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L’administration militaire

I- Les intendants représentants de l’administration militaire

1. L’administration militaire

La première impression de l’administration militaire qu’en donnent les analystes est celle d’une tendance à l’omnipotence comme le ressent le général du Barrail qui cite le cas du général Lefort qui passe toute sa carrière dans les bureaux du ministère ce qui le conduit à la conception que l’armée est faite pour les bureaux et non les bureaux pour l’armée. Mais en reprenant des propos du duc d’Audiffret Pasquier, il explique que l’attitude relevée précédemment serait celle de tout général qui, malgré toutes ses excellentes intentions, serait contraint de se laisser dominer par les bureaux1, car une partie de l’armée ne chercherait qu’à faire valoir des privilèges ou mettre en avant des prérogatives en oubliant le principe que les troupes sont réunies pour servir l’Etat2. Les intendants contestent cette perception des bureaux de la guerre qui en font une puissance occulte3. Cette situation conduirait à annihiler la subordination de l’administration au commandement prônée par la loi du 16 mars 18824. Certains, dès la fin de la guerre de 1870, qualifient même cette administration de caste, ce qui serait le principal obstacle au progrès5. Cette prépondérance de l’administration conduirait à une tendance au conservatisme. Cette idée se retrouve dans de nombreux commentaires.

1 Général du Barrail, Mes souvenirs, p. 127 et p.182.

2 V. Chareton, Projet motivé de réorganisation de l’état militaire de la France, Paris Plon, 1871, p.55.

3 Adjoint Caille, Les bureaux de la guerre et Monsieur le duc d’Auddifret Pasquier, Niort Favre, 1874, p.4.

4 Journal des sciences militaires, 9ième série, tome 24, p.162, « L’officier et les cadres supérieurs ».

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L’administration se complairait dans la routine6. Elle serait capable de s’inspecter, de se contrôler, et parfois même de se critiquer, mais elle ne saurait pas se réformer7, ce qui conduirait au maintien de règlements archaïques8, car les administrateurs auraient le culte des précédents9. Livré à lui-même, le fonctionnement de cette administration occasionnerait des gaspillages comme le souligne un intendant qui évoque le compte de liquidation de la guerre de 1870 qui fonctionne encore quinze ans après la fin des hostilités et qui nécessite l’émission d’un emprunt continu duquel la Cour des Comptes ne serait jamais parvenue à obtenir des justifications sérieuses10.

La principale conséquence est le développement de la paperasse qui fait l’objet de constantes plaintes de la part du milieu militaire. La presse militaire notamment se fait l’écho des remarques ; dans un article sans concessions et très symbolique, un commentateur préconise pour en venir à bout d’employer « la masse et la hache »11, et le thème revient encore bien des années plus tard12. Une étude plus récente l’évoque13. Les intendants expliquent, bien avant la guerre de 1870, la nécessité de la multiplication des écritures par le besoin de maintenir la clarté de la comptabilité14, ou par le besoin de satisfaire à des besoins infinis avec des moyens limités15, mais après la loi du 16 mars 1882, l’intendant militaire Perrier reconnaît que la recherche de la diminution des abus entraîne la multiplication des formes qui ne diminue que les moyens de les reconnaître16. Les témoignages sur l’extrême complexité des procédures administratives ne vont pas manquer. D’une façon générale, la législation contient des subtilités qui assoient la puissance de ceux capables de les démêler17, ou génère une foule d’impédimenta de toute nature, qui gênent les corps sous prétexte d’administration18. Des secteurs particuliers sont parfois évoqués. Ainsi les comptables des corps de troupe doivent former au moins pendant deux ans leurs secrétaires19. Toute question de solde devient un problème plus difficile à résoudre qu’une équation du quatrième degré20. Il faut deux mois pour organiser des

6 Louis Jolivet, op.cit., p.5. L’auteur qui est un officier d’administration très vindicatif, ajoute en faisant référence aux intendants : « …dès qu’un téméraire ose y porter la main, on les voit s’entendre comme larrons en foire pour courir sus à cet ennemi de leur douce quiétude… ».

