• Aucun résultat trouvé

Le choix de l’appréciation de la preuve

28. Il est incontestable que la conception tripartite du concept de preuve est nécessaire pour permettre la vérité et garantir l’idéal de justice recherché. D’ailleurs, l’article 69 du Statut de Rome dispose des principes fondamentaux régissant le droit de la preuve devant la Cour pénale internationale qui portent sur ces trois ramifications. Les différentes règles relatives à la preuve au sein des textes de la Cour ont pour objectif d’assurer la conduite d’un procès équitable et de respecter les droits de la Défense. Le concept de preuve à la Cour est donc régi par le droit à un procès équitable, rendant inséparables les trois ramifications lors de leur étude. Toutefois, l’étude du système de preuve devant la Cour pénale internationale est un travail d’une ampleur considérable, autant du fait de la nouveauté de cette juridiction internationale que de la complexité de son droit. Par conséquent, il est nécessaire de privilégier l’une des trois ramifications de la preuve, bien

qu’elles possèdent des rapports inséparables. L’analyse des deux premières branches apparaît inopportune pour plusieurs raisons, ce qui permet de préférer l’étude de l’appréciation des preuves.

29. L’objet de la preuve consiste schématiquement en ce que doivent prouver les plaideurs. Ainsi, l’objet de la preuve devant la Cour pénale internationale se caractérise donc par la qualification juridique des faits allégués par le Procureur comme crime international. Par exemple, pour démontrer la commission par Thomas Lubanga du crime de guerre de la conscription et l’enrôlement d’enfants de moins de 15 ans70, la Chambre de première instance a défini ce crime71, et a opéré les constatations factuelles pertinentes72 en vue d’établir la véracité des faits73. Par conséquent, l’étude de l’objet de la preuve de la Cour pénale internationale nécessiterait d’examiner l’ensemble des crimes prévus par le Statut de Rome par rapport à la qualification juridique qui peut en être faite par la Chambre. Or, un tel travail a déjà été réalisé à propos des juridictions internationales pénales, et s’avèrerait donc redondant74. De plus, la Cour n’a pas encore rendu suffisamment de jugement pour étayer l’ensemble des crimes prévus à la Cour, comme le crime de génocide par exemple. Ainsi, l’étude de l’objet de la preuve devant la Cour pénale internationale, bien que primordiale pour les juges, manque d’intérêt théorique à l’heure actuelle.

30. La recherche de la preuve concerne à la fois l’enquête ainsi que les nombreuses règles d’exclusion et de recevabilité de preuves. Devant la Cour pénale internationale, le Bureau du Procureur75 est l’organe chargé de collecter les preuves à charge et à décharge76. Pour se faire, le Bureau emploie des analystes et des enquêteurs ayant pour rôle de récolter matériellement les preuves documentaires et recueillir des témoignages sur le terrain dans l’objectif de déterminer la compétence de la Cour et les allégations criminelles avant

70 Chambre de première instance I, Affaire le Procureur c. Thomas Lubanga Dyilo, Jugement rendu en application de l’article 74 du Statut, 14 mars 2012, ICC-01/04-01/06-2842-tFRA.

71 Ibid, p. 285-315.

72 Ibid., p. 316-439.

73 Ibid. L’ensemble du jugement renvoie à la véracité des différents faits et éléments de preuves allégués par le Procureur.

74 Voir par exemple, CASSESE A., DELMAS-MARTY M., Juridictions nationales et crimes internationaux, Paris, PUF, 2002, 680 p. ; DE FROUVILLE O., Droit international pénal – Sources, Incriminations, Responsabilité, Paris, Pedone, 2012, 522 p.

75 Dans le cadre de l’étude, l’utilisation du masculin pour se référer au Procureur renvoie uniquement à la fonction du Procureur et ne concerne donc pas les personnes ayant eu cette fonction, que ce soit Luis-Moreno Ocampo ou Fatou Bensouda.

