• Aucun résultat trouvé

L’aveu : entre confession, rhétorique, conversion et metanoïa

À la fin du Vième siècle et de la première moitié du IVième siècle avant notre ère, on assiste aux derniers soubresauts de la démocratie athénienne avant que celle-ci ne soit engloutie dans les conquêtes de Philippe de Macédoine, puis d'Alexandre le Grand. Un nouveau genre littéraire à part entière a fait son apparition : la rhétorique. De très grands orateurs, dont on a parlé plus haut, se partagent la vedette : Lysias, Démosthène, son adversaire Eschine, Isocrate et bien d’autres encore... Tous ces orateurs mettent leur art au service, soit des tribunaux (comme « logographes »), soit au service de causes politiques et patriotiques. Les règles de l’art oratoire se codifient peu à peu. Il reviendra à Aristote de les synthétiser.

La preuve semble avant tout être un élément du discours, une fonction de l’argumentation du locuteur. Elle ne semble pas jouer ou n’est pas censée jouer le rôle qu’on lui connaît aujourd’hui, à savoir la preuve de faits participant à la découverte de la vérité. La création d’une catégorie « artificielle » des preuves (témoignages, indices, écrits…) confirme la thèse selon laquelle la preuve n’est qu’une donnée de l’argumentation. C’est dans cet esprit que Chaïm Perelman rappelle l’existence d’un « débat séculaire entre les partisans de la

vérité et ceux de l’opinion, entre philosophes, chercheurs absolus et rhéteurs, engagés dans l’action »255. Selon cet auteur, il existe une différence entre convaincre et persuader. Si on s’attache au résultat recherché, persuader est plus que convaincre. En revanche, au strict plan rationnel, convaincre est plus que persuader. Il existerait un élément affectif dans la persuasion qui relèverait davantage du sophisme. La thèse de l’auteur, à laquelle nous adhérons, suppose différents types d’auditoire. Une argumentation est persuasive lorsqu’elle vaut pour un auditoire particulier, elle sera convaincante, si elle obtient l’adhésion de tout être de raison, à savoir l’auditoire universel256.

preuve. À l’instar d’Aristote, la plupart des auteurs que nous avons cités et dont les travaux portaient sur le droit et les institutions dans la Grèce antique n’accordent que peu de place, voire aucune à l’aveu.

255 Chaïm Perelman et Lucie Olbrechts-Tyteca, Traité de l’argumentation, Bruxelles, Université de Bruxelles,

1988 à la p 35.

Cette thèse appliquée à notre sujet de l’aveu dans la Grèce antique, nous amène à nous pencher sur la critique de Socrate à l’endroit des rhéteurs et rapportée par Platon dans

L’Apologie de Socrate257 et le Gorgias258.

Dans le Gorgias, Socrate est ainsi d’avis : si le rhéteur a pour fonction de persuader en matière de justice, alors il doit préalablement connaître la justice. Or, celui qui connaît la justice ne peut commettre d'injustice. Il est convaincu qu'il suffit de connaître le bien pour le pratiquer, et le vice relève donc de l'ignorance. Selon Socrate, à chaque art correspond une sorte de flatterie. Ainsi la sophistique se serait développée avec la législation, la rhétorique avec la justice, la cuisine avec la médecine, et la toilette avec la gymnastique. Mais, l’un des interlocuteurs de Socrate, en l’occurrence Polos, se refuse à considérer les rhétoriciens comme de simples flatteurs. D’après lui, ils sont les citoyens plus puissants, capables, à l'instar des tyrans, de satisfaire toutes leurs volontés et tous leurs intérêts grâce à la prétention de savoir. Pour Socrate, les rhéteurs comme les tyrans qui commettent des crimes ne sont pas puissants. Ils ne peuvent pas commettre des crimes pour leur avantage personnel, mais en vue d'une autre fin qui est celle du bien. Or, comme une attitude criminelle est contraire au bien, l’orateur et le tyran ne peuvent pas atteindre leur fin et ne sont donc pas puissants. Pour Socrate : « le plus

grand des maux, c'est de commettre l'injustice »259, si bien que : « quiconque est honnête,

homme ou femme, est heureux, et quiconque est injuste et méchant, malheureux »260.

