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L’institutionnalisation de la contrainte au corps et la vérité par l’aveu

Section II. Le droit romain de l’aveu : une occasion d’émancipation du religieux

B) L’institutionnalisation de la contrainte au corps et la vérité par l’aveu

La torture ne constitue pas une invention romaine. Il s’agit d’une pratique immémoriale et intemporelle. Les philosophes de l’Antiquité l’ont critiquée et ont même stigmatisé son manque de fiabilité. Aristote souligne qu’elle ne garantit pas la vérité :

Les gens contraints par la torture, dira-t-on, ne disent pas moins de mensonges que de choses vraies, les uns persistant à ne pas dire la vérité, les autres mentant sans difficulté pour abréger leurs souffrances362.

De même Quintilien, rhéteur romain du Ier siècle de notre ère, dans son ouvrage bien connu sur l’art oratoire, L’institution oratoire, dénonce sous l’empire, la fragilité de ce procédé qu’il faut utiliser avec circonspection :

Ceux-ci disent que la question est un moyen infaillible pour faire avouer la vérité; ceux-là, qu'elle produit souvent un effet tout contraire, en ce qu'il y a des hommes à qui la force de résister aux tourments permet de mentir, et d'autres que leur faiblesse y contraint. Je ne m'étendrai pas davantage sur ce genre de preuves : les plaidoyers anciens et modernes en offrent une foule d'exemples. Il y a cependant, dans chaque cause, certaines circonstances particulières qu'il sera bon de prendre en considération. S'il s'agit, par exemple, de donner la question, il importera d'examiner quel est celui qui la demande ou qui s'offre, quel est celui qu'il demande ou qu'il offre, contre qui et pour quelle raison; si la question a été déjà donnée, on examinera quel juge y a présidé, quel est celui qui a été torturé, et comment il l'a été; si ce qu'il a dit est incroyable ou conséquent; s'il a persisté dans ses premières déclarations, ou si la douleur l'a forcé à se contredire; si c'est au commencement de la question, ou lorsque les tortures devenaient plus violentes : circonstances qui, de part et d'autre, varient à l'infini comme, les causes elles-mêmes363.

Malgré ces réserves, l’infliction de la torture constitue à Rome une pratique admise qui connaît une évolution importante, donne lieu à une règlementation précise et à une application

361 Thomas, « L'aveu », supra note 291 aux pp 22-23. 362 Aristote, Rhétorique, supra note 168 à la p 177.

363 Quintilien, Œuvres complètes : Institution oratoire, traduit par Michel Nisard, Paris, Firmin-Didot, 1885 à la p

progressivement généralisée à tous les hommes et femmes de la cité. À l’époque classique, seuls les esclaves sont soumis à la torture. Ne pouvant témoigner sous serment puisque le témoignage suppose un serment que seuls les hommes libres sont en mesure de prêter, l’unique moyen de recevoir leur parole en justice est de les soumettre à la quaestio364. Mais par nécessité économique et par souci d’efficacité, tous les esclaves ne peuvent être soumis à la torture. Sont de plus exclus de la torture, les faibles d’esprit, les enfants de moins de 14 ans, les femmes enceintes365.

L’esclave ne peut pas témoigner contre son maître mais en sa faveur seulement. Notons que la littérature romaine de l’époque considère que la parole servile ainsi extorquée constitue un témoignage mais n’est pas assimilée à un aveu. L’aveu de l’esclave contre son maître n’est pas digne de foi :

l’on ne doit donner aucune confiance à ce que l’esclave a confessé de son chef relativement à son maître, parce qu’il ne faut pas mettre la vie des maîtres à la disposition de leurs esclaves366.

Il existe des exceptions quant à l’interdiction de faire témoigner sous la contrainte un esclave contre son maître. Elles concernent les affaires d’adultère, de fausses déclarations de biens, de fausse monnaie, de crime de lèse-majesté. Si le témoignage forcé vient corroborer une preuve déjà existante contre le maître, il est alors accepté comme preuve de culpabilité367.

Sous la République, le magistrat qui ordonne la torture de l’esclave ne peut le faire qu’avec l’autorisation de son maître. La procédure accusatoire, alors en vigueur, fait en sorte que la partie qui souhaite qu’on interroge l’esclave de la partie adverse doit en faire la demande. La partie adverse est alors libre d’y consentir ou non.

À l’époque de l’empire, et particulièrement sous le Principat, le cercle des personnes susceptibles d’être soumises à la question est élargi. Cette extension s’explique par la

364 Roger Vigneron, « La “question” judiciaire vue par les jurisconsultes romains » dans Bernard Durand, dir avec

la collaboration de Leah Otis-Cour, La torture judiciaire : Approches historiques et juridiques, Lille, 2002, 277 aux pp 278-79.