7 Revue politique et parlementaire, mai 1897, p.295.

8 Capitaine P. Simon, La discipline moderne, Paris Lavauzelle, 1908, p.52.

9 J. Monteilhet, op.cit., p..157.

10 Bolot, op.cit., p.164.

11 La France militaire, 28 avril 1880.

12 La France militaire, 22 janvier 1897, « La paperasserie dans l’armée ».

13 William Serman, « L’esprit de corps des officiers français au XIXième siècle », p.489, Sensibilité, pouvoir et

société, Actes du colloque deRouen 24-26 novembre 1987, Université de Rouen, 1987. 14 Sous-intendant Marchant de La Ribellerie, op.cit., p.8.

15 Le spectateur militaire, 1870, « A propos du livre intitulé « l’administration de l’armée française » », p.443. 16 E. Edmond, Journal des sciences militaires, 1883, 9° série, tome 11, p.282, « De l’administration et de la comptabilité des corps de troupe ».

17 Le dernier mot sur l’administration militaire, 1876, p.24.

18 F. Flatters, Le spectateur militaire, 1871, « De la réorganisation militaire de la France », p.251.

19 Revue de Paris, septembre-octobre 1910, « Administration et instruction militaire », p.740. 20 Leser, op.cit., p.213.

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manœuvres de garnison21. Pour aligner les chiffres, il faudra instituer le baccalauréat administratif22. Les formalités administratives allongent les délais23. Pour étayer les critiques, l’administration militaire française est comparée à son homologue allemande, cette dernière est, non seulement, beaucoup plus simple, mais aussi, elle est applicable aussi bien en temps de paix qu’en temps de guerre24. La comptabilité régimentaire exige une dépense de papier aussi considérable que pour un département ministériel25.

Deux solutions sont proposées pour alléger les procédures. La première est l’externalisation vers le secteur civil d’une partie des activités, notamment celles relatives aux approvisionnements26, ou de confier les emplois de secrétaires des officiers comptables à des employés civils27. Cependant, certains soulignent que la comptabilité du ministère de la guerre est particulière et qu’elle est difficilement transférable au ministère des finances28. La seconde solution, qui est beaucoup plus souvent préconisée, est la recherche de la simplification qui devient un mot d’ordre récurrent. La presse militaire multiplie les articles sur la simplification des écritures29, mais les analyses aboutissent le plus souvent à un constat d’échec, la paperasse semble invincible. Ce qui conduit un anonyme à écrire : « Simplifier la comptabilité. Hélas que de fois depuis vingt ans a-t-on pincé cette guitare ! »30. Cependant les adeptes de la simplification ne baissent pas les bras. Certains pensent qu’il faut, en s’inspirant du modèle allemand, que tout l’agencement de l’organisation administrative ait pour point de départ les exigences mêmes du champ de bataille, et repose sur de grands principes simples31. L’objectif est de mettre sur pied de guerre la machine administrative sans secousse fâcheuse32, ou au moins pour les unités mobilisées33. Pour parvenir à ce résultat, il est nécessaire de simplifier la comptabilité des approvisionnements34. Cependant ces propositions ne débouchent pas sur des

21 Sous-intendant Bolot, op.cit., p.184-185.

22 Revue du Cercle Militaire, 15 janvier 1887, « Esquisse d’un projet de réforme des corps de troupe », p.140. 23 Verdier, op.cit., p.358. L’auteur cite une affaire de distribution de couvertures demandées en plein hiver, et qui ne sont disponibles que vingt jours plus tard au moment de la disparition du froid.

24 Emile Simond, Journal des sciences militaires, 1883, 9ième série, p. 255, « De l’administration et de la comptabilité des corps de troupe ».