Selon Socrate, la rhétorique ne cherche qu'à plaire ou à séduire. Le véritable orateur devrait établir dans les âmes, l'ordre et la règle, qui forment des hommes justes et modérés. Mais sa critique ne s’arrête point là puisque Socrate s’en prend également au langage judiciaire :

Bienheureux Polos, tu essayes de me réfuter avec des preuves d’avocat, comme on prétend le faire dans les tribunaux. Là en effet, les avocats croient réfuter leur adversaire quand ils produisent à l’appui de leur thèse des témoins nombreux et considérables et que leurs adversaires n’en produit qu’un seul ou pas du tout. Mais

257 Platon, L’Apologie de Socrate, traduit par Luc Brisson, Paris, Flammarion, 2005 aux pp 83-159 [Platon, Apologie].

258 Platon, Gorgias, traduit par Émile Chambry, Paris, Flammarion, 1967 aux pp 153-284. 259 Ibid à la p 201.

cette manière de réfuter est sans valeur pour découvrir la vérité, car on peut avoir contre soi les fausses dépositions de témoins nombreux et réputés sérieux. Et dans le cas présent, sur ce que tu dis, presque tous les Athéniens et les étrangers seront du même avis que toi, si tu veux produire des témoins pour attester que je ne dis pas la vérité. […]. Mais moi quoique seul, je ne me rends pas; car tu ne me convaincs pas, tu ne fais que reproduire contre moi une foule de faux témoins pour me déposséder de mon bien et de la vérité. Moi, au contraire, si je ne te produis pas toi- même, et toi seul, comme témoin, et si je ne te fais pas tomber d’accord de ce que j’avance, j’estime que je n’ai rien fait qui vaille pour résoudre la question qui nous occupe […]261.

Il faut retenir de cette diatribe de Socrate contre le langage judiciaire que celui-ci est à la merci d’une « scoliose pervertie, asservie et insouciante du vrai »262. La parole judiciaire vise la faveur des juges et non la démonstration de la vérité. Socrate refuse l’idée de parler ce langage. On peut cependant noter une contradiction, car le Socrate qui ressort de L’Apologie

de Socrate de Platon, semble particulièrement à l’aise dans une enceinte judiciaire263. Il va même jusqu’à invoquer les témoignages en sa faveur264. Soumis à la dialectique si particulière et si percutante de Socrate, l’un de ses accusateurs, Mélétos, finit par reconnaître la faiblesse de son accusation265. Il reconnaît, il avoue qu’il a tort. Socrate interroge directement son accusateur pour obtenir une reconnaissance de ce dernier qu’il a tort et, donc, pour faire homologuer (reconnaître) son point de vue. Ce serait, cela, la fonction de l’aveu dans le monde antique. L’aveu est une conséquence de la dialectique rhétoricienne. Il est donc habilement provoqué mais jamais spontané. Cependant, à la différence des logographes, Socrate n’entend pas convaincre le public ou ses juges mais seulement son interlocuteur, en le ramenant à sa raison. Là, se situe la vérité selon Socrate. La confession est donc une constatation de sa propre ignorance. Faire avouer une personne c’est la convaincre qu’elle a fait semblant de savoir et qu’elle était dans l’erreur. Comme le précise Giula Sissa, « avoir raison, en somme,

signifie obtenir l’homologia de l’interlocuteur. Un acquiescement qui ne vient pas d’un seul

261 Ibid à la p 205.

262 Sissa, supra note 167 à la p 54. 263 Ibid.

264 Platon, Apologie, supra note 257 à la p 89. 265 Ibid aux pp 103-04.

coup, comme une reddition soudaine après un long siège, mais qui se réalise petit à petit, à l’insu de son auteur »266.

Cette reconnaissance (ou cet aveu) va être constatée par une personne tierce au dialogue. Giula Sissa note, à juste titre, que consécutivement à cet aveu, un sentiment de honte va s’emparer de l’avouant. C’est souvent ce sentiment de honte qui va conduire le locuteur à succomber et donc à avouer. L’aveu serait également une forme d’autocensure de son mensonge. L’aveu d’un crime consisterait donc à se livrer au pouvoir d’un autre en lui donnant raison. C’est la reconnaissance d’un rapport de force entre protagonistes qui n’existe pas seulement dans un contexte judiciaire.