365 Ibid.

366 Paul, Pandectes de Justinien, traduit par Michel de Bérard-Neuville, t 20, Paris, Dondey-Dupré, 1823 à la p

501 (Paul. Sent. 5 16 4).

multiplication des crimes qui peuvent faire l’objet de la quaestio, mais également par un souci de viser des personnes susceptibles de nuire au pouvoir. Ainsi en 43 avant notre ère, Auguste (appelé Octave à cette époque) ordonne que l’on torture un magistrat romain, au même titre qu’un esclave, car il est soupçonné de complot contre le pouvoir368. L’empereur qui autorise le témoignage sous la torture des esclaves contre leur maître peut alors l’ordonner parce que les esclaves ont été vendus à l’État et n’appartiennent plus au maître. Ils peuvent par conséquent parler « librement »369.

Un régime d’enquête extraordinaire est mis en place dans l’empire. Pour les affaires de trahison, de complot, de conspiration, de divination illicite, de magie, de délits d’opinions (qui visent les chrétiens), pour les affaires d’adultère dans le cadre d’une procédure accusatoire qui n’est plus que simulacre, cette enquête extraordinaire va se développer. Ce régime extraordinaire, « exorbitant du droit commun », devient généralisé et permanent pour les infractions politiques et sexuelles370. Le crime politique englobe plusieurs inconduites de sorte que la torture devient une pratique courante en matière criminelle. Yan Thomas a montré comment un nouveau type de rationalité judiciaire s’est progressivement mis en place. Les libres débats sur la preuve du temps de la République; « les pronationes contradictoires et les argumenta échangés, cèdent progressivement le pas à d’autres modes d’obtention de la

vérité »371.

La vérité résulte désormais de la souffrance physique et le modèle inquistoire de l’enquête extraordinaire devient le régime dominant à partir du IIième siècle. Non seulement les accusés peuvent être soumis à la torture mais également les témoins. Au IVième siècle, les enquêtes portant sur le meurtre, l’adultère et la sorcellerie montrent que les juges recourent presque systématiquement aux supplices. Aucun jugement de condamnation ne peut être rendu avant que la torture n’ait été pratiquée. Si un aveu extorqué par la force est confirmé par un témoignage, lui-même issu de la torture, la cause n’est pas susceptible d’appel. Les témoignages et l’aveu constituent dès lors la seule vérité possible. La torture peut obtenir de

368 Yan Thomas, « Les procédures de la Majesté : La torture et l’enquête depuis les Julius-Claudiens » dans Mélanges à la mémoire de André Magdelain, Paris, Panthéon-Assas, 1998, 477 [Thomas, « Les procédures »]. 369 Ibid.

370 Ibid à la p 481. 371 Ibid à la p 483.

l’accusé ou des témoins des informations supplémentaires qui permettent à l’enquête de s’élargir et de s’orienter. Outre un outil de vérité, la quaestio va devenir un élément clé de « l’enquête de vérité »372, applicable à tous. Seuls les citoyens les plus éminents, les

honestiores pourront en être exclus373.

Au IVième siècle, l’aveu est devenue la meilleure des preuves du crime et il est même encouragé par Constantin aux termes d’une loi de 314374. Il permet certes d’établir l’intime conviction du juge, mais il est aussi un moyen de rappeler au juge de rechercher la vérité, une vérité qui peut être obtenue au moyen de la torture institutionnalisée. Devenue une nécessité du système judiciaire à la fin de l’Empire romain, l’aveu ou la confession deviendra une nécessité sociale avec l’avènement du christianisme.

Conclusion du Chapitre I

Le droit grec et le droit romain mais à des fins différentes ont instrumentalisé l’aveu. Dans le droit grec, la technique de l’aveu a permis la mise en œuvre d’une nouvelle pratique de véridiction. L’aveu fait concurrence au serment, autre rituel de vérité, mais à la différence de celui-ci, avec l’aveu seul un individu est porteur de vérité, et il se doit de la dévoiler à travers une structure, celle d’une compétion avec Antilochos, puis politico-religieuse dans le cas d’Œdipe.

Le droit romain va aussi contribuer à cette fonctionnalisation de l’aveu en posant les bases d’une pièce qui sera essentielle dans les systèmes judiciaires du monde occidental; l’aveu comme outil d’enquête, sa mise en scène publique et surtout sa procédure d’extorsion.

Nous avons donc ici les premières formes juridiques de l’aveu où l’individu devient sujet de vérité, vérité qu’il énonce ou à laquelle il participe. Cette participation s’inscrit dans un rituel d’abord, puis passe dans un processus judiciaire qui prendra la forme d’une enquête. L’enquête ne constitue pas un contenu de vérité, mais une forme de savoir qui permet

372 Ibid aux pp 498-99.

373 Guillaume Cardascia, « L’apparition dans le droit des classes d’honestiores et d’humiliores » (1950) RHD

305-37 et 461-85.

d’authentifier la vérité375. Nous constatons également que la vérité devient également un nouveau sujet pour l’institution judiciaire en gestation et établit ainsi le commencement d’une histoire de la vérité judiciaire, que l’enquête va produire dans la forme de la reconstitution pour conduire à une vérité désormais historique. Cette vérité dicte le droit, mais aussi départage les parties au litige.

Chapitre II. Le droit juif ou l’imparfaite justice terrestre : les assises salutaires de