25 Morale de l’invasion prussienne, p.15. 26 H.C. Margaine, op.cit., p.37.

Morale de l’invasion prussienne, op.cit., p.194.

Général Gougeard, op.cit., p.85. Charles de Freycinet, op.cit., p.366.

Jules Moch, Journal des sciences militaires, 1874, p.525, « Etude sur l’organisation du régiment d’infanterie ».

27 A.G., Revue du cercle militaire, 8 mai 1897, n°19, p.482, « Les employés dans l’armée ».

28 Cosseron de Villenoisy, Journal des sciences militaires, 1874, p.35, « Observations relatives au règlement du 19 novembre 1871 ».

29 La France militaire, 28 octobre 1887, « Simplification des écritures » ; 28 avril 1888, « Simplification ! » ; 26

mars 1897, capitaine retraité Godard, « L’administration française et la simplification des écritures ; 15 mars 1898, « Simplification des écritures ».

30 Commandant X, Revue de Paris, janvier-février 1904, p.747, « Une réforme maritime ».

31 Camille Pelletan, op.cit., p.8.

32 Jules Moch, op.cit., p.525.

33 Journal des sciences militaires, Tome 29, p.181, « Chronique de la quinzaine ». 34 Colonel Lewal, Entretiens sur l’administration militaire, p.59.

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mesures concrètes. Des études demandent des changements plus précis dans les modalités de tenue de la comptabilité. Ainsi, dans un mémoire du 12 mars 1874, l’intendant général Friant préconise d’utiliser le système de l’abonnement en remplacement de nombreux états individuels. Ce choix aurait pour avantage de préserver la sincérité, l’ordre et la promptitude dans la production des pièces justificatives, tout en supprimant une foule d’écritures et en liquidant les comptes de guerre dans des délais plus courts35. Cette idée est encore reprise plusieurs années plus tard36. Un observateur demande, pour la mise en œuvre des réquisitions, l’emploi de chèques, au lieu des bons, qui exigent un système de comptabilité plus expéditif, et, comme précédemment, réduit les délais de liquidation des comptes des guerres37. Deux autres idées remettent en cause le fonctionnement administratif des corps de troupe. La première est la suppression de la masse (budget) individuelle de petit équipement, qui exige la tenue d’un très grand nombre de registres, et son remplacement par une masse collective38. Cette proposition revient à plusieurs reprises par la suite39. La seconde à un but plus ambitieux qui consiste à remettre en cause le principe du fonctionnement financier des unités. Pour expliquer le changement demandé, et sans entrer dans le détail des techniques administratives, il convient de rappeler que le budget est alloué aux régiments par grands postes de dépense, appelés masses, par exemple l’une d’elle est consacrée à l’entretien du casernement. Les corps de troupe ne sont pas libres d’utiliser les masses à leur guise, et l’opération qui consiste à virer des fonds d’une masse à l’autre, pour s’adapter aux dépenses au quotidien, exige une demande d’autorisation instruite par l’intendance. Pour alléger la procédure, il suffirait que les virements soient faits à la fin de la gestion annuelle. Ces deux conceptions, et surtout la seconde qui est très novatrice, remettent en question le fonctionnement de l’intendance car elles lui enlèvent des domaines importants du champ d’action de la surveillance administrative qu’elle exerce vis-à-vis des régiments. Mais l’intendance n’est pas oubliée et son travail est mis explicitement en question au travers, par exemple, des deux techniques de contrôle que sont les revues d’effectifs et les vérifications des feuilles de journées. Selon les commentateurs, les revues, nécessaires dans les premiers temps du commissariat des guerres pour s’assurer du bien-fondé des allocations consenties au corps, sont devenues d’inutiles parades, car l’intendance ne manque pas de moyens de faire les vérifications bien plus efficacement sur pièces que sur place40. Il en va de même pour les feuilles de journées qui donnent lieu à un examen long et coûteux alors qu’il est facile de gagner du temps en les confrontant à d’autres états41. Son organisation

35 Pierron, op.cit., p.1406-1408.

36 Journal des sciences militaires, 9ième série, tome 11, 1883, « De l’administration et de la comptabilité des corps de troupe ».

