant à cette campagne133. De nombreux témoignages soulèvent ce problème d’encombrement. Il est souvent causé par suite d’erreurs et de retards dans l’exécution des ordres, car l’intendance a besoin de délais de réaction pour corriger les itinéraires134. Les troupes doivent donc attendre le passage des convois pour pouvoir manœuvrer135, car ces derniers allongent les colonnes136. Les soldats doivent s’adapter à cette situation et « on a fini par rendre les accessoires presque aussi considérables que le principal, c'est-à-dire les combattants »137. C’est, par exemple pour faire face à cette contrainte logistique que les troupes auraient perdu du temps à Metz et que les prussiens en auraient profité pour couper la retraite à Verdun138. C’est aussi pour tenir compte du délai de passage des convois que le Général du Barail doit attendre le lendemain matin pour quitter son bivouac139.

Après la guerre, de très nombreux auteurs vont indiquer les moyens qu’il fallait utiliser pour assurer les approvisionnements dans les meilleures conditions. Il suffit ici de donner quelques exemples significatifs. Le conseil peut être une évidence, comme cette détermination de la quantité de vivres qui sera fondée sur ce qui est nécessaire à un homme et un cheval par jour, sur le nombre d’hommes et d’animaux à nourrir, et sur le laps de temps pendant lequel ils devront être nourris140. La recommandation peut-être aussi très générale, et son application laissée à l’initiative de ceux qui vont la mettre en œuvre, comme celle qui affirme qu’une armée doit exploiter le pays comme si elle ne doit rien attendre de l’arrière, et organiser des convois comme si elle ne doit rien tirer du pays141. Cependant la solution est le plus souvent plus technique comme celle qui préconise de vivre le plus souvent possible chez l’habitant, de forcer le soldat à conserver les vivres de sac, et de doter chaque bataillon de quelques voitures légères appartenant au régiment et non plus à l’administration142.

La guerre a donc marqué l’armée de terre, en général, en lui faisant prendre conscience des impératifs de la logistique, et l’intendance, en particulier, en faisant ressortir ses faiblesses. Elle va

132 Général Jarras, Souvenirs du chef d’état-major de l’armée du Rhin (1870), Paris Plon, 1892, p.352.

133 Général Ragueneau, Stratégie et transport des ravitaillements, Paris Berger-Levraul, 1924, p.6.

134 Dick de Lonlay, op.cit., p.207.

135 Général Boulanger, op.cit., p.1082.

136 Général Lewal, op.cit., p.266.

137 Général Lewal, op.cit., p.580.

138 Pierron, op.cit., p.75.

139 Olivier E., « La guerre de 1870. Les batailles sous Metz-Borny », Revue des deux mondes, 1870, p.515.

140 Colonel Fix, Le service dans les états-majors, Paris Berger-Levrault, 1891, p.91.

141 Olivier E., Journal 1846-1869. L’empire libéral, études, récits, souvenirs, Paris Garnier, Tome XI, 1907, p.314.

142 Journal des sciences militaires, juin 1872, « Difficultés que rencontre en France l’administration des grandes

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aussi avoir une incidence, plus ou mois marquée, sur la carrière des intendants qui y ont participé, en les faisant parfois remarquer.