76 Article 154-1-a du Statut de Rome portant création de la Cour pénale internationale, entré en vigueur le 1er

d’engager des poursuites. Cette phase de récolte des preuves est relativement longue en raison des conditions sécuritaires dégradées de zones encore en conflit, et de la difficulté pour appréhender concrètement les preuves soit parce que les preuves documentaires ont été cachées ou détruites, soit parce que les témoins potentiels ne veulent pas être identifiés. Pour mener à bien son travail, le Procureur doit requérir la coopération des États ou autres organismes. Or, la réticence de nombreux États à coopérer avec le Procureur l’empêche d’effectuer une recherche des preuves de manière célère et efficace. Les affaires kényanes et soudanaises sont des exemples par excellence de ces problèmes de coopération entre le Procureur et les États. L’étude juridique de la recherche des preuves par le Procureur semble très difficile à entreprendre dès lors que les problématiques rencontrées sont essentiellement politiques, et que l’ensemble du processus de collecte demeure confidentiel.

31. Par ailleurs, la recherche de la preuve inclut également la production des éléments probatoires au procès. Cette présentation processuelle peut se faire par les différentes parties au procès, c’est-à-dire le Bureau du procureur et la Défense, mais aussi les représentants des victimes ainsi que les Juges de la Cour. La présentation des preuves est régie par le Règlement de procédure et de preuve et le Règlement de la Cour, ainsi que par l’article 67 du Statut de Rome77. Aux vues des centaines de décisions des chambres de la Cour sur la présentation des preuves, il est certain que la pertinence de cette question juridique est essentielle. Toutefois, ce n’est pas la présentation des preuves qui pose des difficultés, mais le respect des droits de l’accusé et l’admissibilité des preuves. Or, tandis que les droits de la Défense devant la Cour pénale internationale font l’objet de nombreux travaux, celle de l’admissibilité des preuves reste en marge78. Néanmoins, lorsque les juges statuent sur l’admissibilité d’un élément de preuve, cela revient en réalité à l’évaluer et dépasse donc la seule ramification de la recherche de la preuve puisqu’elle concerne également l’appréciation des preuves.

32. L’appréciation des preuves devant la Cour pénale internationale est effectuée à chacune des phases procédurales. Elle est imprégnée de la combinaison sui generis des systèmes

77 Il convient de rappeler l’utilisation terminologique du terme « article » pour le Statut de Rome, du vocable « règle » pour le Règlement de procédure et de preuve et du mot « norme » pour le Règlement de la Cour.

78 Voir par exemple KHAN K. A. A., BUISMAN C., GOSNELL C., Principles of Evidence in International Criminal Justice, Oxford, New-York, OUP, 2010, 798 p. ; KLAMBERG M., Evidence in International Criminal Trials : Confronting Legal Gaps and the Reconstruction of Disputed Events, Leiden, Boston, Nijhoff, 2013, 580 p. ; VIEBIG P., Illicitly Obtained Evidence at the International Criminal Court, The Hague, Springer, 2016, 291 p.

nationaux atteinte lors la rédaction du Statut de Rome. Cette alliance normative prend acte dès le début de la procédure. L’enquête préliminaire marque le début de la procédure à la CPI, puisqu’elle permet au Procureur de déterminer s’il convient d’ouvrir une enquête officielle pour des faits portés à sa connaissance, susceptibles de constituer un crime international prévu par le Statut de Rome. À ce stade, le Procureur va devoir évaluer les preuves afin de constituer une base raisonnable pour ouvrir une enquête79, avant de requérir l’approbation de la Chambre préliminaire. Si le procureur considère que les preuves ne sont pas suffisantes, dans certains cas prévus par le Statut de Rome, la Chambre préliminaire peut examiner cette décision du Procureur. Dans la continuité du processus préliminaire, le Procureur doit demander la délivrance d’un mandat d’arrêt à la Chambre préliminaire qui doit se prononcer sur l’existence de « motifs raisonnables de croire » à la commission d’un crime par la personne visée80. La Chambre effectue donc une appréciation des preuves afin de déterminer l’existence ou non des motifs raisonnables. Ensuite, la Chambre préliminaire peut venir confirmer les charges avant l’ouverture du procès en déterminant l’existence de « preuves suffisantes donnant des motifs substantiels » de croire à la commission du crime poursuivi. Les juges doivent à nouveau apprécier les preuves produites par le Procureur et par la Défense. Cette phase est critique puisqu’elle est nécessaire pour ouvrir une instance pénale. Dès lors que la Chambre préliminaire refuse de confirmer les charges, l’affaire est close jusqu’à ce que le Procureur présente de nouvelles preuves.

