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35. L’appréciation de la preuve demeure un aspect particulièrement délaissé par la doctrine, autant au niveau interne qu’au niveau international83. Les différentes études de la preuve sont souvent limitées aux règles concernant la charge de la preuve, celles sur l’exclusion des preuves ou encore celles régissant les modes de preuve. Ainsi, John Henry Wigmore semble avoir raison lorsqu’il affirme : « L’étude des principes de la preuve, pour un juriste, comporte deux aspects. L’un est la Preuve, dans un sens général la partie qui concerne le processus progressif de persuasion dans le procès, esprit contre esprit, avocat contre juré, chaque partie cherchant à emporter la conviction du tribunal. L’autre est la recevabilité, les règles procédurales établies par le droit, fondées sur l’expérience et la tradition contentieuse, pour prémunir le tribunal (et en particulier le jury) contre une persuasion erronée. Jusqu’à présent, nos études formelles ont donné la plus grande place à ce second aspect, qui les a, en fait, monopolisées. Le premier aspect a largement été ignoré et a été abandonné au hasard d’un apprentissage sur le tas, circonstanciel et empirique, à l’occasion de la pratique »84.

36. John Henry Wigmore développe ainsi une conception large du droit de la preuve en considérant que « les règles procédurales de recevabilité ne sont qu’un préalable à l’activité principale, à savoir faire adhérer le tribunal à une conclusion exacte au moyen de matériaux fiables »85. Cette conception large s’avère complexe et méconnue. À l’inverse, c’est une conception étroite du droit de la preuve qu’embrasse la majorité de la doctrine, n’étudiant alors que les règles liées à la recevabilité des preuves. Toutefois, négliger l’appréciation de la preuve, c’est négliger l’analyse du procès. Ce dernier n’est pas juste régi par des règles de recevabilité, mais relève d’un processus complexe entraînant la conviction du juge. Or, ce processus est formé à la fois par les règles juridiques écrites que doivent respecter les parties et les juges, mais également par les méthodes d’évaluation probatoire que vont suivre les juges. D’ailleurs, la Chambre d’appel de la Cour a précisé que « Fournir des éléments de preuve à l’appui des allégations formulées constitue une caractéristique particulière des procédures judiciaires ; les juges des tribunaux ne se prononcent pas de manière impulsive ou en se

83 PARDO M. S., « Juridical Proof, Evidence and Pragmatic Meaning : Toward Evidentiary Holism », Northwestern University Law Review, Vol. 95, no 1, 2000, p. 399 : « Unlike most areas of legalscholarship […], the field of evidence is largely « undertheorized » ».

84 WIGMORE J. H., The Principes of Judicial Proof as given by Logic, Psychology and General Experience and Illustrated in Judicial Trials, Boston, Little, Brown & Cie, 1913, p.1.

fiant à leur intuition, ou encore en se fondant sur des conjectures, pas davantage qu’ils ne le font en fonction de la sympathie que leur inspire une partie ou sous l’emprise de l’émotion »86. Par conséquent, l’étude de l’appréciation des preuves permet une analyse complète du procès, et s’avère déterminante pour constater la recherche de la vérité et d’un idéal de justice particulier.

37. À l’heure actuelle, seuls quelques auteurs appartenant à la doctrine anglo-saxonne87 se sont intéressés à l’évaluation des preuves devant les juridictions internationales pénales88. Néanmoins, l’approche adoptée s’ancre soit dans une étude restreinte de l’appréciation des preuves, tel que l’admissibilité, l’usage des probabilités ou les critères judiciaires d’évaluation des témoignages, soit dans une étude élargie de la procédure pénale internationale ou de l’ensemble des juridictions internationales pénales. En conséquence, cette étude a pour objet de se focaliser sur les divers aspects liés à l’appréciation des preuves relatif à une seule juridiction pénale internationale.

38. L’intérêt principal d’une étude portant sur l’appréciation des preuves devant la Cour pénale internationale est d’envisager le procès dans son entière complexité. En premier lieu, il est nécessaire de constater que la justice pénale internationale poursuit un idéal de justice particulièrement élevé. Selon son Statut, la Cour a pour objectif de lutter contre l’impunité des crimes internationaux afin de protéger l’Humanité dans toute sa diversité. Dès lors, la Cour vient remédier, de manière corrective, à l’atteinte subie par les victimes à leurs droits et libertés. Elle vient aussi restaurer, de manière distributive, le préjudice subi par les victimes en leur accordant la possibilité de réparations matérielles. Mais le jugement de la Cour ne concerne pas juste les victimes. La Cour répare également le préjudice subi par la Communauté internationale, qui, du fait de la gravité des crimes, se considère comme directement atteinte dans sa globalité. Ainsi, la rigueur dans l’appréciation des preuves devant la Cour est un moyen nécessaire pour parvenir à cet idéal de justice, tout comme l’assurance d’une prévisibilité juridique des règles applicables. Ces exigences pour apprécier les preuves mettent en exergue la recherche fondamentale de la vérité des faits. La Cour a le devoir de rechercher au mieux la vérité

86 ICC-02/04-179-tFRA, par. 36.

87 En raison de la doctrine majoritairement anglo-saxonne sur les questions de preuve, les citations n’ont pas fait l’objet d’une traduction afin de respecter la pensée et la langue initiale de la référence, mais aussi en raison du caractère international de la juridiction étudiée.

88 Voir en particulier les travaux d’Yvonne McDermott, l’ouvrage de Marc Klamberg, celui de Nancy A. Combs et les récents articles de Gabrielle Chlevickaite et de Barbara Hola.

des faits qu’on lui demande de juger. Certes, cette vérité ne s’avère que partielle. Mais c’est là tout l’intérêt de la justice que d’atteindre une certaine vérité, la vérité judiciaire, sans vouloir ni pouvoir parvenir à la vérité absolue.

39. Cette recherche de la qualité de la justice est nécessaire pour plusieurs raisons. En premier lieu, le contentieux entre le Procureur et la Défense est particulièrement déséquilibré. Tandis que le Procureur détient des capacités financières et matérielles relativement importantes en tant qu’instance de la Cour, la Défense ne possède que rarement ces capacités. Ce déséquilibre nécessite un surcroit de garanties du procès équitable, y compris lors de l’appréciation des preuves. En second lieu, il est reproché à la Cour de se concentrer uniquement certaines situations, en se focalisant principalement sur l’Afrique. Certes, on peut désapprouver l’absence d’universalité de la compétence de la Cour. Toutefois, cela s’explique par l’approche volontariste du droit international et la création conventionnelle de la Cour. De plus, pour des raisons financières, la Cour ne peut pas enquêter, poursuivre et juger un nombre important d’affaires sans entrainer une dégradation de la qualité judiciaire des procès. Si la Cour avait la compétence de juger l’ensemble des crimes internationaux commis, il faudrait alors que les États attribuent un financement gargantuesque à la Cour, ou qu’elle diminue ses standards de justice. Il est donc actuellement préférable que la Cour privilégie la qualité de sa justice, en particulier en recherchant une rigueur importante dans l’appréciation des preuves, tout en assurant une réelle sécurité juridique. Or, ces deux exigences ne sont pas toujours présentes en raison du système juridique ad hoc de la Cour.