37 Studens, op.cit., p.184.

38 G.L.M., Journal des sciences militaires, mars 1889, p.361, « L’organisation et le commandement des corps de troupe ».

39 L’Echo de l’armée, 24 octobre 1897, « La masse d’habillement ». 40 La France militaire, 25 août 1887, « Les revues d’effectifs ». 41 La France militaire, 28 octobre 1887, « Question d’indemnité ».

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logistique est également évoquée, les ravitaillements seraient améliorés si la chaîne entre le corps d’armée et les corps de troupe était simplifiée en supprimant les intendances intermédiaires42. Cependant de nombreux commentateurs conviennent que les formalités sont nécessaires pour maintenir l’ordre, empêcher le gaspillage et la fraude, et les simplifications doivent aboutir à les rendre pratiques en même temps qu’efficaces43.

A cet effet, le ministère organise des commissions d’études. Nous pouvons donner quelques exemples. Le 10 novembre 1887, une commission chargée d’apporter des modifications aux règlements adresse un rapport au président de la république. Elle est composée d’officiers de corps de troupe, d’un sous-intendant et de membres du corps de contrôle44. Le 23 avril 1900, le ministre adresse des questionnaires aux généraux de corps d’armée pour simplifier l’administration45. Une commission destinée à réformer la comptabilité militaire est mise en place en 1908 sous la présidence du général Roques. En 1912, soit quatre ans plus tard, le ministre répond à une question posée par un parlementaire en lui disant que des mesures sont encore à l’étude comme l’administration des corps de troupe sans conseil (réunions périodiques du chef de corps et de ses principaux collaborateurs administratifs)46. Des intendants participent à ces commissions, et certains sont même félicités47.

Cependant, même si de nombreux intendants sont appréciés par leurs supérieurs comme des esprits chercheurs ou innovateurs, aucun ne recherche les simplifications48, à l’exception du sous-intendant de 1ière classe Bouche49 et du sous-intendant de 3ième classe Gal. Bouche s’attache à simplifier les détails de la comptabilité, et Gal50 simplifie le fonctionnement des services dont il est chargé. Dans les autres dossiers, les notateurs font référence à des améliorations ou évoquent un esprit inventif, imaginatif, ingénieux, judicieux ou chercheur. Ces qualités, pour certains, sont déjà relevées dans les notations dans l’arme d’origine. De nombreux autres intendants ont un esprit pratique ou sont débrouillards. Cette tendance des intendants à ne pas rechercher des simplifications comptables est étonnante, car ils sont nombreux, comme nous le voyons plus loin, à avoir tenu des emplois administratifs dans leur arme d’origine et qu’ils ont, de ce fait, tenu au quotidien et dans le détail, des comptabilités. Leur changement d’attitude, après le passage dans l’intendance, peut s’expliquer par la position qu’ils tiennent dans les organismes où l’examen des comptabilités est du ressort des officiers d’administration. Cependant, cette séparation des tâches ne disculpe pas les intendants en

42 Général Lewal, Tactique des ravitaillements, p.39-42.

43 Général Cosseron de Villenoisy, Journal des sciences militaires, septembre 1886, « La désorganisation de l’armée ».

44 Journal militaire, 10 novembre 1887. 45 Revue du cercle militaire, 9 juin 1900, p.595. 46 Journal Officiel, 1912, p.1303.

47 Voir annexe n°56.

48 Voir annexes n°57 et n°58.

49 n°75, notation de 1857.

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cas d’erreurs ou d’insuffisances dans les vérifications, ils assument les fautes commises par leurs subordonnés et sont sanctionnés.

Pour alléger le poids de l’administration militaire, il s’agit, non seulement de simplifier, mais aussi de privilégier le personnel combattant en remettant en question le nombre des administratifs.