Le discours judiciaire athénien cherche, par conséquent, à persuader les juges ou encore la cité (un auditoire particulier) et ne s’emploie pas à rechercher la vérité (au sens universel) à l’aide de la raison. Pour Socrate, la reddition de l’interlocuteur par la reconnaissance de son incohérence dans le dialogue aboutit à cette vérité. C’est tout l’art de la maïeutique. Cette analyse n’est pas très éloignée de notre conception contemporaine de la théorie de l’aveu. Cette méthode a conduit les individus, et les conduit encore, à connaître leur raisons ou leurs esprits, ou encore le fond de leur âme dans le cadre d’une herméneutique de soi. Notons que la fin du Gorgias évoque un autre tribunal, celui qui juge les âmes selon la vérité. C'est Zeus qui décide que les hommes seraient jugés tous nus après leur mort par des juges également morts. Ces juges envoient les âmes des justes aux Îles Fortunées pour y être récompensées, et celles des coupables dans le Tartare, pour y être punies. Mais, la punition diffère selon que les âmes coupables sont guérissables ou ne le sont pas. Pour les premières, la punition est temporaire et aboutit à l'amélioration de leur état moral; pour les autres, qui peuvent être des âmes de tyrans ou de puissants chefs d'État, la punition est éternelle et sert d'exemple et d'avertissement pour en détourner d’autres du crime. Les anciens devaient donc réfléchir à ce qui les attendait dans l'Hadès (l’enfer) et tâcher de vivre et de mourir dans la pratique de la justice et des autres vertus267. Cette image effrayante de l’après-mort était

266 Sissa, supra note 167 à la p 58.

forcément imprégnée dans l’inconscient de chaque être humain et devait les influencer pour faire le bien et éviter le mal.

La religion antique est faite de rites. L'expérience intérieure des Grecs qui pourrait correspondre à ces rites ne semble pas être entièrement tributaire de la religion. En effet, la religion ou les religions n’encadrent pas la totalité de la vie intérieure de ses adeptes et elles sont largement tolérantes. Elles admettent à côté d'elles une multiplicité d'autres rites et d'autres cultes qui engendrent d’autres préoccupations morales268. La religion, à l’époque de la Grèce, n’a pas encore pour objet de convertir.

C'est surtout dans le domaine politique que les hommes de la Grèce antique font l'expérience de la conversion. Comme nous venons de le voir, la pratique de la discussion judiciaire, qui s’applique de façon similaire à la politique, offre la possibilité de « changer l'âme » de l'adversaire par le maniement habile du langage, par l'emploi des méthodes de persuasion. Ce même phénomène est observable en philosophie et, même encore, plus développé269. La philosophie platonicienne est, par exemple, foncièrement une théorie de la conversion politique : pour changer la cité, il faut transformer les hommes et les conduire vers le Bien. Toute âme a la possibilité de percevoir cette lumière du Bien270.

Après Platon, les écoles stoïciennes, épicuriennes et néoplatoniciennes chercheront à changer l’individu, et non la cité, en proposant de nouveaux modes de vie; allant du simple régime alimentaire à une transformation totale de la morale. L'homme peut retrouver sa nature originelle dans un profond bouleversement de tout son être (c'est déjà la metanoïa). Cette

metanoïa va présider à l’idée de repentance, puis de guérison de l’âme. Concluons en disant

que la dialectique socratique et platonicienne a contribué de façon significative à la construction de l’aveu ou à une théorie de la reconnaissance d’une thèse sur l’autre en matière judiciaire. Les anciens avaient compris très tôt la nature de l’aveu. Il est autre chose qu’un

268 Édouard Des Places, La religion grecque : Dieux, cultes, rites et sentiments religieux dans la Grèce antique,

Paris, Picard, 1969.

269 Chaïm Perelman, « Rhétorique et philosophie » dans Rhétoriques, Bruxelles, Université de Bruxelles, 1989,

209.

mode de preuve. C’est peut-être pour cette raison qu’une faible place lui était attribuée dans leur système judiciaire de la Grèce antique.