33. La phase préliminaire étant achevée, l’ouverture du procès a lieu. Dans ce cadre, le modèle juridique anglo-saxon semble affirmer ses marques. L’article 66 précise le standard de preuve puisque l’accusé ne peut être condamné que si la Cour est convaincue « au-delà de tout doute raisonnable ». Par ailleurs, le système d’adjudication dit accusatoire paraît être mis en avant dans le cadre du procès. Comme l’affirme l’ancien juge français à la Cour, Bruno Cotte, « le premier procès qui s’est ouvert, celui de

Thomas Lubanga, a été présidé par un magistrat anglais. Il a conduit les débats en se conformant fidèlement à la procédure de Common Law, comme l’y autorisait le Statut, mais il a manifestement été séduit par les possibilités que lui offraient certaines règles de la Civil Law figurant elle aussi dans les textes de la Cour. Ainsi ne s’est-il pas comporté comme un simple arbitre, mais s’est-il octroyé le droit de poser des questions aux

79 Article 53 du Statut.

témoins, et bien sûr, aux parties. Cela me semble témoigner d’un premier glissement, effectif et opérationnel, de la Common Law vers la Civil Law »81. De plus, il précise avoir été « impressionné par la qualité de certains des interrogatoires principaux et

contre-interrogatoires des témoins effectués tant par le Procureur que les équipes de Défense » qui auraient permis, selon l’ancien magistrat de la Cour, « d’aller plus loin que ne l’aurait permis un interrogatoire de police judiciaire, suivi d’un interrogatoire par un juge d’instruction »82. Le procès est donc clairement marqué par le caractère hybride de la Cour, ce qui engendre des répercussions directes sur l’appréciation des preuves par les juges. Après le procès pénal, la Cour entre dans la phase des réparations, c’est-à-dire de détermination financière de la responsabilité civile de la personne préalablement condamnée. Dans ce cadre, la Chambre devra adopter un standard d’appréciation de la preuve en fonction des difficultés pour les victimes à produire des preuves pertinentes et concrètes pour étayer leurs demandes en réparation.

34. En définitive, l’appréciation de la preuve devant la Cour pénale internationale révèle une intrigue juridique importante. Définir la preuve en justice comme les moyens d’emporter la conviction du juge sur la véracité d’un fait renvoie directement à l’opération d’appréciation des preuves par le juge. L’interprétation de cette notion fait référence à l’évaluation par les juges des éléments de preuves produits par les parties pour statuer sur leur admissibilité et leur attribuer une valeur probante afin de rendre leur décision en conformité avec le standard de preuve applicable. Dès lors, dans la conception tripartite de la preuve préalablement analysée, la ramification de l’appréciation des preuves devant la Cour semble actuellement la plus opportune, d’autant plus qu’elle permet d’étudier la droiture et l’équité du procès international. En effet, la rigueur de l’appréciation des preuves devant la Cour pénale internationale permet de s’assurer de la qualité de la justice pénale internationale.

81 DELVAL S., « Regards croisés sur les procès de Germain Katanga et de Pascal Simbikangwa, Entretien avec les juges Bruno Cotte et Olivier Leurent », IHEJ, Forum sur la Justice internationale, Octobre 2014, p. 8-9.